Ondine (1939)

Malgré les pressions de l'actualité de plus en plus menaçante, l'auteur de Siegfried n'abordait pas seulement la question contemporaine des relations franco-allemandes, l'auteur de La guerre de Troie n'aura pas lieu ne traitait pas seulement de la paix et des armées. Se détournant de son époque, mais sans remonter jusqu'à l'Antiquité mythologique, ni aux écritures bibliques, il s'arrêtait à un Moyen Âge de conte de fées. Il se détournait ainsi de la tragédie avec ses héroïnes inflexibles, ses héros parricides, pour amener les spectateurs dans un royaume enchanté où se côtoient ondines et chevaliers. L'affiche et le texte imprimé signalaient qu'il s'agissait non d'une traduction ou d'une adaptation, mais d'une pièce d'après le conte de La Motte-Fouqué. Giraudoux connaissait bien ce texte, depuis longtemps. Ce conte, publié en 1811, avait rendu célèbre son auteur : une histoire touchante, pleine de merveilleux, de religion et de bons sentiments qui, en dix-neuf chapitres, raconte l'aventure d'une ondine venue sur terre pour acquérir une âme. Seul l'amour d'un humain et sa fidélité jusqu'à la mort peuvent accomplir cette métamorphose. Elle a lieu grâce au chevalier Huldbrand. Le mariage transforme la jeune fille espiègle en modèle de vertu. Mais à la cour ducale, face aux séductions d'une rivale, Bertalda, Ondine perd peu à peu l'amour d Huldbrand. Lors d'un voyage sur le Danube, elle disparaît, et Huldbrand se décide après quelque temps à épouser Bertalda, malgré un songe envoyé par Ondine. Le soir des noces, Ondine, blanc fantôme, vient donner à son époux infidèle le baiser de la mort. Une source jaillit sur la tombe d'Huldbrand et, fidèle, l'entoure de ses deux bras. "Ce livre vous a-t-il beaucoup servi?" demandait un journaliste à l'auteur. "Ce serait trop dire", répondait Giraudoux: "j'ai gardé de la nouvelle son titre, son sujet et sa ligne générale. Pour le reste, tout est modifié. Les personnages ne sont plus les mêmes, leurs noms sont changés. L'action même est différente. J'ai écrit, si vous voulez, une divagation sur le sujet d'Ondine, qui est une pure féerie, sans attache avec la vie réelle." L'essentiel de son travail a porté sur des points très précis. Comment raconter en trois actes la naissance fulgurante d'un amour, sa lente dégradation, et son issue fatale ? En transformant l'oncle Kühleborn du conte en Roi des Ondins illusionniste, il pouvait réaliser cette accélération du temps, évoquée par Cassandre, concrétisée par la croissance des Euménides.

‘"Ondine, toi qui n'uses de métaphores que si elles parlent des chiens de mer, tu te rappelles ceux qui, un jour, dans un beau golfe, sur une petite vague, un organe en eux s'est rompu. Tout l'acier de la mer était dans un ourlé de l'onde! Leurs yeux ont été huit jours plus pâles, leurs babines sont tombées. C'est qu'ils n'avaient rien, disaient-ils... C'est qu'ils mouraient... Ainsi chez les hommes. Ce n'est pas sur des chênes, des crimes, des monstres, que les bûcherons, les juges, les chevaliers errants ont leur effort, mais sur une brindille d'osier, une innocence, une enfant qui aime.... Il en a pour une heure..." (Acte III, scène 5, p.823) ’

Encore une fois, Giraudoux nous laisse entrevoir que l'amour réel et non affecté, la vie simple, la nature sont les éléments qui rivalisent avec la société formée de convenances et de tromperies, d’attitudes fausses et d’une civilisation bornée. A travers une métaphore longue et extrêmement descriptive, le Roi des Ondins déploie l'histoire de la petite Ondine et du chevalier orgueilleux et nous prépare pour la fin tragique, mais cette fois-ci non comme un messager des dieux mais comme un messager de l'ordre universel.

L'amour est omniprésent dans cette pièce féerique et il prend plusieurs formes telle celle de la dame obscure de la cour, Bertha.

