La folle de Chaillot (1945)

À défaut de sources affichées par l'auteur, les critiques ont été obligés d'invoquer comme modèles tous les noms de la littérature. "C'est Don Quichotte vu par les yeux de Baudelaire" ou encore "C'est Ubu reine." La liste serait longue des rapprochements suggérés, avec les classiques français de Rabelais à Beaumarchais, en passant par Villon et La Fontaine, avec Le Café de Goldoni, L'Opéra de Quat'Sous de Brecht, Pirandello et René Clair, sans oublier bien sûr Shakespeare,

Peu ont remarqué, en revanche, les liens étroits qui unissaient la pièce au recueil d'essais politiques Pleins Pouvoirs que Giraudoux, réunissant ses conférences des Annales sur les "Travaux de la France", avait publié en juillet 1939. Sans complaisance il dénonçait l'égoïsme et la rapacité d'une mafia d'intermédiaires et concluait: "Le remède? Il est simple, facile. Il n'est pas deux remèdes contre les gangsters. Je laisse à notre justice le soin de l'imaginer." Conscient depuis Siegfried que le théâtre porte un message mieux et plus loin que le texte écrit, Giraudoux a en effet utilisé son pamphlet. 48 Il a ajouté les idées sur l'urbanisme qu'il défendait depuis plus de quinze ans. Pour animer ces considérations politiques et philosophiques, il les a personnifiées dans une fable, à la manière d'un apologue. Loin d'être une fantaisie clownesque, la pièce s'inscrit par cette relation à Pleins Pouvoirs dans le cadre des idées que Giraudoux défendait avec vigueur, pensant déjà au jour où on pourrait de nouveau améliorer la vie des hommes, celle des animaux, des arbres, et de la ville.

Cette Folle, - que Giraudoux a appelée Aurélie peut-être en souvenir de la fantastique Aurélia de Gérard de Nerval-, fait penser à l'Isabelle d'Intermezzo, bien des années après. Vieillie, elle sait toujours voir l'invisible et continue à vouloir redresser les torts de la société. Est-elle folle ? Est-elle sage ? Autour d'elle, dans un premier cercle, ses amies les Folles assument les grotesques de la caricature qui lui sont épargnés. Elles sont des figures excentriques et bizarres et cette particularité leur donne le droit de dire les plus grands vérités sans gêner comme les autres...

CONSTANCE (LA FOLLE DE PASSY): "Parce que l'argent est le roi du monde." (Acte II, p.973). En très peu de mots et d'une façon laconique mais significative, les Folles comme Constance, amie et compagne de la Folle de Chaillot, dégagent l'essence de la vérité contemporaine et nous amènent à faire face à la réalité cruelle. La fonction des Folles, dans une telle pièce, met en évidence que leur fonction n'est pas de figurer là en tant que personnages burlesques qui provoquent le rire et la farce. Tout au contraire, elles sont à l’image d’un chœur antique qui répète et fortifie les dénonciations d'Aurélie d'une manière frivole et ironique mais en exerçant une satire sévère et aiguë.

Dans le second cercle évoluent les silhouettes sympathiques de la place de l'Alma, encore plus légères et parfois franchement clownesques, à l'exception d'Irma la plongeuse, Ondine des eaux de vaisselle en quête d'amour devant Pierre, jeune homme éternellement hésitant. Puisque presque toutes les pièces giralduciennes impliquent la notion du couple, on ne peut étudier ces deux personnages que comme un ensemble. En suivant les images d’Irma, on découvre qu'il s'agit d'une fille obstinée, courageuse, absolue, une autre Judith, une autre Isabelle de version moderne bien entendu, qui ne veut pas faire de compromis quant à son cœur. Elle rêve de l'idéal, elle exige la perfection, elle attend le miracle de l'amour vrai. "Il [son père] disait que ma tête est plus dure que son enclume. Souvent je rêve qu'il tape sur elle. Des étincelles en partent." (Acte II, p.962).Pierre, de son côté, s'avère victime de la spéculation et de la duperie contemporaines et se montre incapable de lutter seul contre la perversion. Il cherche la moitié de son existence pour rester intact et intègre dans cette société des résolus. "Ils [les prospecteurs, les administrateurs, les députés etc.] s'entendent tous, ils se tiennent tous. Ils sont liés plus serrés les uns aux autres que les alpinistes par leur chaîne." (Acte I, scène 959). Le couple de Pierre et d'Irma ne constitue pas simplement une histoire d'amour romantique mais aussi une force irrésistible contre l'union des corrompus. Selon la conception de Giraudoux seuls l'amour vrai, le couple uni et une ...folle peuvent sauver le monde de ses profanateurs.

