L'Apollon de Bellac (1942)

La jeune héroïne s'appelait dans les premiers manuscrits Mademoiselle Jules. Nom pitoyable pour une pauvre héroïne. En devenant Agnès, elle se rattache désormais à un autre univers, dans la lumière du personnage naïf et roué de L'École des Femmes de Molière. En mai 1936, à la reprise de ce grand classique, Jouvet avait obtenu son plus grand succès d'acteur dans le rôle d'Arnolphe. Agnès était incarnée par Madeleine Ozeray. Giraudoux, l'année suivante, dans son Impromptu de Paris, la chargea d'expliquer son secret pour dire si prodigieusement "le petit chat est mort." Près d'Agnès, un personnage réel et fantastique -comme le Mendiant d'Électre- prend encore une fois le nom et le visage de Jouvet. Il s'agit de ce personnage ambigu qui s'appelle Monsieur de Bellac et sa fonction dans la pièce nous rappelle le rôle médiateur du dieu Mercure dans Amphitryon 38. Car son passage dans cette pièce n'est pas sans évoquer, avec humour, la légende mythologique de la visite de Jupiter à Alcmène. Mais cette fois, le décor est quotidien, les héros banalement contemporains et même caricaturaux. "Ils croient qu'ils sont laids, mais qu'il est une femme qui peut les voir beaux, ils s'accrochent à elle. Elle est pour eux le lorgnon enchanté et régulateur d'un univers à yeux déformants. Ils ne la quittent plus." (scène 2, p.899). L'Apollon de Bellac nous explique l'essence et la puissance de la beauté. Chacun a sa beauté propre et c'est à nous de choisir de la découvrir et de l'apprécier. La proposition que Giraudoux nous fait est étrangement contemporaine : responsables de la laideur, nous sommes du même coup libres de choisir la beauté : elle dépend de notre seul vouloir. Si "l'enfer, c'est les autres", Giraudoux semble suggérer que le Paradis, ça pourrait être nous. "Seulement il délivre son message philosophique avec tant d'élégance, de délicatesse, d'humour et de légèreté qu'il paraît bien n'avoir jamais été entendu", écrivait le metteur en scène J.P.Cisife, dans le programme du théâtre Montansier (1981). 45

Le deuxième personnage significatif de la pièce est le Président qui constitue la preuve vivante de la force transformatrice de la beauté: "Ainsi les enfants remontent leur poupée mécanique. Mes fantoches sont remontés de frais dans la joie de vivre." (scène 7, p.909) On pourrait dire que le Président est un être crédule et facilement dupé mais cela n'est pas le cas. La seule étude de son système métaphorique nous montre que Giraudoux ne veut pas le ridiculiser, comme il l'a également fait pour son Amphitryon, mais il désire le présenter comme un homme élevé à un niveau supérieur à celui de son environnement infâme et exalté par l'idée de la beauté. Il arrive à briser les bornes étroites des impératifs sociaux qui, jusque là, régissaient ses actions, pour améliorer son état d'âme. Seule l'aura de la beauté peut redonner aux adultes fatigués l’insouciance et l'innocence de l'enfance. La vie cesse d'être considérée comme une marche longue et pénible, pleine d'obligations et d'obstacles et devient une promenade agréable et excitante. Comme l'art est le luxe d'une société civilisée et aisée, de même la beauté et l'amour sont le luxe indispensable d'un cœur qui veut rester jeune et actif.

Au contraire, la fiancée du Président, Thérèse est la personnification de la laideur et du cynisme. "Je me réfugie dans le monde où la laideur existe." (scène 8, p.917). En tant que rationaliste stricte elle refuse de croire à une réalité autre que celle vue de ses yeux myopes et insiste pour rester attachée à des compromis. Pour elle, l'enthousiasme, le rêve, l'espoir n'existent pas. Néanmoins "il s'agit d'une pièce gaie, d'un divertissement tissé de cabrioles, d'acrobaties verbales et de bonne humeur", selon Jouvet 46 où le personnage gracieux d'Agnès triomphe.

Malgré le titre de la pièce consacré à Monsieur de Bellac, la lecture tabulaire nous assure de la suprématie de l'héroïne, en ce qui concerne le nombre de lignes total, la fréquence au sein des grands duos et celle des apparitions scéniques. Elle incarne la beauté et l'amour sous la baguette de son tuteur et constitue encore une preuve de ce que la pensée positive peut créer: "Comme c'est beau la vie dans un homme, quand on vient de voir la beauté dans un chromo..." (scène 9, p.920). Agnès, de jeune fille ingénue et tremblante, se transforme en femme sûre et expérimentée, prête à conquérir le monde.

Cette Agnès venue de chez Molière ne ressemblait-elle pas également à Isabelle, correspondante lointaine, compagne absente et difficile des dernières années de Giraudoux ? Ne lui adressait-il pas ce reproche: "As-tu vu la statue de l'homme des Ézies? c'est à peu près le seul homme auquel tu ne sois pas capable de dire qu'il est beau, - et à ce titre mon seul ami." Il lui dédicaça un manuscrit de trente-neuf pages de sa pièce avec ces mots: "A vous qui m'avez appris que je suis beau. J.G." 47

Notes
45.

Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le Livre de Poche, Paris, 1991, p.1247

46.

Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le Livre de Poche, Paris, 1991, p.1247

47.

Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le Livre de Poche, Paris, 1991, p.1246