‘"Je suis brune. J'ai cru que dans cette forêt mon fiancé serait dans ma lumière, que dans chaque ombre il verrait ma forme, dans chaque obscurité mon geste. Je voulais le rouler au cœur de cet honneur et de cette gloire des ténèbres dont je n'étais que l'appeau et le plus modeste symbole. Je n'avais pas peur. Je savais qu'il serait vainqueur de la nuit, puisqu’il m'avais vaincue moi-même. Je voulais qu'il fût le chevalier noir... Pouvais-je penser qu'un soir tous les sapins du monde allaient écarter leurs branches devant une tête blonde?" (Acte II, scène 4, p.778). ’

Lorsqu'on examine le système d'images de Bertha, on se rend compte que la princesse n'est pas une rivale en amour mais un autre modèle de l'amour même. Ondine et Bertha sont deux aspects de la femme. Elle n'est pas une femme satanique et cruelle, pleine de haine mais une femme amoureuse et trahie, condamnée à souffrir à cause d'un amant perfide et instable. En outre, Bertha représente le côté humain de cette tragédie tandis qu'Ondine en représente le côté surhumain. Bertha lutte pour retrouver celui qu'elle aime de tous les moyens ingénieux dont la terre dispose alors qu'Ondine utilise la grandeur d'âme et bien entendu la supériorité que l'immortalité lui offre. Si Ondine incarne l'amour absolu on ne peut pas dire que Bertha soit moins dévouée. Si la déesse peut modifier sa substance et se transformer afin de conquérir son aimé, l'humaine ne peut qu'exploiter au mieux sa nature pour atteindre le même but.

Giraudoux, éliminant les personnages religieux du conte, a renversé la référence à l'acquisition d'une âme : désormais, Ondine participe de l'âme universelle tandis que les humains l'ont morcelée en petits lots individuels.

‘ONDINE: "Le poing de la plus faible femme devient une coque de marbre pour protéger un oiseau vivant. Si j'en avais un dans ma main, votre Hercule, Altesse pourrait presser de toutes ses forces. Mais Bertha connaît les hommes. Ce sont des monstres d'égoïsme que la mort d'un oiseau bouleverse. Le bouvreuil était en sûreté dans sa main, elle l'a mollie..." (Acte II, scène 10, p.791). ’

Giraudoux reste attaché à sa conception d'une humanité satisfaite de sa condition médiocre. Le héros refuse la bénédiction d'un amour unique et passionné venu du ciel. Les mortels doivent connaître leur destin et se solidariser tandis que les immortels doivent respecter leurs décisions. En tout cas, le chevalier errant de notre histoire fait preuve d'une autre particularité. Il s'avère un Lewis du Moyen Âge puisqu'il est un petit Narcisse soucieux seulement de son plaisir. Frivole et sans scrupule, il tombe amoureux mais, en profondeur, il est incapable d'aimer. Son inconstance et son oscillation entre les deux femmes n'entraînent que le malheur et la douleur. "Au fond, nous autres hommes sommes tous les mêmes, mon vieux pêcheur. Vaniteux comme des pintades." (Acte I, scène 5, p.752).

D'après la lecture tabulaire, Ondine est le personnage le plus volubile tandis que Hans est celui qui a la primauté pour la fréquence des présences au sein des grands duos et celle des apparitions scéniques. Néanmoins, de ce qui résulte de l'étude des systèmes métaphoriques et malgré le titre de la pièce, le chevalier semble dominer la pièce non pas comme un symbole de type don-juanesque mais comme un Holopherne médiéval qui revendiquerait les joies terrestres sans être dérangé ni capturé par des forces supérieures. "J'étais né pour vivre entre mon écurie et ma meute. Non. J'ai été pris entre toute la nature et toute la destinée, comme un rat." (Acte III, scène 6, p.824). Ondine devient de façon exclusive une pièce d'amour. L'amour de Hans pour Bertha, de Bertha pour Hans rivalisent avec la passion sans limite qu'Ondine voue à Hans : il n'en comprend la valeur qu'en perdant la vie. Ainsi, tout en refusant le modèle héroïque, Hans et Ondine, ou plutôt Ondine et Hans, se rangent à côté de Tristan et Yseult. Malgré tout, ce n'est pas tellement simple puisque derrière le récit d'une rencontre entre un être humain et un esprit élémentaire, entre le monde sensible et le monde surnaturel, il y a l'ébauche d'un drame intime, la tentative avortée d'une synthèse entre l'animus et l'anima qui, malgré son issue tragique, ne cessera d'être réitérée. 44

Notes
44.

Cahiers Jean Giraudoux, no 18, pp.203-213.