Conclusion du Chapitre 3

Notre analyse, qui reposait sur l'entrelacement de deux méthodes d'approche théâtrale, nous a conduit à deux types de conclusions. La première consiste en des remarques concernant l'œuvre et l'auteur qu'on a utilisés comme exemple et la seconde en des indications intéressantes sur la portée générale de notre technique. En ce point, on doit fixer son attention sur un "secret" commun qui régit la réalité théâtrale de nos jours. On sait qu'une sorte de conflit couve depuis le développement de la fonction de metteurs en scène, entre l'auteur et le metteur en scène, et l'impression, parfois à juste titre, que le metteur en scène n'est pas du tout lié au texte. Notre étude avait justement pour but de montrer que cette approche combinée de deux analyses, de la lecture tabulaire et de l'étude des systèmes métaphoriques, peut conduire à un outil d'évaluation plus précis et moins subjectif des personnages et des pièces.

Tout d'abord, l'auteur étudié ici, Giraudoux, est notamment un poète, sensible à la possibilité que les choses soient plus que ce qu'elles paraissent être et qu'elles possèdent une signification cachée, mais un auteur également habité du désir de dépasser la trivialité de la vie quotidienne et de lui donner la plénitude dont elle est dépourvue. Mais il y a aussi chez lui un refus radical de l'illusion, et la conscience mélancolique non seulement de l'échec auquel est nécessairement vouée la volonté de transfigurer l'existence, mais encore de l'action destructrice au cœur même de la vie, du temps, de la mort, et du mal. D'où une tension fondamentale entre espoir et anxiété, entre enthousiasme et désenchantement, que cet écrivain ne se contente pas d'exprimer lyriquement, mais qu'il tente de penser comme constitutive de la condition humaine, et qu'il s'efforce même d'apprendre à assumer : en ce sens il fait bien partie de ces poètes philosophes, qui s'assignent pour but de donner une dimension "métaphysique" ou "cosmique" à l'image inquiète qu'ils proposent de notre existence, et de réfléchir sur la manière dont celle-ci doit être vécue.

Giraudoux refuse résolument le naturalisme de la fin du XIXe siècle, et lui préfère un type d'écriture antiréaliste et symbolique, qui lui permet de traiter ses sujets de façon figurée - en confrontant au second degré les hommes et les dieux. De plus, il ne cache son hostilité à l'égard d'un positivisme qu'il accuse d'être aveugle et mutilant d’où, du même coup, sa méfiance à l'égard d'une civilisation moderne, industrielle et scientifique, qu'il soupçonne de sacrifier la beauté à la puissance. Il ne dissimule pas son attirance, au moins esthétique, pour une conception "magique" de l'existence, et pour l'idée que le monde, loin de se réduire à sa surface inerte, possède sans doute une vie et un ordre secrets. Mais Giraudoux est également un esprit rationnel qui joue avec l'idée de surnaturel sans jamais la prendre au premier degré, un agnostique qui refuse fermement de céder aux illusions du mysticisme religieux ou de l'ésotérisme. Selon lui, il est essentiel à la condition humaine de pouvoir être décrite en termes ambigus, habitée qu'elle paraît être subjectivement par une dimension verticale qui, si on la regarde d'un point de vue objectif, semble pourtant n'être qu'un mirage. La tâche de la littérature telle que la conçoivent les poètes philosophes est précisément de faire apparaître simultanément ces deux vérités contradictoires et complémentaires.

Giraudoux traite au fond sans cesse du même sujet : le désir d'absolu qui habite le cœur de l'être humain (désir qui prend de multiples formes de beauté, d'amour, de gloire, de sagesse), et son nécessaire échec face au temps, à la mort, à l'absurde. Ondine comme d'autres héros et héroïnes giralduciens a cherché à sortir des chemins battus, au risque de la solitude, pour tenter d'atteindre une forme d'existence plus belle et plus intense - qui bien sûr finit par être d'une certaine façon vaincue. Jamais cet échec n'est cependant total : il se dégage toujours de leurs défaites apparentes une sorte de mystérieuse lumière, qui suggère que le tragique de notre condition ne la prive sans doute pas complètement de sens, tragique qui peut-être est en lui-même un sens.

