INTRODUCTION

1- L’objet de la recherche

La dimension prise par le Ndjobi dans le vécu des groupes ethniques Bambamba, Mbéti, Ndassa, Nzabi, Obamba, Tégué et Wandji dans les régions de la Cuvette, de la Lékoumou et du Niari au Congo, et dans la Province du Haut-Ogooué au Gabon, la perception confuse dont il est l’objet tant dans sa nature, ses catégories normatives que dans sa philosophie et ses fonctions révèlent à la fois sa complexité et les difficultés de son appréhension. Selon qu’on est pratiquant ou observateur, les analyses sont très contrastées. Certaines d’entre elles identifient le Ndjobi soit à un fétiche ou une secte magique secrète (M.O. Nkogho-Mvé, 1955, p 53), soit à un culte anti-sorcier ou une société (G. Dupré,1977, pp 57,67). D’autres l’assimilent soit à une société de socialisation ou une société secrète mais populaire (M. Alihanga,1976, p 118) ou encore à une association de sorciers, un groupement traditionaliste ou a-syncrétique (J.Tonda, 1988, p 73) reproduisant ainsi la perception d’une partie de l’opinion publique et non une vision anthropologique. En les parcourant, on se rend compte que la question des caractéristiques fondamentales de sa dynamique reste posée. Ce domaine est, certes, peu accessible en raison de la complexité des rituels principaux et du non-dit qui les entoure; mais on peut saisir l’essence de ce qu’il en est donné à voir par l’observation et l’analyse des chants, des invocations, des principes, des légendes et des contes lors des rituels publics, le comportement des initiés et des non-initiés, les domaines d’action, les rapports avec les autres composantes du système magico-religieux et des structures du système Mbéti en général...

Etudier sa dynamique, c’est d’abord le définir selon l’acception des pratiquants afin d’éviter toute confusion entre le Ndjobi et les groupuscules de sorciers; c’est montrer aussi comment il fonctionne en tant qu’institution de contrôle social, de socialisation... faisant partie d’un système général ethnique; c’est aussi analyser sa philosophie, ses objectifs, son mode d’organisation, son histoire, son essor et ses incidences intra et extra-ethniques; c’est enfin transcrire la perception du Ndjobi qu’ont les Mbéti, les Wandji, les Bambamba et les Tégué. Ils le définissent d’abord comme une synthèse de leurs croyances, de leurs pratiques magico-cultuelles, de leurs confréries, de leurs systèmes politiques, juridique et de socialisation, de leurs pratiques thérapeutiques et divinatoires, de leur mode de protection contre les différentes sortes d’attaques en sorcellerie... Puis comme une force diffuse, immanente, omniprésente, magique et impersonnelle animée par la puissance additionnelle des esprits ancestraux, gémellaires et cosmiques et des objets naturels. Le Ndjobi constitue ainsi une institution qui, par sa multifonctionnalité, résume leur trame existentielle.

En effet, le Ndjobi contemporain est créé par M. Okouélé-a-Ntsaha dans son village d’Otala dans la province du Haut-Ogooué au Gabon. Il est apparu officiellement à partir de 1966. Mais nous pouvons estimer que l’année de sa création est antérieure à l’année de son officialisation dans la mesure où ses fondateurs devaient s’assurer de sa fiabilité et de l’adhésion des grands chefs de lignages et de villages. L’écart entre ses deux moments peut être de 2 à 3 ans. C’est naturellement dans le Haut-Ogooué que l’adhésion populaire est très massive. Le mouvement concernera principalement la partie orientale de cette province; puis s’étendra à l’Ouest de la Cuvette au Congo à la fin de 1970. Il connaîtra un véritable essor dans cette région au début de 1972 par l’installation de nombreux sanctuaires dans le pays Mbéti. Son expansion rapide et sa légitimation sociopolitique révèlent, semble-t-il, son importance dans le vécu des Mbéti et sa place de plus en plus déterminante dans le système structurel Mbéti.