Dans le cercle des figures pittoresques le Chiffonnier, réplique moderne du Mendiant d'Électre, partageant avec lui la diction mordante et l'œil sarcastique de Jouvet, investi lui aussi du rôle de messager, de chœur, doit en plus jouer ici l'avocat du diable. "L'époque des esclaves arrive. Nous sommes là les derniers libres." (Acte I, p.958). Son imaginaire nous révèle que le rire peut quelques fois devenir sinistre lorsqu'il cache une vérité effrayante et malheureusement encore actuelle.

Dans le dernier cercle, maudit, les salauds, pour employer un mot qui allait recevoir ses lettres de noblesse. Vision simpliste du monde, par trop manichéenne ? Certes ! Parmi les Barons, les Secrétaires, les Directeurs et d'autres "respectables" on distingue le personnage du Prospecteur qui n'est rien d'autre qu'un signe réussi d'audace et de cynisme.

‘"La foi et les martyres sont passés en ce siècle aux carburants. Mais la pire arme de nos ennemis est encore le chantage. Ils disposent à la surface de la terre, sous forme de sites ou de villes, des beautés que le respect humain empêche de livrer à notre exploitation, ou à notre saccage, si vous voulez, car là où nous passons ni le gazon ni le monument ne repoussent. Ils convainquent les esprits rétrogrades que ces médiocres réactions que sont le souvenir, l'histoire, l'intimité, humaine, doivent prendre le pas sur celles des métaux et des liquides infernaux... Ils font jouer ici même des enfants sur les places les mieux désignées pour la fouille! L'or du Rhin est moins bien gardé par ses gnomes que l'or de Paris par ses gardiens de square." (Acte I, p.938-939). ’

Les "salopards" de notre époque ne respectent aucun principe sauf celui de l'intérêt personnel. Ils se moquent de la religion, de la tradition, de l'humanisme, de la nature. Giraudoux essaie de nous sensibiliser et de nous avertir contre la menace d'uniformisation et de robotisation pour l'humanité. Si le mot "aliénation" est un terme à la mode aujourd'hui, il faut se rendre compte que La Folle de Chaillot est une pièce bâtie tout entière autour de ce thème.

Au centre de ce cercle vicieux, un personnage d'une époque bouleversée, la Folle de Chaillot crie de colère en des temps où il n'était plus possible de mettre des nuances entre le mal et le bien. Aurélie est le cerveau industrieux de l'intrigue et pour cela elle est dotée de la plus grand somme de texte, prend part à la plupart des grands duos et sa présence scénique se fait remarquer dans les deux actes. Son imaginaire nous invite à préserver notre singularité, notre liberté et notre bonheur contre la fausse monnaie du progrès. "Leur dire que dans ce tohu-bohu et cette mascarade qu'est le monde, il est du moins un petit cercle où ils seront les bienvenues et tranquilles." (Acte II, p.976). Ce que cette Folle revendique, par sa vêture extravagante, c'est le droit imprescriptible à la simplicité, à la différence, à l'aventure, à la poésie, à l'indépendance. Cependant, sous l'apparente légèreté, on sent une sourde violence, une secrète indignation qui répond à celle du temps. La Folle de Chaillot n'exprime pas uniquement un message politique ou écologiste mais elle propose également une solution antipsychiatrique : contre l'angoisse permanente, une folie bien tempérée, entre manie et bon sens, peut remettre de l'ordre dans une société sans doute plus folle que ses fous.

Notes
48.

Jean Giraudoux, Théâtre complet, Le Livre de Poche, Paris, 1991, p.1255