Conclusion générale

‘"...ce qui frappe les plus impartiaux, c'est que les drames de Jean Giraudoux nous offrent une telle abondance de héros résistants et opaques, que nous pouvons cerner, contempler, embrasser, aimer ou ne pas aimer, et finalement qui nous résistent". 49

Giraudoux admet qu'il y a un destin qui est plus fort que l'individu, mais pourtant, pour lui, l'individu a une certaine responsabilité devant son destin, ce qui implique la reconnaissance de ses lois. L'homme n'échappe pas à la volonté des dieux par la ruse, mais il peut les vaincre par la raison et la dignité. Ainsi a-t-il fait de l'amour conjugal un signe d'indépendance du couple à l'égard des dieux, une impiété narquoise. Giraudoux fait confiance à l'homme. Il ne se lasse pas de lui montrer ses chances de bonheur et ses possibilités immenses. Le bonheur dépend, en dernière analyse, non pas des doctrines, mais de la sagesse individuelle surtout si, en plus, la lucidité et le caractère se retrempent dans les échanges du couple.

Mais les dieux sont là, dont l'intervention dans la vie des mortels ne peut que déchaîner troubles, guerres et catastrophes. Du polythéisme antique, Giraudoux semble avoir surtout retenu un anthropomorphisme absolu : ses dieux pensent et agissent comme des humains, mais leur puissance les rend invincibles. Ils sont, plus encore que les hommes, dominés par leur désir qui ne souffre aucun retard. Les sentiments modérés leur sont inconnus, et la terre ne semble être pour eux qu'un jouet dont ils peuvent user au gré de leurs caprices. Cela prend l'aspect d'une sorte de tyrannie. Pourtant, à la fin, Giraudoux réconcilie les dieux et les hommes. Son obsession originelle, on vient de le dire suffisamment, est celle de la grâce, cette entente secrète et subtile avec le monde, qui fait que tout en lui est légèreté, transparence, musique, bonheur. Par contraste, ce que Giraudoux refuse, c'est la lourdeur : celle bien sûr de la vulgarité ou de la bêtise, mais aussi, on l'a vu, celle de l'intelligence, de la culture ou de la profondeur - pour ne pas parler de celle qui accompagne à ses yeux de spinoziste, ces disgrâces pathétiques et irrémédiables que sont le doute, la maladie, la souffrance.

Il est indiscutable que ces valeurs définissent en un sens une conception esthétique de l'existence : le bien suprême, c'est la beauté, l'accord avec l'univers. Comme tout esthétisme, celui-ci peut se voir adresser plusieurs critiques. Celle d'amoralisme, qui est la plus tentante pour un observateur naïf, est en fait injustifiée : il est clair, pour quiconque a lu La guerre de Troie n'aura pas lieu, qu'il n'y a chez Giraudoux aucune des ambiguïtés de Nietzsche, et qu'il ne se permet de se situer à certains égards par-delà le bien et le mal que parce que sur les questions morales essentielles il est d'une fermeté incontestable. Giraudoux est tout sauf naïf : il n'ignore rien de la contingence, de l'absurde et de la laideur virtuelle du monde, et tout son problème, qui est indépassable, est de trouver le moyen de les conjurer. S'il propose pour y parvenir l'idéal d'une poétisation de l'existence, c'est en sachant très bien qu'il s'agit d'une image, et que le rapport entre cet idéal et la réalité effective qui peut lui correspondre est nécessairement problématique.

L'une des questions qui le tourmentent est précisément explicitement de savoir comment la grâce, la pureté, l'innocence, peuvent en fait résister au contact du réel; comment le regard qui poétise et embellit peut se protéger du risque d'apparaître simplement comme une mystification idéaliste. A vrai dire, ces inquiétudes n'apparaissent pas tout de suite dans l'œuvre de notre auteur. Dans sa jeunesse il fait au contraire montre d'un optimisme presque provocateur. Les êtres qu'il invente alors ignorent le malheur, la bêtise et la médiocrité. Pourtant, après avoir dans un premier temps rêvé la réalisation directe de ses fantasmes, Giraudoux est bien forcé de redécouvrir l'opacité du monde : la laideur, la trivialité, l'impureté du réel ne se laissent pas dissoudre par une simple conversion du regard. Plusieurs solutions s'offrent alors à lui. On a suffisamment décrit ici la manière dont il tente à plusieurs reprises de faire de la prose même du monde la suprême poésie : solution héroïque et brillante mais dont la fragilité ne peut que très vite apparaître. Dès que l'élan qui rend possible une telle transfiguration dialectique du réel s'affaiblit, la prose redevient stupidement prosaïque.

