2 -L’ONKANI : La confrérie des dignitaires Mbeti

2.1- Genèse et finalité de l’Onkani

Dans son acception première, l’Onkani désigne la catégorie des grands chefs, des nobles et des grandes personnalités chargée d’assumer les fonctions supérieures dans la société; c’est-à-dire l’exercice du pouvoir. Il s’agit d’assurer la stabilité politique et l’équilibre social en défendant la société contre ses propres faiblesses et en aménageant les adaptations nécessaires qui ne soient pas en contradiction avec ses principes fondamentaux. Ce sont probablement ces caractéristiques qui ont amené M. Alihanga à le définir comme ’une société secrète de gouvernement où s’exprime une dualité : politique et sacré’. En réalité, il s’agit d’une confrérie regroupant exclusivement les notables des villages, les grands chefs de lignages et de clans (nantis d’une profonde connaissance des hommes et des choses) reposant essentiellement, selon nos informateurs, sur l’oeuvre et les principes édictés par un personnage légendaire et mythique NKANIHI dont les axes d’action sont:

  • établir la justice et l’égalité entre les individus en luttant contre les abus de pouvoir ou l’autoritarisme de certains chefs claniques,

  • instituer un système normatif et structurel afin de limiter les conflits à l’intérieur de la communauté Mbéti,

  • donner au pouvoir un fondement magique pour agir efficacement.

Tout commence par la constitution d’un groupe d’hommes capable d’interpréter les prophéties d’un adolescent Nkanihi, d’analyser ses messages et de les traduire en rapport avec la réalité sociale. Mais la concordance de ces prédictions avec certains faits fit craindre aux tenants du pouvoir clanique la légitimation d’un adolescent qui n’avait pas encore fait ses preuves dans des domaines spéciaux comme les guerres, la chasse des mammifères dangereux ou les batailles inter-ethniques ; ou qui n’avait pas suivi les rites afférents au pouvoir. Jadis, il fallait, par exemple, capturer un gros gibier, participer activement et de manière convaincante à une razzia et à une guerre; capturer un ennemi ou apporter un objet symbolique pour accéder à la catégorie de notable pour certains ou de chef clanique pour les autres.

C’est au cours d’une razzia chez les Mboko (groupe ethnique voisin) que Nkanihi s’affirma comme grand stratège à la surprise des aînés. Et il devint par la suite le suppléant incontestable de son oncle dans le domaine phytothérapeutique. A la mort de ce dernier, Nkanihi, la trentaine passée, prit le relais sans aucune opposition de la gérontocratie clanique. Il s’agit là d’une légitimation sociale qui lui permettrait d’accomplir ses ambitions à l’échelle supraclanique ou territoriale élargie.

En succédant à son oncle défunt, Nkanihi23 apporta une touche nouvelle à la pratique divinatoire et phytothérapeutique. La maîtrise de cette pratique et cette nouvelle dynamique créèrent autour de lui un consensus qui élargissent son influence aux autres clans. Sa renommée s’est accrue au fil des exploits réalisés tant sur le plan divinatoire, thérapeutique, prophétique que dans sa stratégie d’organisation. C’est surtout le groupe de ses partisans qui devint peu à peu une organisation bien structurée tant au niveau philosophique qu’au niveau fonctionnel où les fonctions étaient clairement définies pour chaque membre. Et il apparaît aussi comme une structure de réflexion sur les problèmes sociaux, le statut de l’humain, le rôle des institutions et sur l’esprit de certaines catégories normatives. Ses partisans devaient surtout repenser la philosophie de l’organisation sociale afin de faire valoir l’égalité des droits entre les individus, et réduire les abus de pouvoir des dignitaires claniques. C’est dans cette perspective qu’ils avaient, sur l’initiative de Nkanihi, créé diverses fonctions juridiques: juge (Nkani), avocat (Hòntsèligui mbali), huissier (Ntoma) ... Mais sa mort ne lui a permis de réaliser ses ambitions.

