2.4- La division sociale du travail

Le pays Mbéti est situé en pleine forêt équatoriale bénéficiant d’un climat tropical et surtout d’une abondante pluviosité, d’une végétation diversifiée, d’une grande variété d’espèces animales et d’un sol très riche qui favorisent l’agriculture, la chasse et la cueillette. On y produit le manioc, l’igname, le riz, la patate douce, les bananes, l’arachide, divers légumes, le safou, l’ananas, l’avocat, la mangue, l’orange... Et la chasse (au filet, à l’arme à feu...) est focalisée sur les antilopes, les porcs-épics, les buffles, les phacochères et les oiseaux. Enfin la cueillette des fruits, le ramassage des légumes, des chenilles et des champignons fournissent aux Mbéti une autre source d’aliments.

C’est pour cela que la majeure partie du temps de travail Mbéti est consacrée à ces trois activités. Tandis que le temps réservé à l’élevage des caprins (chèvres et cabri), de la volaille et la pêche est moins important. Et ce malgré l’importance symbolique de ces animaux dans le système magico-religieux et les échanges intra-ethniques. Ceci dit, chaque lignage, chaque lignée doit en posséder quelques têtes de bétail ou quelques oiseaux de la basse-cour.

En outre, le caractère saisonnier de ces diverses activités et la combinaison des procès de production qu’elles nécessitent donnent l’impression d’une inégale répartition de tâches entre les hommes et les femmes. En apparence, le temps de travail des femmes est plus important que celui des hommes si l’on ajoute le temps des travaux ménagers et l’éducation et des enfants. Or une telle observation fait abstraction du temps de travail consacré aux autres activités masculines et aux caractéristiques de la division du travail chez les Mbéti.

Dans le domaine agricole, par exemple, les hommes et les femmes interviennent alternativement dans le procès de production. Cette complémentarité est inhérente à la division sexuelle du travail qui fait que l’homme et la femme ne peuvent pas participer au même moment à un procès de production. C’est le cas pour le défrichement, l’abattage d’arbres et le brûlis des espaces à cultiver pour les hommes qui s’étalent sur 4 à 5 mois consécutifs (soit de mai à septembre); précédant le ramassage des arbres brûlés, le labour et l’ensemencement pour les femmes durant 4 à 6 mois(d’octobre à mars).

A partir de ces éléments, il faut relativiser l’importance du temps du travail des uns et des autres dans une société où les activités annexes (comme la construction ou la réfection des maisons, les affaires politiques... pour les hommes ou les travaux ménagers, la confection des paniers pour les femmes) occupent jouent un rôle non négligeable dans leur vécu. Néanmoins, on peut noter que dans le cycle de production agricole les procès masculins et féminins se combinent dans le temps ou sont alternés sous forme de coopération complexe.

On peut faire les mêmes observations chez les Makoua et les Kouyou dans le domaine de la pêche et de l’agriculture.

La division du travail chez les Mbéti semble être fondée sur la pénibilité des procès de production et la maîtrise de la dimension magico-religieuse des rites inhérents. Ainsi les procès de production comme la chasse au filet ou aux armes à feu (mbia), du défrichement et de l’abattage d’arbres (komoua) des espaces à cultiver, la construction des maisons ou des cases (hotoua ndjo), la récolte du miel (howolo vouogui) et du vin de palme, la cueillette des noix de palme (hokia mba) et la confection des filets de chasse (hotoua àkià) jugés pénibles et parfois périlleux pour certains, et nécessitant des connaissances magico-religieuses, reviennent aux aînés. Tandis que les opérations où le risque physique est moindre telles le labour, l’ensemencement, la récolte, la cueillette, la fabrication du pain de manioc... sont réservées aux femmes et aux cadets. En réalité cette division du travail reproduit ce que F. Héritier (1996, p 20) appelle ’ le support majeur des systèmes idéologiques’. Autrement dit, la répartition des tâches relève tout simplement des constructions culturelles donc de la symbolique qui structure aussi bien les rapports sociaux que la stratification sociale.

