I - QUELQUES COMPOSANTES FONDAMENTALES DU SYSTEME MAGICO-RELIGIEUX MBETI

1- Le culte des ancêtres : KOLAMAHA EDJO

1.1- La notion de personne et d’ancêtre chez les Mbéti

Les Mbéti emploient généralement l’expression kolamaha edjo pour désigner les différents rites par lesquels s’effectue la relation particulière entre les morts et les vivants ; c’est-à-dire le culte des ancêtres. Mais ils font une distinction nominale entre les rites selon leur nature. Ainsi kolamaha edjo correspond plus à une sorte de supplication des esprits ancestraux afin de désamorcer le courroux d’un ancêtre du lignage, et à une sollicitation de leur protection en cas d’épidémie ou d’une attaque en sorcellerie...Tandis que les offrandes régulières qui ont lieu lors de la répartition sociale des produits de la chasse, de la pêche et de l’agriculture sont appelées akombo. D’autres rites qui renvoient à des activités plus ordinaires comme l’entretien des cimetières, la réfection de leurs huttes et la présentation d’un nouveau-né aux esprits ancestraux ont des noms très courants. Cette distinction des rites est caractérisée aussi par le statut des officiants. Kolamaha edjo est effectué par les chefs lignagers et les chefs de groupe domestique ; tandis que qu’akombo et les autres rites sont réservés à leurs suppléants et aux adolescents. Ces derniers doivent apprendre ce délicat exercice et acquérir la maîtrise du langage codé, et surtout être en contact régulier avec les esprits ancestraux et intégrer progressivement le véritable cercle lignager. La différenciation des officiants par rapport à leur sexe n’existe pas à ce niveau. Les chefs lignagers apprennent indistinctement cet exercice aux filles et aux garçons dans la perspective du changement de statut en tant que parents. Ce qui permet à la femme-épouse d’effectuer correctement les rites concernant ses lignages dans le cadre de la virilocalité. Ces exercices rituels se rapportent toujours à la notion de personne et d’ancêtre chez les Mbéti  qui renvoie à leurs rôles sociaux.

Les Mbéti désignent la personne par le terme Mvouoro qui est constitué de trois éléments fondamentaux : Gnoro, Holimi et Koyini. Gnoro le corps entier, c’est-à-dire les organes et l’enveloppe charnelle. Gnoro disparaît à la mort. Tandis que holimi, l’équivalent du mot âme, est invisible sauf pour le chat, le chien et pour certaines personnes (qui ont d’autres facultés). Il est parfois immortel et indestructible. A la mort, holimi se sépare du corps et reste à ses côtés jusqu’aux obsèques. Il s’avère que holimi accompagne le cortège funéraire jusqu’au cimetière. A la fin des funérailles, il peut revenir au village en compagnie des autres membres (vivants) du lignage ou errer en forêt.

En réalité l’avenir de holimi est lié à la fois au statut et surtout au comportement antérieur (lors du vivant) du défunt. S’il a été chef de lignage, charismatique et de bonne moralité, holimi a plus de chance de devenir un esprit ancestral ou d’être incarné dans un nouveau-né. Au contraire s’il est membre de lignage ayant un statut inférieur et son comportement était caractérisé par une déviance morbide, holimi va errer sous forme de fantôme ou être incarné en un fauve. Les Mbéti lui attribuent la responsabilité de certaines maladies (dont l’auteur ou l’agent pathogène maléfique est inconnu) et l’égarement en forêt de certaines personnes. Quand les victimes sont retrouvées, elles sont aphones et inertes.

Les apparitions impromptues des fantômes et leurs disparitions rapides à l’approche des vivants sont d’autres caractéristiques de holimi errant. Dans ces conditions les Mbéti disent que le mort a été refoulé par les ancêtres. Il faut alors trouver un moyen efficace pour le neutraliser.

Cette perception provient aussi d’une légende selon laquelle un homme était mort pour avoir utilisé un miroir pour vérifier la thèse de la présence de holimi (sous forme de fantôme) à côté du cercueil. Il s’avère qu’il avait vu quelqu’un (le mort) dans cette position. Quand leurs regards s’étaient croisés, l’homme est mort subitement.