Sa mort brutale et le non-respect de ses recommandations sur sa succession et ses obsèques par les membres de son clan furent des raisons fondamentales pour démontrer aux vivants sa puissance (à travers sa capacité de nuisance) et surtout son pouvoir sur eux. Une soudaine maladie (caractérisée par la perte de vue, l’aphonie et l’impossibilité de tenir debout) frappa à la fois l’héritier désigné et le chef de son clan. Cet acte répressif amena les chefs de son clan à reconsidérer leur position en appliquant à la lettre les recommandations de Nkanihi notamment l’acceptation des chefs d’autres clans, des devins, des guérisseurs, des détenteurs du savoir sur la mémoire collective dans son association. Cela ne signifie pas que la sélection des membres soit abandonnée. Car les membres (outre leur âge et leur connaissance des choses et des hommes) doivent faire preuve d’une probité morale, d’un charisme et d’un grand esprit de cohésion pour assumer leur fonction. C’est à partir de ce moment que se constitua véritablement la confrérie appelée Onkani qui, peu à peu, a acquis une dimension communautaire.

Les nouveaux membres seront recruter - à la longue et toujours- dans (le clan de) la descendance des anciens membres. Paradoxalement, l’acceptation de diverses catégories sociales n’entraîne pas des adhésions massives à l’Onkani dans la mesure où l’initiation est subordonnée au nombre (très limité) de postes à pourvoir consécutifs à la mort des détenteurs (membres du lignage) et à la volonté du parrain de choisir et de présenter un filleul (jugé compétent). Si bien que les initiations étaient rares; et que certains villages n’avaient pas de Nkani et d’autres pouvaient avoir deux à trois Ankani selon la filiation de leurs habitants et leur démographie.

Dans ces conditions, l’initiation à l’Onkani prend un sens particulier parce qu’elle repose sur le mythe de Nkanihi et sur une sorte de pouvoir magique incontrôlée par le vivant. Ce pouvoir magique est supérieur à l’être vivant; et il doit à tout prix le contenir pour ne pas qu’il devienne dangereux pour la société. C’est pour cela que l’impétrant devait satisfaire à des conditions préétablies; même pour le successeur qui est déjà choisi dans sa lignée, formé par un parrain (de son vivant) et qui exerce déjà le pouvoir. Elle aura lieu dans le cas de la succession d’un frère, d’un fils, d’un neveu... et pour la cooptation d’un devin-guérisseur, d’un chef clanique ou simplement d’un homme très charismatique. De fait étaient exclus les esclaves, les voleurs, les prisonniers de guerre, les menteurs.

L’initiation comporte deux parties. La première partie, qui porte sur l’enseignement des schèmes de l’Onkani, dure huit jours et se déroule entièrement dans le sanctuaire Kouomo-onkani situé dans un bosquet ou dans la forêt à quelques kilomètres du village. Elle commence par de multiples incantations prononcées par le chef de l’Onkani et le Nkani-officiant. Celles-ci ont pour objet de présenter les enjeux socio-politiques de l’initiation, de valoriser du rôle des ancêtres-fondateurs de cette confrérie dans le système structurel et surtout de pérenniser l’ethos Mbéti. Puis s’ensuit la présentation du nouvel adhérent par son parrain et le Nkani-officiant au collège des Ankani, aux esprits des fondateurs de l’Onkani (c’est-à-dire Nkanihi et ses disciples). L’impétrant est muni, selon nos informateurs, d’un objet symbolique (le pénis séché) du défunt auquel il succède ou des rognures d’oncles ou des cheveux d’un parrain. Cet objet symbolique est synonyme de la caution du parrain et de l’acceptation de l’intégration de l’impétrant dans l’Onkani.

Dans ce contexte particulier, la puissance des invocations réside dans leurs formules sacrées qui l’exprime, plus que dans sa signification; et plus encore dans la manière dont cette formule sacrée est énoncée, dans la concentration mentale qui l’accompagne.

