1.2- La demeure ancestrale et les lieux cultuels

Les Mbéti répartissent l’espace villageois en trois domaines distincts: le village (mpoho), les lieux cultuels (olèbè, mbissa ndjo, abalihi...) et certains de ces espaces où on se procure les biens de subsistance (angouono, amouoli, achouaha, èkèli...) Le village est constitué des domaines lignagers, de maisons des groupes domestiques, des olèbè et d’une cour centrale. Il intègre aussi certains lieux cultuels qui peuvent être un coin de la demeure familiale, un carrefour des chemins, le cimetière, l’olèbè... Et les espaces où on se procure les biens de subsistance sont les champs, les lacs, les étangs, les fleuves. Pour l’ancêtre cette définition de l’espace villageois n’a pas de portée dans son existence en raison de son omniprésence et de sa représentativité sociale. Sa demeure officielle est l’antsouo.

L’antsouo, synonyme de cimetière d’aujourd’hui, est réservé à tous les défunts adultes et vieillards. C’est la résidence commune, à l’exception des jumeaux en bas âge et d’andja’amvouoro. La parcellisation des lieux d’inhumation répond à la catégorisation des morts déjà mentionnée. Cette 10première répartition suscite une parcellisation selon la place occupée au village (antérieurement) et selon le statut. La configuration du cimetière va de pair avec celle du village. L’antsoua n’est autre chose qu’une reproduction de l’archétype organisationnel du village des vivants. La parcellisation lignagère de l’espace villageois est reprise dans le cimetière; sauf qu’ici le chef du village occupe une position prédominante. Comme le chef du village, le dignitaire lignager est entouré des siens. Reposant sur cette structuration lignagère, le cimetière constitue à proprement parler un village de l’au-delà. Si bien qu’on constate d’énormes écarts entre les groupes de tombes. Ceux-ci font office de parcelle lignagère ayant entre elles des limites naturelles dont nul ne peut violer l’intégrité territoriale quelle qu’en soit la nécessité.

Par cette symbolique du patrimoine lignager, on comprend pourquoi les Mbéti transféraient souvent les vestiges des ancêtres de l’ancien au nouveau village; comme le transfert aujourd’hui des restes de celui qui meurt à l’étranger20. Par cet acte, on conserve ce lien ineffaçable. Ils sont à la fois l’identification de la mort et la gravité d’une continuité existentielle. C’est à ce double titre de la mort et de la survie posthume que l’antsouo possède une dimension sacrée. C’est aussi une référence socio-historique pour la communauté villageoise qui pourra retracer les péripéties événementielles de son existence ou établir une périodisation de quelques faits importants. L’antsouo cristallise en lui aussi une triple dimension : dépôt des sépultures ancestrales, siège d’une force vitale et support relationnel entre les défunts et les vivants. En ce sens, l’antsouo ne correspond pas à une rupture de communion par la mort. Au contraire, les obsèques et les rituels qui s’ensuivent montrent à quel point on socialise par la mort.

Hormis l’antsouo, les Mbéti disposent d’autres espaces cultuels qu’ils utilisent pour leurs prestations rituelles:

  • le mbiss ndjo (l’arrière de la demeure familiale),

  • le mpana-Ndjo (une façade de cette demeure) ,

  • le ntsènguè (la savane qui entoure souvent le village),

  • l’olèbè,

  • certaines parties de la forêt (souaka),

  • les carrefours (abalihigui),

  • les espaces cultivés (angouono),

  • les anciens villages (mvouohou-è-mpoho),

  • l’ancienne demeure familiale (ndjo èmvouohou).

Cette distinction correspond à un usage spécifique qui singularise les lieux par rapport aux événements et aux rituels. Ainsi, les offrandes ponctuelles consécutives à une partie de chasse et de pêche, une récolte abondante sont faites dans le mbissa-Ndjo. Tandis que les offrandes événementielles ou conjoncturelles en nature (morceau d’étoffe...) le sont, soit dans l’antsouo (pour juguler le courroux des ancêtres), soit dans le ndjo et dans le mbissa-ndjo.