Le caractère incontrôlable de holimi des personnes déviantes, dans ces instants, où il cherche un point de fixation a suscité diverses précautions pour protéger les adolescents et les personnes psychologiquement fragiles. Il est leur strictement interdit d’assister à l’inhumation ou à l’exhumation d’un corps, de voir le cadavre d’un homme et surtout d’utiliser une glace au moment des obsèques.

Enfin koyini est l’ombre portée par le corps humain durant la vie. Il est l’un des signes d’une bonne santé. Sa disparition est un mauvais présage pour l’homme. Il s’agit soit d’une maladie maléfique, soit d’un affaiblissement de son système immunitaire.

Nous retrouvons quasiment les mêmes composantes de la personne chez les Bobo (G. Le Moal, 1973, pp 193-203) avec Ko (le corps), Meleke (l’âme) et Yè (l’ombre). Mais l’interprétation de ces données diffèrent totalement selon l’ethos de chaque groupe ethnique. On peut relever, par exemple, que la conception Mbéti de la personne détermine très souvent la stratégie thérapeutique des devins et des guérisseurs et la compréhension de certains mécanismes qui rendent vulnérables des êtres dans le cas des attaques en sorcellerie... C’est aussi pour cela que les Mbéti accordent une importance particulière aux substances et aux organes humains comme les ongles, les cheveux, les côtes, les doigts ou les orteils, les dents, la salive ou les crachats, le sang... pour certains rituels. Ainsi la notion d’ancêtre découle à la fois de cette conception de la personne, de l’âge du mort, de son charisme et du pouvoir exercé antérieurement dans la communauté des vivants et surtout à sa profonde connaissance des hommes et des choses. Ils sont surtout l’une des variantes fondamentales des systèmes référentiels et magico-cultuel qui permettent au Mbéti de se situer dans le temps et dans l’espace, de comprendre et d’analyser certains phénomènes de son environnement avant d’entrevoir d’autres schémas explicatifs. En tant que créateurs de l’humanité et des institutions, ils sont en quelques sorte une source inépuisable de force pour les humains. A partir de cette conception, les Mbéti confère à l’ancêtre un rôle important dans leur système structurel tant au niveau de l’organisation sociale, du système du contrôle social, qu’au niveau l’économie, des systèmes thérapeutiques, de socialisation... au point que son omniprésence peut être présentée comme analogue à celle de Dieu dans la religion chrétienne.

Par conséquent le statut d’ancêtre prend un sens particulier. Ainsi tout mort ne devient pas automatiquement un ancêtre à partir du moment où cette consécration sociale et posthume est basée sur certaines idées maîtresses et sur des critères précis. Comme je l’ai souligné ci-dessus, le statut d’ancêtre renvoie à la fois au vécu du défunt, à son statut, à son comportement antérieur lors de son vivant... et aux conditions de sa mort. Ces conditions créent une distinction entre la bonne mort et la mauvaise mort. La bonne mort est celle qui a lieu dans des conditions normales, à un âge avancé et concerne les vieillards. Tandis que la mauvaise mort est celle qui surprend par sa soudaineté et touche souvent les adolescents, les adultes, les mères d’enfants... La distinction des morts formalise aussi le comportement des vivants à l’égard des defunts. ’Car n’est pas ancêtre qui le veut. La société des vivants ne dirige vers ce paradis  que les morts qui remplissent certaines conditions bien déterminées’ (D. Zahan,1970, p.82). L’ancêtre est, donc un homme ou une femme d’un ’grand âge’ qui a accumulé avec le temps une profonde expérience des hommes et des choses. Il s’agit exclusivement des vieillards qui quittent le monde des vivants par la bonne porte, c’est-à-dire à la suite d’une mort admise comme normale.