Cette première phase est consacrée à l’approfondissement des connaissances (acquises auprès des parrains) sur les essences végétales et animales, sur la philosophie des catégories normatives, sur les mécanismes de règlement de conflits, le comportement humain, surtout les théories et la pratique du pouvoir au niveau communautaire ou d’une zone donnée. Cet approfondissement a pour but aussi d’inculquer aux futurs Ankani l’esprit critique, l’abnégation, l’impartialité, le sens et la primauté de l’intérêt communautaire, la notion de justice et d’égalité. C’est à la fin de ce cycle que s’effectuera une répartition de fonctions dans l’Okani: juge, avocat, huissier, conciliateur, négociateur, guérisseur, spécialiste des affaires magico-religieuses... Cette répartition des fonctions entérine, dans la plus part des cas, le choix du parrain. Elle met en évidence le travail effectué par les parrains en dehors du cadre initiatique du kouomo-onkani et les moyens d’expression et les acteurs de l’Onkani. Ce sont leurs expériences et leurs connaissances des Ankani-parrains qui sont des atouts indéniables pour l’Onkani.

Ces caractéristiques et la philosophie de cette confrérie font qu’elle ne comporte pas de rites pénibles (comme dans certaines initiatiques et secrètes) comme si l’exercice du pouvoir excluait l’usage de la force. Et pourtant la prise et l’application des décisions graves (comme la bannissement, le dédommagement par l’octroi d’un esclave) est l’expression de la force. Cette subtilité de l’Onkani essaie de voiler l’usage symbolique de la force qui est l’un de ses mécanismes essentiels.

Ces premiers moments de l’initiation revêtiront un caractère sacré avec l’usage de l’argile rouge. Car l’argile rouge est le symbole du pouvoir et de l’Onkani (elle n’est utilisée que pour des rites liés à des faits graves ou pour ceux qui concernent les Ankani ou les grands de lignages). Les impétrants se font enduire cette argile rouge mélangée à d’autres substances végétales et animales sur leur corps par leur parrain. Cette potion a pour objet d’imprégner dans le corps des nouveaux Ankani la puissance magique de l’Onkani. ’A la fin du rituel, l’officiant vêt le nouvel élu des insignes de Nkani: une peau de renard et une plume rouge de perroquet (akouka). Quand il aura gravi un nouvel échelon, il portera la plume de nkoga d’où son titre de ’Nkani a nkoga’ (M. Alihanga, 1976, p 135). L’imprégnation de cette puissance de l’Onkani exige du nouveau Nkani l’observance de quelques interdits comme l’abstinence sexuelle et un repos durant quelques jours après l’initiation. Il devra marquer son changement de statut par un acte symbolique dont la nature fera valoir l’intérêt collectif. Par, exemple, régler un différent délicat en un temps record ou faire un don symbolique aux personnes fragilisées par l’âge et la maladie. A partir de cet instant, il jouira de la respectabilité due au statut et devra se consacrer entièrement aux affaires de la communauté. Enfin le retour du nouveau Nkani au village sous escorte et sa présentation à la population du village au cours d’une cérémonie solennelle mettent fin à cette première phase.

La seconde partie de l’initiation qui est plus pratique s’effectuera au village et s’échelonnera sur quatre à cinq ans. Elle permet au Nkani de mieux maîtriser certains aspects du système politique en se confrontant réellement à la réalité et de forger sa personnalité. Elle sera un moyen lui permettant de gravir progressivement les différents grades de la confrérie. Cette phase (qui est aussi importante que la première) passe souvent inaperçue pour les néophytes dans la mesure où elle s’effectue durant l’exercice des fonctions de Nkani et elle ne comporte aucun rituel public.

