Sodome et Gomorrhe (1943)

S'inspirant de loin de l'épisode biblique, Giraudoux en a transformé les données essentielles, gommant les vices, soulignant la crise du couple, inventant cette invasion d'anges qui épient les habitants de Sodome. Pour procéder à cette transformation, il s'est sans doute souvenu de Vigny, et plus particulièrement de La Colère de Samson, mais également de l'œuvre de Claudel. Jamais Giraudoux ne s'est tant approché de la dramaturgie claudélienne : dans la forme, où alternent récitatifs, duos, quatuors et chœur final ; dans le sujet, d'une perpétuelle tension mystique, où les seules péripéties sont l'échange des couples et la passion de Lia pour l'Ange. Mais à Claudel qui ne cesse d'exalter les vertus du sacrifice, Giraudoux oppose et substitue le bonheur.

Jean et Lia ne s'aiment plus ; la vie commune leur est devenue intolérable, et ils s'arrachent douloureusement l'un de l'autre, - enfin, la décision est surtout prise par Lia. Pur amour et fatalité extérieure d'une part, divorce mêlé d'adultère d'autre part, on voit assez déjà la différence de qualité. Mais il y a plus. La mésentente conjugale banale de Lia et de Jean ne peut recevoir quelque ampleur tragique que de circonstances extérieures, symbolisant d'ailleurs plus ou moins le drame intérieur. Le divorce ne reçoit une dimension tragique que parce qu'il s'agit d'un couple exceptionnel placé dans des circonstances exceptionnelles. Lia et Jean sont ainsi présentés comme le dernier couple de Sodome et Gomorrhe, celui dont la rupture entraînera une catastrophe cosmique.

Les hommes sont comme Jean dont la figure ne se déplace que dans un sens, vers la prostitution. Il n’y renonce que parce que l'image de Ruth, trop semblable à celle de Lia pour cet homme réaliste, détruit en lui le souvenir auquel il tient, un souvenir où l'amour physique lui paraissait mêlé de tendresse. Il représente ainsi une personnalité plutôt extérieure et sociale, faiblement affective par protection contre l'angoisse que Lia assume.

‘"Je sais bien que Dieu s'amuse à lier le sort du monde, et celui de chaque humain, à de petites conditions, à des mots de passe, à des détails. Il exige, comme des jetons pour notre entrée dans la réussite, des paroles et des actes sans rapport avec elle. Si ce cavalier, dans le désert, pense à chasser le vautour de cette gazelle expirante, une âme nouvelle naîtra à l'Asie. Si le petit Jean, à l'école, touche chaque matin la tache de soleil sur le dos du maître, il aura plus tard la petite Lia. Toujours, j'ai obéi à ces ordres hypocrites. J'attaque les escaliers du pied gauche, je touche les ronds de soleil, je casse les pommes au lieu de les couper." (Acte II, scène 2, p.867) ’

Nous assistons donc à la révolte du parti masculin contre les compromis et les contraintes sociaux, contre les absurdités divines. La réaction semble convulsive et nous rappelle les caprices d'un enfant gâté mais il s'agit d'un adulte qui veut définir à nouveau son existence et sa destination. Jean le mortel de même que sa compagne Lia ont dépassé la peur et cela constitue le premier pas vers le pouvoir, même s'il s'agit d'un pouvoir catastrophique.

Si Jean aspire la liberté et l'indépendance, Samson ne semble pas avoir les mêmes inquiétudes. Il préfère rester auprès de sa bien-aimée. Est-ce qu'il est naïf ? Est-ce qu'il est trop amoureux ? Sans doute, mais ce qui importe c'est que, selon son imaginaire, Samson est le seul personnage de la pièce qui ne vise pas à la désunion de son couple et qui n'est pas menteur ou affecté. "Moi, j'ai choisi l'amour et la loyauté, le sein et l'œil de Dalila. J'ai choisi la générosité, la main et le cœur de Dalila ! J'ai choisi la pitié pour le monde, la joue sur laquelle coulent les larmes de Dalila ! J'ai choisi la passion, le duvet sur ses lèvres. Il est une pierre de lune que l'on glisse dans la nuit pour la faire prendre, pour que tout en devienne gel de beauté et de resplendissement : c'est le sommeil de Dalila..." (Acte II, scène 4, p.871). Toujours grâce à l'étude des systèmes métaphoriques, on se rend compte avec précision que Samson n'est pas ridiculisé mais qu’il apparaît comme un petit éclair de vérité dans ce monde du mensonge en voie de disparition. Conscient ou non que sa femme se moque de lui, Samson la respecte, l'aime et se sent intègre, réel et par conséquent calme et satisfait.

Il existe un personnage à part, qui se tient entre les feux croisés de deux camps, entre hommes et femmes: c'est le Jardinier. Porteur de la volonté divine et responsable, à la fin de la pièce, de sauvegarder le germe de la vie sous l'apparence d'une fleur, le Jardinier nous laisse une petite espérance ambiguë malgré le catastrophe inéluctable... Avec la rose, je porte la volonté de Dieu. Si je porte l'espoir de Dieu ou la malédiction de Dieu, c'est à lui de le savoir. Moi, j'ai à le porter. (Acte II, scène 1, p.863)

L'Ange également constitue un personnage neutre en ce qui concerne la lutte des sexes. Il est, en même temps, un agent significatif qui prend part de façon active au déroulement des événements. Sa mission est de convaincre les deux époux de rester unis mais il risque de devenir la cause du scandale. Surtout pour l'âme féminine, il se transforme en rêve de perfection, en idéal absolu et sa pureté paraît le seul refuge pour ces êtres déçus. Néanmoins, l'Ange reste un signe de la vérité divine et cosmique, lointain et inaccessible, préoccupé seulement d'accomplir sa tâche d'intermédiaire et d'empêcher le désastre.