Chez Giraudoux on sent par ailleurs le souci d'échapper à la pression du moralisme judéo-chrétien, vécu comme tyrannique et appauvrissant. De là sa volonté non seulement de proposer une éthique élargie, libérée du souci d'accuser et de condamner, mais aussi, et de façon plus radicale, de souligner l'écart impossible à combler qui sépare le sens cosmique du sens moral, et la dimension métaphysique de la "grâce" de celle de la vertu et du mérite. Dans le conflit séculaire du monothéisme et du paganisme, Giraudoux, fasciné par le mystère du monde naturel et réfractaire à la loi du père, se situe incontestablement du côté du second. Enfin on trouve aussi chez lui la conviction que le monde objectif, que nous croyons saisir hors de nous, et le monde subjectif s'interpénètrent au point de ne pouvoir être distingués. Cela parce que les objets et les événements extérieurs sont toujours perçus par une subjectivité qui projette sur eux ses goûts, ses désirs, ses émotions, et parce qu'ils sont aussi des symboles qui nous renvoient notre propre image. Son œuvre renoue au fond d'une façon lucide avec le plus vieux des langages inventés par l'être humain pour penser sa condition - celui de la mythologie -, pour donner des paradoxes de notre existence une image systématique et profonde - qui vaut bien en définitive celles que proposent à la même époque les "existentialismes".

De ce qui précède, on se rend compte que généralement les remarques faites rendent plus fortes les observations dégagées habituellement à partir des méthodes traditionnelles de lecture des textes théâtraux. En tout cas, dans la majorité des pièces giralduciennes on constate également que grâce au croisement de la lecture en tableaux et en systèmes métaphoriques, apparaissent de nouvelles dimensions à travers la différenciation significative de certains personnages.

Nous allons nous arrêter, en particulier, sur le cas de protagonistes qui font preuve d'une attitude modifiée par rapport à celle qu'on attend ou qu'on a apprise à attendre suivant l'analyse psychologique et l'analyse littéraire. Sur ce point, il faut noter que si, bien évidemment, la lecture tabulaire contribue de manière considérable à cette réévaluation d'une œuvre dramatique, ce qui nous apporte la plupart des éléments à exploiter semble être l'étude de l'imaginaire des héros à travers létude Des champs sémantiques et Des systèmes métaphoriques qui en découlent.

Pour argumenter nos hypothèses, nous pouvons commencer par une pièce dotée d'une longue tradition et d'un motif très exploité au cours des siècles et des cultures. Il s'agit d'Amphitryon 38, où le héros homonyme destiné à représenter un mari cocu et ridiculisé se transforme en compagnon respectable et digne de son épouse exemplaire, Alcmène. De même le "double" de son maître Amphitryon, le valet Sosie qui, dans les diverses versions du mythe, n'est inventé que pour créer le quiproquo et provoquer le rire, nous dévoile, chez Giraudoux et seulement par l'étude de ses images, une personnalité réfléchie et sage ainsi qu'un partisan expressif de la paix et de la simplicité.

Si nous continuons en évoquant la pièce lyrique d'Intermezzo, on constate que, malgré les apparences, l'analyse faite à partir des tableaux des indications scéniques et des champs de métaphores nous signale que la vraie vedette de l'intrigue n'est pas l'héroïne sentimentale Isabelle mais un protagoniste qui se trouve en marge de l'action évidente, le Droguiste. En tant que personnage charnière entre les deux mondes opposés dans notre histoire, le monde réel et celui de l'irréel, il fait figure d'arbitre sans parti pris et de philosophe naturaliste. Il est le commentateur d'une cosmo-théorie qui sauve la pièce du mélodrame et rehausse d'une histoire d'amour romantique une pièce de philosophie simplifiée et symbolique.

En ce qui concerne La guerre de Troie n'aura pas lieu, notre approche a montré que certains personnages parmi les plus importants et les plus traditionnels se trouvent totalement transformés à l’intérieur de la structure du texte giralducien. Hélène se montre éloignée du symbole typique d'une beauté stupide et stérile. Malgré son indifférence et son arrogance apparentes, son imaginaire nous révèle que sa fonction est beaucoup plus polyvalente et riche. Elle se montre porteuse d'une fatalité inévitable dont elle est consciente, d'un avenir qu'elle peut prévoir et d'une réalité qu’elle contemple de façon objective et libre. Le guerrier hardi et orgueilleux que l’Iliade nous a légué, Hector, tout au long de ses images se transforme en pacifiste modéré, défenseur de la vie paisible et ordinaire à tout prix au détriment de l'honneur et de la réputation éternelle. De même, le portrait métaphorique d'Ulysse nous donne un personnage à double référence : derrière sa mission officielle de punir sans merci les responsables de l'enlèvement d'Hélène, se cache un partenaire mûr et un partisan déterminé de la paix et de la sérénité qui ruse, mais cette fois pour le bien des Troyens et celui Des deux peuples, car il n’ignore pas que la guerre n'a ni vainqueurs ni vaincus mais seulement des nations tourmentées et détruites.