La particularité de certaines activités comme la chasse ou la pêche à la corbeille exclut la coopération entre les sexes. Jadis la chasse au filet (mbia-akia) était avec la razzia et l’abattage des arbres ( komoua), une activité à haut risque et par conséquent réservée aux hommes où ils devaient mettre en évidence leur virilité; d’où sa diversité selon le type d’animal, de filet et de lance. On a donc la chasse aux sangliers sauvages (Ngoya), aux buffles (mvouli), aux antilopes noires (bemba), aux porcs-épics (ngouoma), aux singes (nkéma), aux divers types d’antilopes (Ntsa, okayi, hossibi ). A cela correspond aussi un type de filet selon la morphologie et la taille de l’animal. La chasse au ngoya, au mvouli, au bemba s’effectuera avec le filet mpocho ou anwounga et avec des lances youoho. Tandis que celle consacrée aux antilopes moyennes le sera avec akia mélétchéndé, celle des porc-épic avec le mpondji ou fèndj,et des lances appelées olaga. La différence entre les filets provient de la taille des mailles et du fil de confection. Les mailles avoisinent 15 cm de diamètre pour le mpocho, 10 cms pour le second et cinq centimètres pour le mpondji.

Mais cette différence devient plus intéressante lorsqu’on intègre la dimension sacrée où l’on associe les esprits ancestraux, les génies cosmiques pour une activité de production. En vérité il s’agit d’un affrontement entre les forces de la forêt et celles du village (résidence). C’est pourquoi la chasse au buffle mvouli ou au phacochère ngoya nécessite une ritualisation conséquente au cours de laquelle les filets, les lances et les machettes rassemblées devant l’olèbè du chef de village reçoivent une onction magique. Ce dernier et le propriétaire foncier qui l’assiste sont les seuls officiants. En outre, cette ritualisation obéit à des normes strictes pour éviter des accidents: tels que l’abstinence sexuelle à la veille du jour choisi et l’interdiction du port de sous-vêtements durant la chasse. Comme si l’homme redoutait toujours la bête. Les invocations prononcées à l’égard des esprits rappelleront la dangerosité de l’épreuve pour les chasseurs et surtout l’importance de la capture présentée comme la victoire de l’homme sur les forces de la forêt. C’est pourquoi cette capture doit être annoncée publiquement aux villageois par l’exhibition par un chasseur de la queue de la bête.

Mais la symbolique du ngoya est liée au mythe qui lui confère ’la faculté de disparaître à tout instant comme le ferait un ancêtre ou un esprit fantôme’, d’où la précaution prise par les chasseurs de l’égorger et de couper sa queue dès sa capture. Cette queue servira de preuve de la capture. Autrefois certains chasseurs avaient été surpris par sa disparition après la capture, dès qu’il y avait un moment d’inattention. Cette disparition était la preuve de sa supériorité sur l’homme.

Aussi l’homme en transformant la faculté de cet animal en puissance favorable, a dompté la force de la forêt. Il a fait de la crinière séchée et consacrée du ngoya ou du mvouli par un dignitaire de la confrérie de l’Onkani un des emblèmes apparents du pouvoir de la chefferie de village ou de clan; ce pendant que les cornes du mvouli sont utilisées comme des sifflets ou des trompes pour l’annonce des grands événements ou comme contenant pour la fermentation des produits phytothérapeutiques.

Derrière cet exemple de la chasse se profile toujours l’idée de labeur et d’endurance et surtout de conquête des vertus d’espèces animales et végétales. C’est aussi vrai pour la guerre et pour l’abattage des arbres qui cristallisèrent autrefois la symbolique du pouvoir masculin. Cette division sexuelle du travail se superpose à l’intérieur de chaque sexe avec une division correspondant au statut de chaque individu, défini par son rang et par son âge: les adolescents exécutent les tâches les moins pénibles. Et les tâches les plus pénibles sont réservées aux hommes adultes et forts c’est-à-dire les chefs de lignage ou de groupes domestiques. De cette manière la maîtrise des techniques manuelles et rituelles leur permet de renforcer et de préserver la symbolique de leur statut.

En somme la division sexuelle du travail reproduit explicitement quelques normes de l’organisation sociale et contribue à pérenniser une stratification qui insère progressivement les adolescents dans le corps social par des rites afférents à une activité. Mais surtout elle renforce la dépendance des cadets à l’égard des aînés. Ainsi maîtriser les techniques de l’abattage d’un arbre, de construction d’une case ou du déploiement d’un filet de chasse sont des critères qui permettent au cadet d’accéder à la catégorie des hommes. Mais le travail n’est qu’une partie de ce long processus. Car il faut aussi maîtriser les mécanismes du système magico-religieux pour se dire affranchi de l’autorité des parents ou des oncles. Ce qui explique les restrictions qu’impose l’organisation sociale Mbéti aux femmes et aux adolescents masculins. Car le système magico-religieux confère une symbolique sacrée aux catégories normatives qui laisse entrevoir l’empreinte du divin.