De son regain d’activité naît ma curiosité scientifique et ma volonté de répondre à diverses interrogations. Pourquoi le Ndjobi connaît-il un regain d’intérêt et d’activité dans un pays où l’option politique (marxiste-léniniste) fait du phénomène religieux ou du système magico-religieux un ’ écueil au développement socio-économique et à l’émancipation de l’homme’? Comment fonctionne-t-il? Quelles sont les motivations principales des adeptes? A quels types d’attentes répond-il? Quels sont ses moyens d’action? Quels types de rapports entretient-il avec les religions monothéistes, avec les deux sectes chrétiennes installées dans le pays Mbéti, avec les institutions étatiques (la justice, l’école, les hôpitaux...) et avec le pouvoir politique? Que représente-t-il pour ces groupes ethniques? Comment devient-il au fil des années l’objet d’enjeux politiques et identitaires? Autant d’interrogations qui me permettront de cerner l’importance du système magico-cultuel dans le vécu de ces groupes ethniques; et de comprendre pourquoi ils pérennisent cette structure.

Sur le plan méthodologique, j’ai circonscrit cette recherche exclusivement à la région de la Cuvette, au groupe Mbéti et à la période contrastée du régime marxisant du Congo allant de 1972 à 1992. Ceci pour mieux analyser certains comportements sociaux et mettre en évidence certains phénomènes spécifiques à cette aire tels que la prolifération des attaques en sorcellerie à travers l’andjimba, le mouandza et la mombandzi, l’identification du Ndjobi aux Mbéti au détriment des Tégué, des Wandji, des Nzabi... et surtout son instrumentalisation politique par le biais de l’association Ovouniki-Mbéti à Brazzaville. Phénomènes que n’ont pas connu les autres groupes ethniques pratiquant le Ndjobi. Cette remarque est aussi pertinente pour les Mbéti à propos des incidences qu’eurent la construction du Chemin de Fer Congo-Océan (C.F.C.O), de la Comilog, l’implantation des entreprises Avoine, de la S.I.A.N et les compagnies d’exploitation forestière... sur les Nzabi, les Bambamba, les Tégué et les Kota du Sud-Ouest du Congo si bien analysées par G. Dupré (1977, pp 56-103).

Bien que le Ndjobi ait les mêmes fondements organisationnels et fonctionnels, les mêmes catégories normatives et philosophiques partout tant chez les Mbéti, les Tégué de la Cuvette que chez les Bambamba, les Kota,...du Sud-Ouest du Congo (Régions du Niari et de la Lékoumou) ou chez les Obamba, les Tégué et les Wandji du Haut-Ogooué au Gabon, sa dynamique et ses incidences ne peuvent pas être étudiées de la même manière d’une aire géographique à une autre, ni d’une communauté ethnique à une autre, à cause de la diversité des paramètres sociaux. La prise en compte de la spécificité des facteurs comme l’environnement géographique, culturel, économique, les acteurs et les enjeux politiques, comme les rapports intercommunautaires permet d’éviter la généralisation des analyses sur certains faits propres à un espace donné à l’ensemble de ces trois régions et aux autres groupes ethniques. Mais j’élargirai le cadre d’analyse des incidences nationales à Brazzaville où le Ndjobi a acquis d’autres caractéristiques liées aux enjeux sociopolitiques et culturels du milieu urbain qui s’éloignent de sa vocation initiale.

J’évoquerai ici succinctement deux aspects intimement liés: la situation géographique et l’appartenance ethnique des Mbéti. En effet, les Mbéti occupent essentiellement la zone frontalière entre le Congo et le Gabon: le Sud-Ouest et l’Ouest pour le premier et l’Est pour le second. Ils appartiennent donc à deux pays et à trois régions différentes (la Cuvette à l’Ouest et la Lékoumou au Sud-Ouest pour le Congo; le Haut-Ogooué à l’Est pour le Gabon). La situation géographique du groupe ethnique a généré trois noms distincts selon les administrations des deux pays. Les Mbéti sont Bambamba dans la région de la Lékoumou, Mbéti dans la Cuvette au Congo et Obamba dans le Haut-Ogooué au Gabon. La distinction nominale entre les différentes composantes du groupe Mbéti repose, semble-t-il, sur leur situation géographique et non sur des données culturelle, historique, politique, économique... comme le système d’organisation sociopolitique, le système magico-religieux, la langue, la scarification faciale, la danse, le mode de production... Données qui non seulement spécifient l’identité ethnique ou montre leur appartenance à une même entité ; mais surtout les différencient des autres groupes ethniques.