L’invocation des ancêtres a lieu souvent dans le mpana-ndjo ou dans le ntsènguè. Par contre, le sacrifice des animaux et des volatiles domestiques a lieu spécifiquement dans l’antsouo ou l’olébè. Cette distinction est l’aboutissement d’un processus de consécration plus ou moins long selon les circonstances événementielles et de l’argument divinatoire qui prescrivent le lieu correspondant aux volontés ancestrales.

Malgré cette diversité des lieux cultuels, les Mbéti limitent le nombre des officiants de ces rituels. En cas de maladie grave mettant en cause nommément un ancêtre et lorsque le rite de réconciliation ou d’expiation nécessite le sacrifice d’une chèvre sur la tombe de ce dernier, les personnes habilitées seront le devin, le guérisseur et le chef de lignage; le premier en tant que représentant des membres vivants du lignage et le second en tant qu’intercesseur occasionnel entre l’ancêtre et la victime. Pour l’offrande conjoncturelle qui a une valeur significative, le second est le seul habilité. Mais, l’offrande régulière ou ponctuelle peut être faite par les suppléants, les jeunes pour les initier au contact des forces ancestralisées.

Notons, enfin, que cette perception des lieux cultuels se limite au niveau familial ou lignager. Mais elle prend une dimension communautaire et villageoise pour les actes (comme la chasse, la pêche et les semis... ou des cas de maladie renvoyant à un acteur anonyme) impliquant des entités plus nombreuses à une grande échelle et nécessitant la coopération de plusieurs individus. Dans ce cas, la communauté agira en tant personne morale. La conjonction de ces paramètres fait que les Mbéti n’établissent pas de calendrier pour satisfaire une quelconque attente, ni pour faire une dévotion. Tout est fonction des événements.

Ces lieux-dits ont chacun une portée profonde par rapport aux enjeux sociaux et à l’ordre cosmologique. L’ancien village reste le siège du phylum social et celui des esprits ancestraux - même omniprésents dans le nouveau village. Le recoin de la maison, tout comme l’arrière-plan de la demeure ou de la parcelle familiale sont l’aspect vivant de la réalité humaine. Ils constituent avec le cimetière les composantes d’un même ensemble. C’est en ces lieux que l’homme affirme sa maîtrise partielle et sa domestication de l’espace naturel. Cela ne veut pas dire qu’il sous-tend ces activités tout seul. Cette parcellisation de l’univers villageois en micro-entités spatiales cultuelles traduit une valorisation à la fois de l’acte cultuel, de l’espace et de l’homme. La micro-entité cultuelle est ici un référent important qui, à lui seul, spécifie l’acte rituel, l’officiant et définit la structure organisationnelle.

Enfin, l’espace est non seulement lieu de reproduction sociale et de production matérielle, mais aussi celui de la reproduction des représentations sociales. Dans cette perspective la cosmogonie ethnique révèle sa substance pédagogique et historique pour les humains; et le lieu-dit devient une multitude d’éléments signifiants et signifiés dont chacun prend du relief par rapport à l’acte rituel ou productif. L’ambivalence de certains lieux - à la fois univers cultuels et univers productif ou cadre cultuel et cadre résidentiel- résume la conception et l’organisation fonctionnelle de l’espace chez les Mbéti; en même temps, elle élimine toute opposition entre le mystique et le profane, entre la forêt et le village. Le mystique s’intègre aux autres paramètres du vécu humain donnant une pertinence à cette complexité.

Notes
20.

Lors d’un changement de village, les vivants transportaient les restes de leurs défunts de l’ancien vers le nouveau village, pour s’assurer qu’ils déménageaient avec eux et que ceux-ci ne se sentent pas oubliés là où ils sont inhumés précédemment. Certains morts le réclamaient sous diverses formes : rêves, maladie, infortune, si leur descendance ne donnait pas la peine de le faire.