Tandis que ceux qui meurent à fleur de l’âge et ceux que l’inexpérience de la vie classe dans la catégorie des enfants (c’est-à-dire les nourrissons, les adolescents et certains adultes) tombent dans l’oubli collectif. Ils n’accèderont pas au statut d’ancêtre. Dans cette catégorie, on retrouve ceux que les Mbéti nomment pudiquement andja’amvouoro 19. Il s’agit des mort-nés, des fausses couches, des nourrissons et des adolescents; ceux que la société n’intègre pas dans le corps social et qui n’appartiennent pas à une catégorie particulière comme les déficients mentaux, les trisomiques, certains handicapés.... exclus du statut d’ancêtre. Mais cette hiérarchisation statuaire ne signifie pas que ces personnes ( de leur vivant ) sont des exclus sociaux. Car la déficience mentale n’est pas un phénomène naturel pour les Mbéti. Elle est perçue comme la sanction d’un mauvais comportement d’un mort qui dépasse les capacités des vivants, et par conséquent les victimes ne doivent pas être doublement pénalisées dans leur existence. Les membres du lignage et les membres de la communauté villageoise se doivent de leur apporter assistance quel que soit le cas de figure. C’est à partir de cette conception que l’on n’attribue pas à cette progéniture le nom d’un ancêtre, afin d’éviter la multiplication de ces phénomènes. On craint surtout le retour des mauvais morts qui serait désastreuse pour le lignage.

Il faut préciser qu’un individu devient un homme chez les Mbéti à partir du moment où il peut bâtir sa maison, défricher un espace forestier pour son champ, participer à la chasse collective au filet et à d’autres activités de production des biens matériels, participer à certains rituels lignagers ou villageois, se marier et donner la vie.

Quant aux esclaves et aux prisonniers de guerre, même intégrés dans des lignages - considérés toujours comme étrangers- ils ne peuvent prétendre à ce statut. Non pas, à cause des mêmes raisons que la précédente catégorie sociale, mais simplement que leur phylum ancestral réside ailleurs. Ils n’ont ni une assise locale, ni une souche lignagère qui feraient d’eux des êtres appartenant entièrement à cet environnement. Et ce, malgré leur adoption, leur intégration surtout leur participation active à la vie du groupe; ils demeurent des éléments juxtaposés à la fois par leur origine et ne sont pas associés à la communion avec les ancêtres-fondateurs du lignage. Par eux, ne s’effectuera pas la pérennisation d’un quelconque phylum lignager dans la société, dans l’espace et dans le temps.

Cette catégorisation post-mortem est très édifiante au niveau des lieux d’inhumation : antsouo. Les viellards et les adultes y sont les seuls à être inhumés. Tandis que les membres des autres catégories seront inhumés derrière les demeures familiales. Si bien que chaque famille compte, en raison de la mortalité infantile élevée, une à deux tombes dans son espace résidentiel. Même certains adultes inhumés dans les antsouo n’auront pas le statut d’ancêtre.

Telle qu’est définie la notion d’ancêtre, le système Mbéti consacrerait beaucoup de morts et le panthéon Mbéti serait composé uniquement d’ancêtres. Ce qui peut poser un certain nombre de problèmes notamment lorsqu’il faut rendre des cultes à des occasions particulières ou dramatiques où il faut spécifier le destinataire d’un rite afin d’obtenir satisfaction ; d’où une autre distinction qui réduit la probabilité de devenir ancêtre pour les morts. Les ancêtres seront donc les chefs lignagers, les chefs de groupes domestiques, les chefs de clans, les chefs de village, certains devins, guérisseurs... Ce qui a amèné L.V. Thomas (1982, p 138) à les repartir en deux catégories d’ancêtres: ’les ancêtres immédiats, ceux avec qui ou a des rapports généalogiques précis, historiquement déterminés, sont invoqués nominalement sur les autels [...]. Quant aux ancêtres lointains, ils constituent une collectivité anonyme, objet d’un culte syncrétique.’

L’analyse de la notion d’ancêtre montre comment s’effectue la stratification des morts dans la société Mbéti. Celle-ci confère aux ancêtres des fonctions importantes dans cette relation particulière entre les vivants et les morts. Les ancêtres demeurent pour les générations successives des vivants, malgré l’acculturation, une source inépuisable de force; d’où la proximité des demeures ancestrales et de celle des vivants. Cette relation complexe trouve une de ses expression dans la structuration topographique du pays Mbéti. On ne peut s’éloigner des siens géographiquement. Car l’éloignement serait un signe de rupture symbolique des liens entre le monde des morts et celui des vivants.

Notes
19.

Andja’amvouoro signifie littéralement en Mbéti l’eau de l’homme. En réalité, Andja’amvouoro désigne tous ceux qui sont dépourvus d’expérience sociale et qui meurent très jeunes. L’analogie avec la fluidité de l’eau vient du manque de constance et de force de l’être.