Cette distinction nominale révèle la fragilité de certaines classifications ethniques qui entretiennent, dans la plupart des cas, la confusion sur l’appartenance ethnique de beaucoup de communautés congolaises. C’est ainsi que les Mbéti font partie tantôt d’un seul groupe, tantôt d’entités distinctes selon les ouvrages et les articles consacrés aux Tégué, aux Kota, aux Bambamba et aux Mbéti ou selon les classifications ethniques du Congo établies par des linguistes, des géographes, des historiens. J.J. Motsara (1984-1985, pp 27-32) pense que les Mbéti sont une composante des groupes Eshira-Nzabi ou Kota et Ngaré où ils sont associés aux Nzabi, aux Bambamba, aux Tégué, aux Kota et aux Ngaré. Tandis que le Recensement général de la population du Congo de 1974, M. Alihanga (1976, p 48) et l’Atlas linguistique de l’Afrique Centrale (Congo, 1987, Tableau N°5) en font un groupe ethnique unique. Mais une divergence apparaît sur sa composition entre le recensement et l’Atlas linguistique de l’Afrique centrale.

Selon le recensement général de la population (1974), les composantes du groupe ethnique Mbéti sont les Bambamba, les Mbéti, les Akélé, les Batsangui, les Bandzabi... ; alors que l’Atlas linguistique de l’Afrique Centrale (Congo, 1987) n’en dénombre que deux: les Mbéré et les Obamba recoupant l’approche de M. Alihanga. Pour ce dernier, le groupe Mbéti ou Mbédé est composé de Mbéti ou Mbéré et d’Obamba ou Bambamba. Tandis que pour A. Raponda Walker et R. Sillans (1962, p 15), le groupe Mbédé est constitué des Baduma, des Bawandji, des Ambédé, des Mindumu, des Bakaniké, des Bandjabi, des Batsangui et des Ambama. En réalité, le groupe ethnique Mbéti ou Bambamba ou Obamba est une seule et unique communauté constituée des Bambamba, des Mbéti et des Obamba. Selon certains de mes informateurs leur nom générique est Ombama (sing) ou Ambama (plur).

Hormis ces aspects, j’ai été interpellé, au milieu des années 70, par deux phénomènes concomitants: l’essor rapide dans les pays Mbéti et Tégué de la Cuvette, de la légitimation sociale du Ndjobi symbolisant dans l’opinion publique la probité, la désapprobation et la lutte contre les diverses sortes d’attaques en sorcellerie; et la répression systématique par le pouvoir judiciaire de l’Andjimba qui caractérise la déviance maléfique. La disproportion du comportement du pouvoir judiciaire à l’égard du Ndjobi et de l’Andjimba résulte - semble-t-il - des conséquences sociales de ces deux phénomènes et reflèterait la perception de l’opinion publique. Cette perception contrastée des deux phénomènes est caractérisée par la légitimation de l’un et le rejet de l’autre. Malgré cela, certaines personnes continuent à assimiler le Ndjobi à une association de sorciers. Cette assimilation du Ndjobi à une association de sorcier est consécutive, dans la plupart des cas, à une observation simpliste des rituels publics du Ndjobi et à une opinion erronée sur les rituels réservés aux initiés dans le fouoyi. Elle résulte aussi des affaires mettant en cause certains initiés.

L’arrestation (en avril 1988) par la police du P.C.A. de Mbama d’un initié d’un des fouoyi de la commune de Mbama surpris en flagrant délit d’exhumation de vestiges humains au cimetière du village Andingou (à 15 km environ de la commune de Mbama) est une des affaires les plus rocambolesques qui a plus servi de preuve à charge contre le Ndjobi et non contre son auteur.

Et pourtant du point de vue ethnologique la différence entre les sociétés initiatiques et les groupuscules de sorciers est nettement établie depuis les travaux d’E.E. Evans-Pritchard, puis plus tard M. Augé... qui confèrent à chacun un rôle précis dans les systèmes ethniques. L’assimilation établie entre les sociétés initiatiques et les groupuscules de sorciers est encore manifeste dans l’opinion publique au point qu’elle est parfois un sérieux obstacle à la recherche portant les phénomènes magico-religieux et sur la sorcellerie. Car certains de mes informateurs ne comprenaient pas l’intérêt scientifique porté à la sorcellerie qui est considérée dans le pays Mbéti comme une déviance volontaire et donc un facteur de désordre social. Dans ces conditions, les informations sont souvent biaisées et tendent surtout à corroborer la perception négative de la sorcellerie. Et le chercheur doit alors faire preuve d’une certaine habileté pour saisir ses autres caractéristiques.