A d'autres moments, Giraudoux ressent la tentation d'un rejet radical de la médiocrité humaine. Poétique chez Isabelle, cette tentation devient chez Lia celle d'une mystique du détachement, de l'inaffectivité et de l'inhumanité. Elle peut même conduire ceux qui la subissent jusqu'à un renoncement conscient à la vie. Thanatos, le désir de mort, contre lequel Giraudoux a mené combat avec Intermezzo et dans La guerre de Troie semble en effet prendre sa revanche dans certaines œuvres tardives, en particulier dans Sodome et Gomorrhe, et dans Pour Lucrèce.

Jean Giraudoux envisage le théâtre comme un temple destiné à la célébration de l'homme. Pour montrer ce que l'homme peut devenir, s'il cultive sa propre humanité. Giraudoux nous donne la clé de sa conception théâtrale dans son ouvrage intitulé Littérature:

‘"Le spectacle est la seule forme d'éducation morale ou artistique d'une nation. Il est le seul cours du soir valable pour adultes et vieillards, le seul moyen par lequel le public le plus humble et le moins lettré peut être mis en contact personnel avec les plus hauts conflits, et se créer une religion laïque, une liturgie et ses saints, des sentiments et des passions. Il y a des peuples qui rêvent, mais pour ceux qui ne rêvent pas, il reste le théâtre". 50

Mais les personnages de Giraudoux savent aussi se doubler de silence, "être doublés à l'intérieur par un sourd-muet" et prononcer tout haut "le vocabulaire sacré" des expressions usées et des termes banaux 51 Sacré ici veut déjà dire théâtral. Parce que c'est par là que Giraudoux établit la communication entre ses personnages. C'est ce contact qui libère les miasmes du "monologue intérieur" et auquel la scène donne sa dignité, la dignité de la voix haute, théâtrale. Il garde aussi à l'intérieur le silence d'un secret inexpliqué ou d'une vérité inévitable. Nous sommes alors dans la virtualité d'un conflit théâtral que le langage dramatique vient réaliser.

Nous savons qu'on ne peut plus pertinemment aujourd'hui aborder le texte de théâtre comme toute autre production littéraire. Cette suite continue des répliques étalées sur du papier et entrecoupée par les didascalies subit un changement radical par le biais de la mise en scène. C'est une transformation si totale que l'écriture semble désintégrée et dissoute dans un ensemble où la part de l'extra-littéraire joue le rôle principal. Cela montre que la nature théâtrale d'une pièce ne peut pas être définie uniquement à partir de la page écrite. Ce que le texte ne dit pas est quand même inscrit dans une écriture qui ne livre pas explicitement la totalité de son message. De sorte que les non-dits du texte ont comme source le texte lui-même. L'aspect scénique d'un texte de théâtre ne peut donc se ressourcer que sur son aspect d'abord littéraire. C'est ce que nous avons essayé d'exploiter jusque là.

Il nous semble qu'il serait aussi attachant de se pencher à nouveau sur cette écriture destinée à être vécue par l'intermédiaire d'un personnage-acteur. En général, quand on analyse des textes dramatiques, il est aussi important de rappeler que l'interaction semble avoir lieu à deux niveaux. D'une part, il y a l'interaction parmi les personnages et d'autre part, il y a l'interaction de l'auteur envers le lecteur/spectateur. Malgré le fait qu'il y ait des formes de dialogue dans le roman, ou qu'il y ait plusieurs poèmes ayant des "conversations", ce sont les textes dramatiques qui donnent le plus d'emphase à la fonction interpersonnelle du langage.

La fonction interpersonnelle se réfère à la manière dont le langage est utilisé comme ressource pour développer les relations, ou pour les empêcher de se développer. A propos de la méthode d'approche double qu'on a utilisée, la lecture tabulaire en combinaison avec l'étude des systèmes métaphoriques, nous ne voulons pas dire que c'est le moyen de l’analyse théâtrale, unique et impeccable, et beaucoup de metteurs en scène et d'acteurs inspirés sont capables de faire aussi bien sinon mieux dans leur analyse du texte. Mais ce qu'on veut vérifier, c'est qu'il y a beaucoup plus d'éléments stables concernant la représentation imposés par le texte qu'on pourrait l'imaginer. On espère avoir prouvé que si on prête une attention méticuleuse aux parties linguistiques des textes dramatiques, on peut en dégager une somme considérable d'informations concernant la représentation. Bien entendu, on est loin de suggérer que tout est pré-écrit, et il reste de nombreux espaces de liberté dans lesquels le metteur en scène et le comédien peuvent apporter leur contribution. Mais le cadre qui définit les comportements appropriés devrait être considéré essentiellement plus limité qu’on ne le faisait jusque là.

Notes
49.

Attila Kutluözen, Le personnage féminin dans le théâtre de Jean Giraudoux, Lyon, 1986.

50.

Jean Giraudoux, Littérature, Grasset, Paris, 1982, pg.205.

51.

Ana Ximena Rahal Barrera-issa, Etude sur l'articulation du geste, du silence et de la parole dans le langage dramatique de Jean Giraudoux, thèse 3e cycle, Etudes Théâtrales, Lyon II, 1983.