‘"Lia, il n'est pas question d'années, mais de secondes. Nous sommes dans l'instant où Dieu, comme la mère qui veut donner à son fils qui grimace le temps de se reprendre, détourne le regard." (Acte II, scène 7, p.877) ’

Dans le groupe des héroïnes, Ruth est une femme sans passion ni profondeur, mais amicale et séduisante. Sortant d'une union détruite, elle devient une victime facile de ses espérances et de ses chimères puisqu'elle aspire à retrouver le bonheur auprès de Jean. "Cet homme pur comme le jour, couleur de jour, c'est lui qui allait être mon aventure constante. C'est sur lui, c'est par lui que j'allais goûter les délices et les voluptés d'une vie qui restait fade pour moi-même." (Acte I, scène 1, p.842). Ruth espère encore la restauration des sentiments mais elle ne comprend pas qu'il n'est pas question de partenaire mais d'un changement d'attitude totale envers le sexe opposé. La réconciliation est devenue impossible car le manque de compréhension est complet.

Dalila détériore l'image de la femme feinte en se présentant comme une figure orgueilleuse et superficielle, autoritaire et insensible.

‘"Samson est comme tous les hommes; il a surtout besoin d'un maître. Tant d'innocences et de muscles l'appellent ! Avant moi, il obéissait déjà au doigt et à l'œil, mais à Dieu seulement. Il obéissait aux visions, aux prodiges, aux lettres de feu sur les murs. Des ordres trop rares, un par trimestre, alors que Samson est créé pour obéir à chaque seconde. Dans les intervalles, je suis là, un signe constant, un ordre constant." (Acte II, scène 4, p.870) ’

Giraudoux trouve là l'occasion de montrer, une fois de plus, sa verve satirique, nous repérons l'amère farce, aux lisières de la tragédie et de l'épisode religieux. Un Samson puissant et bénévole envers une Dalila sordide, dispensatrice d'illusions. En outre, cet épisode nous fait réaliser plus intensivement la fausseté des relations qui séparent les époux et augmentent le fossé entre eux.

D'après la lecture tabulaire et l'étude des systèmes métaphoriques Lia est la véritable héroïne, symbolisant l'âme profonde. Elle dispose de la plus grande somme de texte, elle prend part au plus grand nombre de grands duos et elle se trouve à la première place du tableau des apparitions scéniques. Lia ne demande que l'authentique. Elle est orgueilleuse comme Judith, stoïque comme Hélène, prête à tuer ou à se tuer. Le couple édénique n'est plus, pour elle, qu'un souvenir ou un rêve. Elle reproche à Jean de l'avoir détruit par sa froideur affective. Mais aujourd'hui, coupée de lui, abandonnée par lui et jugeant, comme Clytemnestre et tant d'autres héros de Giraudoux, la vie conjugale intolérable, elle a mué sa puissance d'amour en puissance de haine contre autrui ou soi, ou les deux, elle s'est glacée à son tour, indifférente à la catastrophe qu'elle sent venir mieux que quiconque et qu'elle est prête à déclencher.

‘"L'amour est noble, non pas quand il érige deux êtres en couple modèle, mais quand il les broie et n'en fait qu'une poudre, quand il les malaxe et n'en fait qu'un corps. Tant que je t'ai aimé, tant que j'ai été fondue en toi, pendue en toi, emportée en toi, j'ai tout accepté, tout goûté. Du jour, du terrible jour où j'ai vu un matin, en me faisant les ongles, ma main sortir de toi, d'abord toute seule, et le jour suivant, plus terrible dans la glace, comme un spectre, mon corps tout entier, dans une naissance affreuse, j'ai compris que c'était fini. Et que nos tailles aient été copiées sur le bouleau, et nos têtes sur le chêne, ce n'est plus qu'un faillite, notre couple est difforme, et son ombre même monstrueuse." (Acte I, scène 3, p.856) ’

Lia tend classiquement à se diviser en une image idéale, qui fuit vers l'ange, et une image avilie, qui fuit vers la bête. L'expression est de Giraudoux lui-même, qui la place dans la bouche de l'Ange lorsque la jeune femme lui met le marché en main: ou toi, ou Jacques. Lia elle-même sent qu'elle abandonne Jean, soit pour s'élever droit vers le ciel, soit pour s'enfoncer droit dans la terre. Au fond, des deux Lia, l'une n'est plus qu'un souvenir ou n'a jamais été qu'un phantasme ; l'autre, l'actuelle, détachée de Jean dès la première scène, va osciller entre la prostitution et l'angélisme. En même temps que son propre déchirement, l'Eden terrestre devient définitivement envahi par l'ambition, les désirs d'égaler Dieu ou les dieux, l'infidélité, l'entêtement, la révolte.