1.3- Le culte des ancêtres dans le système magico-cultuel Mbéti

Le culte des ancêtres est l’une des formes la plus ancienne des pratiques religieuses Mbéti et de nombreux groupes ethniques en Afrique dans la mesure où il a un caractère domestique et concerne tous les sous-lignages, les lignages, les clans, les villages et les chefferies royales... Sa pratique remonte à des temps immémoriaux. Le culte des ancêtres concerne indistinctement le père, la mère, le fils, les grands-parents... Et il n’est pas une affaire d’initiés ou d’adeptes, ni régi par des règles spécifiques aux sociétés secrètes ou initiatiques, aux confréries ou d’autres mouvements religieux. Bien qu’il existe des rites particuliers qui doivent être effectués par des officiants attitrés, la plupart d’entre eux peuvent être effectués par n’importe quel membre du lignage ou du groupe domestique. C’est le cas pour les offrandes aux ancêtres après une bonne partie de chasse. Elle peut être offerte par un fils, un neveu, un petit-fils, une soeur, une nièce...Ce qui permet à la fois d’être en contact permanent avec les esprits ancestraux et de maîtriser les termes et la finalité des prières rituelles, et surtout de consolider sa position dans le système lignager. Le culte des ancêtres est donc l’affaire de tous, et le respect de certains interdits incombe aussi à tous les membres du lignage et des segments. Par conséquent la place de l’ancêtre dans le système magico-religieux est importante.

Les Mbéti définissent l’ancêtre par sa profonde connaissance des hommes et des choses, par la création des institutions qui organisent le vécu des vivants et surtout comme leur géniteur et par la nature de son holimi lui conférant ainsi un statut spécifique. Mais son rôle semble délicat à circonscrire parce que son action est multidimensionnelle. Et comme il s’agit d’un être invisible, on ne peut pas le quantifier, ni le qualifier et il demeure anonyme. Néanmoins les Mbéti lui attribuent les actes positifs. Tandis que les actes déviants proviendraient des morts anonymes et des vivants. Dans ces conditions, l’ancêtre en tant patriarche doit assumer cette responsabilité sociale.

Cependant les multiples rites (offrandes, sacrifices et diverses prières) que les vivants lui destinent à différents moments et occasions sont supposés attirer sa reconnaissance21. Qu’il s’agisse des rites individuels ou collectifs (lignagers ou villageois par exemple) lors d’un décès, d’un mariage, de la naissance d’un enfant ou de jumeaux, d’un changement de village ou de l’implantation officielle d’un nouveau village, voire d’un sanctuaire, après une récolte abondante ou une bonne partie de chasse collective, il y a une communion entre le monde des vivants et celui des morts qui transcende l’aspect du vécu immédiat pour mettre en évidence la symbolique d’un esprit systémique. Cette communion s’effectue à travers des objets magiques et des rites conférant à l’ancêtre une dimension transcendante par rapport à l’homme. Et par sa connaissance des choses et des hommes, l’ancêtre représente un puissant pouvoir dans plusieurs domaines sacré, juridique, économique et moral. C’est cette grandeur ambivalente (de devin-guérisseur et guerrier à la fois protecteur et assassin ou de chef lignager à la fois rassembleur et sorcier) qui accroît sa force dans ces sociétés de faible dimension démographique.

Comme, jadis, les chefs de village étaient exclusivement des chefs lignagers et claniques, des devins-guérisseurs et des guerriers, les Mbéti avaient progressivement intégré dans leur système d’organisation sociale l’argument de l’assise sacrée du pouvoir; par conséquent tout acte rituel doit nécessairement se référer à eux qui sont à l’intersection entre les esprits ancestraux et les génies cosmiques et les vivants.

Prenons, par exemple, le ressentissement de l’ancêtre qui se traduit par la maladie affectant un membre de son lignage pour saisir son rôle dans le système Mbéti.

Voici une invocation prononcée par le chef lignager lors d’un rite thérapeutique :

Traduction

Cette invocation est une sollicitation. Elle déifie l’esprit de l’ancêtre-géniteur à travers ses fonctions: de concepteur des lois, d’agent de contrôle social et de sécurisation et de puissance tutélaire. Là se situe l’importance des esprits ancestraux utilisés dans les sociétés initiatiques ou secrètes. En effet, elles utilisent ici la fois cette puissance ambivalente de l’ancêtre, cette symbolique de géniteur des vivants qui maîtrise la connaissance des hommes et des choses, cette assise du pouvoir qu’il a conçu et légué aux vivants. Son ubiquité, son immanence et son invisibilité en font une des forces vitales indispensables à leur fiabilité et leur légitimation sociale. Pour ce faire, les concepteurs de leurs reliquaires emploient les vestiges des grands chefs lignagers et villageois, des devins-guérrisseurs, des grands chasseurs et agriculteurs, des célèbres Ankani et Anga monkéra comme symboles de cette puissance ancestrale. Comme la présence de l’os frontal d’un fou et des menstrues d’une femme introduisent la notion de dangérosité.

Il semble qu’à travers l’usage des symboles matériels, il y a l’idée de pérenniser le lien entre les vivants et les ancêtres, d’impliquer davantage les seconds dans le vécu des premiers et une reconnaissance de leur rôle. Cette conception sacralise la vie post mortem et lui confère une autre dimension justifiée seulement par les mythes et des actes attribués aux morts. Ce mécanisme d’habilitation post mortem structure non seulement les rapports entre les deux univers ou l’organisation sociale mais aussi l’éthique traditionnelle. Car la mort n’est plus un simple fait biologique mais un élément d’élaboration des mécanismes d’organisation sociale, de définition de l’existence humaine, des fonctions et d’appartenance catégorielle.

On retrouve ici cette idée que la puissance magique d’un être est renforcée par la mort ou que celle-ci la dote d’un atout supplémentaire. En ce sens, la mort apparaît comme un moment de l’existence humaine ou comme un sacrifice continué qui lui confère une portée bénéfique pour les vivants; en même temps cela efface l’aspect négatif qu’elle produit dans l’organisation sociale. Cette conception de la mort ou de la vie post mortem est aussi symptomatique du rôle réservé à l’ancêtre chez les Batéké (de la région des Plateaux) où le corps du chef-défunt est momifié et conservé dans une case (en position accroupie) pendant six mois à une année (selon L.O. et E. O. mes deux informateurs Batéké). Un rituel permet de l’entretenir régulièrement durant cette période avant son inhumation officielle. Cette période favorise l’appropriation du pouvoir magique du défunt22 par les vivants et sa fixation dans le cercle lignager. Enfin, elle montre que la dynamique du groupe procède d’une complémentarité des vivants et des morts. Tandis que chez les Mbéti, la confrérie de l’Onkani ressitue les enjeux au niveau du pouvoir supraclanique, et de l’intérêt communautaire.

Notes
21.

Cela ne revient pas à dire que son rôle soit déterminant dans tous les domaines, ni que le vivant soit tributaire à tout instant de son apport.

22.

Ce défunt est, dans la plupart des cas, un chef clanique ou lignager, un devin ou un guérisseur...