Dans Électre la différenciation se dégage surtout au niveau des personnages secondaires de l'intrigue comme Agathe. Ses images nous conduisent à tirer la conclusion qu'elle n'est pas inventée par la verve giralducienne pour susciter la farce et le sourire malin sous l’aspect d’une jeune femme belle et frivole, qui aime changer d'amants, mais qu’elle est présente comme la copie, le "double" et avant tout l'inconscient, d'une héroïne principale Clytemnestre. Agathe témoigne de tout ce que Clytemnestre n'ose pas prononcer et son témoignage imaginaire constitue le point de départ du comportement acharné de la reine. Oreste risque d'échapper lui aussi à son rôle du justicier plein de haine, puisqu'il offre des métaphores qui sont pénétrées de son état psychologique et moral indécis, lui qui hésite entre le devoir cruel et l'évasion dans le calme de l'oubli. En tout cas, l'étonnement le plus grand est sans doute provoqué par Égisthe qui connaît aussi le mouvement le plus intense. Après un long chemin qui le mène de son statut d'amant corrompu et de meurtrier résolu à son ambition de devenir un roi prudent et efficace, il se modifie en un prétendant de la vie de tous les jours tranquille, loin des contraintes divines.

On peut continuer notre argumentation en s'appuyant sur une autre pièce de Giraudoux, L'Impromptu de Paris. Ici encore nous attend une surprise agréable : l'étude des systèmes métaphoriques transfigure le personnage du Robineau de fonctionnaire austère et borné, sans culture et sans discrétion en un amateur du théâtre chaleureux, en un officiel cultivé et ouvert.

L’étude de l'œuvre dramatique féerique par excellence intitulée Ondine, en particulier celle de l'ensemble métaphorique du héros Hans nous oblige à remarquer que le chevalier ne représente pas une figure molièresque de Don Juan, inconstant et égoïste mais un mortel qui aspire à mener une vie terrestre avec ses propres dangers et ses propres plaisirs, sans l'exaltation tremblante des revendications surnaturelles. D'ailleurs, Bertha s'avère aussi une héroïne différente de ce qu'on pourrait concevoir selon le mythe lui-même. Son imaginaire met en relief non pas une rivale rusée et orgueilleuse, mais une représentante d'un autre aspect de l'amour. Si Ondine donne la dimension surnaturelle et éternelle de la passion, Bertha présente la taille naturelle et périssable de cette même passion. Si Ondine participe de l'âme universelle, Bertha n’en détient qu'un petit morceau. Toutes les deux revendiquent leur modèle non pas de façon opposée, mais comme appartenant à une nature différente et parallèle.

Si on passe d'Ondine à Sodome et Gomorrhe, du conte de fée à la tradition biblique, parmi un grand nombre des héros et héroïnes on s’arrête au personnage de Samson, le légendaire guerrier de la Bible. Samson pourrait se définir comme un amoureux aveugle et naïf, qui se laisse entraîner et manipuler d'une manière ridicule par sa compagne, Dalila. Pourtant son système d'images nous avertit qu'il s'agit du seul personnage authentique de la pièce. Samson ne ment pas quand il explique au moyen des métaphores explicites son amour pour Dalila. Il est spontané, simple, vrai et pour cela, n’éveille pas en nous le rire mais le respect. Dans L'Apollon de Bellac nous assistons également à la réhabilitation d'un personnage qui pourrait facilement devenir risible puisqu’il est aisément dupé par une demoiselle gracieuse et éloquente, mais au contraire, grâce à son système métaphorique, ce personnage s'érige en symbole. Le Président apparaît comme un révolutionnaire exalté par l'idéal de la beauté, qui se révolte, brise les chaînes des conventions sociales et lutte pour un monde nouveau sans laideur, plein de perfection.

Parmi la pléiade des personnages de La Folle de Chaillot on prend conscience que les Folles, Aurélie, Constance, Gabrielle, Joséphine ainsi que leur partenaire masculin Le Chiffonnier, au lieu de devenir des caricatures pittoresques dérisoires, deviennent une sorte de chœur qui rappelle celui des comédies d'Aristophane. Ils satirisent et condamnent tous les maux de la civilisation moderne en utilisant des images ingénieuses et expressives.

Enfin, dans Pour Lucrèce, évoquons le personnage d'Armand qui, d'époux trompé et ridiculisé de Paola, évolue en justicier conscient et résolu et en défenseur de la vérité sans compromis, selon la tactique préférée du texte giraducien. Il s'agit par conséquent d'un personnage qui demande l’accord du spectateur et non sa compassion. Quant à l'imaginaire d'Eugénie, dont la présence dans la pièce n'est que passagère, on sent que son rôle n'est pas de figurer comme le "double" ou la "voix" de son amie cordiale Lucile, mais de devenir une Cassandre contemporaine, une messagère des événements qui s'ensuivent