Pour Lucrèce (1953)

Giraudoux renouait avec le jeu des séries. Avant lui, il y avait déjà eu des Lucrèce, poétiques comme celle de Shakespeare, plus souvent que théâtrales, comme celle de Ponsard au milieu du XIXe siècle. Plus récemment, en 1931. André Obey avait présenté au Vieux-Colombier une pièce en quatre actes, Le Viol de Lucrèce, adaptée du long et magnifique poème de Shakespeare, The Rape of Lucrèce. La pièce avait eu du succès et fait le tour du monde...

A une semblable évocation sur le mode tragique et shakespearien, Giraudoux a préféré une autre formule, et a travaillé à moderniser le sujet romain. Car, cette fois, il abandonnait toute Antiquité, même celle de fantaisie aux multiples anachronismes : il a transposé l'épisode sous le Second Empire - comme O'Neill avait placé son Électre américaine pendant la guerre de Sécession. L'héroïne n'est donc plus Lucrèce en personne; Lucile ne fait que lui ressembler, se dévouant à son culte. Le récit antique n'est plus qu'une simple métaphore. Rendue plus subtile et plus trouble par un viol prétendu et imaginaire cette fois, l'aventure d'Aix déplace le propos et le sens. Ce n'est plus de la vertu de l'honneur, mais bien du déshonneur de la vertu qu'il s'agit.

Commençons par les personnages masculins de la pièce qui ne sont pas nombreux mais typiques. Tout d'abord, il y a Marcellus qui n'est qu'un pervers, conscient et fier de son rôle de destructeur, un Casanova orgueilleux et résolu qui se moque de la vertu jusqu'au moment où il s'enlace avec elle. Leur collision provoque des vibrations inattendues. Ce n'est pas uniquement l'heure du Jugement mais surtout l'heure de l'éveil et de l'illumination. "Je suis dans le plus beau de mon rôle, puisque c'est la visite de la mort que je reçois, comme dans les gravures où elle vient demander à Don Juan compte de tous ses crimes." (Acte II, scène 2, p.1044). Si Marcellus a vécu à la recherche du plaisir sans limites, il est destiné à mourir en quête de cette force avec laquelle l'être humain tend au bien et à la discipline. A l'opposé de ce débauché se trouve une figure stricte et bornée, attachée aux règles et aux préjugés. Il s'agit du Procureur Impérial, Lionel Blanchard, époux respectable de l'héroïne, Lucile. Un homme qui ne présente aucune brisure, aucun signe d'impuissance, qui se veut un surveillant inexorable de l'ordre établi. "Tous les gendarmes, toutes les lois, tous les préjugés, et toutes les vérités du monde, je les ai disposés autour du corps de ma femme, et il [Marcellus] trouve le moyen de forcer le barrage." (Acte III, scène 5, p.1074). La morale du Procureur, imposée par les conventions et les exigences de la société, n'a pas la souplesse nécessaire pour discerner le bien du mal et surtout le faux du vrai. Pour lui tout ce qui ne se tombe pas sous le sens du tact et de la vraisemblance n'existe pas. Il croit que ses armes sont toutes puissantes mais ignore ce que le dieu d'amour peut provoquer même en jouant.

Enfin, Armand, le mari de Paola, est la figure masculine qui présente le plus grand intérêt car il fait preuve d'une évolution continue. Toujours à la recherche de la justice, il se transforme de mari cocu, en un homme mûr et lucide, acharné à protéger la vérité et la chasteté. En ouvrant ma fenêtre, j'ai vu ce qu'il était, un jour de règlement. Le ciel est tout bleu, tout pur, mais à une barre invisible qui le coupe, on voit qu'il est le ciel du règlement, et, en vous, au lieu de se mélanger, les torts et les vengeances se séparent, vont chacun dans leur colonne. Tu aurais dû ouvrir ta fenêtre ce matin, et regarder la barre. Cela te donnerait le courage des comptes. (Acte II, scène 3, p.1048) Le système métaphorique d'Armand nous indique que nous sommes devant un personnage qui ne provoque pas le rire, malgré sa situation dérisoire, et qu'il se modifie en facteur positif qui contribue considérablement au dénouement de l'histoire. Giraudoux, comme il l'a déjà fait avec Amphitryon, respecte ses héros trompés et il les révèle comme des êtres dignes d'admiration et non de pitié.

Avant de parler de Lucile, la silhouette vertueuse de la pièce, il nous paraît prudent de s'arrêter au personnage équivoque d'Eugénie, "la voix" de Lucile. En outre, dans son passage fugitif, Eugénie fonctionne plus comme une Cassandre ou une Euménide que comme double de l'héroïne. "Tu sais ce que tu nous prépares, un scandale et un drame. Armand près de sa femme était le plus brave des paons, avec cent yeux aveugles sur sa roue. Tu viens de donner la vue aux cent yeux." (Acte I, scène 6, p.1020). Eugénie se montre un avant-coureur anxieux du déroulement des événements qui avertit non seulement la protagoniste mais aussi le spectateur de ce qui va se passer, d'après le modèle de la tragédie grecque antique.

En ce qui concerne Lucile, sa voie est prédéterminée. Absolue et confiante, comme une pléiade d'autres personnages féminins de Giraudoux, elle prêche l'idéal, le vrai, le juste. Elle change de nature, elle nie sa condition de femme ordinaire pour devenir une héroïne impartiale et intègre. "Je suis sortie de la maffia des femmes." (Acte I, scène 10, p.1033). En tant que Socrate féminin Lucile préfère se sacrifier et mourir plutôt que de transgresser son credo et ses valeurs.

En suivant la lecture tabulaire et l'étude des systèmes métaphoriques, on réalise que le mal est vraiment éloquent et loquace quand il est incarné par Paola. Elle a le plus grand somme de texte et le plus riche imaginaire alors qu'elle rivalise avec Lucile et Armand au sein des grands duos et pour la fréquence des apparitions scéniques.

De tout cela résulte que c’est la présence de Paola, la belle et corrompue épouse d'Armand, qui définit la pièce. Elle constitue avec Lionel Blanchard, le Procureur Impérial, les deux protagonistes qui restent intacts tout au long de la pièce. Du début jusqu'à la fin, leur attitude ne change pas et leur intransigeance ainsi que le désir de la vengeance sont les causes de tous les malheurs. "Que puis-je vouloir? Bavarder avec vous. Épiloguer sur ce prologue. Savourer cette joie d'être là, sage-femme de votre viol." (Acte II, scène 4, p.1051). Les images de Paola nous montrent un cynisme et une cruauté incomparables et créent une héroïne effrayante qui n'a pas sa pareille dans l'œuvre dramatique giralducienne, sauf le cas de Sarah dans Judith. Par conséquent, même si la fin paraît rendre justice à la vertu grâce au repentir de Marcellus et l'affaiblissement de Paola, il nous reste un sentiment secrètement amer et déçu puisqu'il faut trop de peine et toujours une victime innocente pour la sacrifier au dieu infâme du vice.