Aussi l’importance de l’Onkani dans l’organisation du système Mbéti et sa vocation supraclanique fit qu’il s’adressa d’abord aux personnalités charismatiques, à celles qui ont des expériences diversifiées, aux représentants des grands clans et lignages, aux devins, aux chasseurs... Ces personnalités constitueront le collège des grands Ankani (ou le collège des sages). Cette instance collégiale sera de forme pyramidale et s’appuiera sur les structures locales ou régionales. Mais ce mode d’organisation ne fait de l’Onkani une institution véritablement centralisatrice; puisque les Ankani locaux ou les chefs claniques ou lignagers conservent la maîtrise de certains domaines (comme le règlement des conflits, le domaine économique) de la vie publique dans leur entité. Néanmoins certaines caractéristiques de l’Onkani laissent profiler cette impression. D’autant plus que, supervisant les diverses structures locales ou sous-régionales, le collège des Ankani s’occupe des enjeux stratégiques notamment de l’organisation territoriale, des batailles inter-ethniques et des travaux d’intérêt collectifs comme le tracé des pistes, l’édification des ponts, le commerce, les négociations inter-ethniques... Il est exclusivement dirigé par des personnalités d’un âge avancé dont le charisme et la sagesse les élèvent à un niveau supérieur dans les clans, les villages ou les contrées où ils ont déjà fait leurs preuves. Ils se consacrent uniquement à la cause et aux affaires ethniques impliquant une complémentarité avec les chefs de villages et de clans non-initiés.

En s’arrogeant les prérogatives les plus essentielles dans le système Mbéti, l’Onkani s’impose en institution dominante lui permettant d’organiser la société, de créer et légitimer les hiérarchies, le mode de différenciation ou de stratification des acteurs sociaux, les divers ordres selon ses normes. Cette tendance est manifeste à travers l’introduction des notions de collégialité du pouvoir et des fonctions, de la primauté des intérêts communautaires, de l’obligation sociale, de supraterritorialité des institutions (qui permettrait de fédérer les différentes tendances claniques et de faire face à certains événements de grande envergure)... Cette conception de l’organisation de la société et du système politique remet en cause l’ordre existant et oblige certaines chefferies à s’adapter à cette nouvelle configuration du pouvoir. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle institue de nouvelles règles pour l’exercice du pouvoir. Mais cette conception comporte beaucoup d’inconvénients dans la mesure où un autre mode d’exercice du pouvoir peut être perçu comme contraire ou non valable et que l’Onkani devient monopolisateur du pouvoir.

Progressivement, l’Onkani confirme sa démarche unitaire ou fédérative en associant tous ceux qui, dans des domaines donnés, contribueront d’abord à l’élaboration d’un projet social, pérenniseront l’éthique communautaire; puis en définiront les catégories normatives. Du coup le pouvoir ou l’exercice légal du pouvoir s’identifient au système de l’Onkani. C’est pourquoi les chefs claniques, lignagers, les juges, les huissiers, les devins et les guérisseurs encore non-membres de l’Onkani se voient dans l’obligation d’y adhérer ou d’être cooptés pour, en quelque sorte, être en conformité avec la norme en vigueur et surtout légitimer leurs actes.

Au fil du temps, l’Onkani concentre en lui tous les niveaux et les formes de pouvoir au point que le terme de Nkani ou Onkani sont devenus dans la langue Mbéti synonymes du pouvoir ou de grandeur de la personnalité. C’est-à-dire qu’il contrôle les domaines de la justice, de la direction des villages, des rapports interclaniques, du mariage... Mais cette position dominante dans le système Mbéti fit que l’Onkani fut l’une des institutions à être détruites par l’administration coloniale. Le découpage du pays Mbéti (comme d’autres régions sous l’administration coloniale française) en cantons, en sous-préfectures et préfectures; la nomination à la tête de ces entités administratives des personnalités étrangères et non issues de l’Onkani, l’instauration des tribunaux d’Etat, l’implantation des écoles... ont, certes, pour objet d’instituer un nouveau de fonctionnement des structures politiques mais surtout réduire l’importance de l’Onkani. Progressivement il perd sa raison d’être et son assise territoriale. Il voit son champ d’expression et compétence se réduire. Cette désagrégation du système Mbéti en général s’est poursuivie avec la marxisation du pouvoir politique congolais à partir de 1963. Les sections de villages du M.N.R succéderont aux chefferies de canton et de villages. Celles-ci seront remplacées à leur tour dès 1970 par des Comités du parti de villages. Partant, les modes d’accès au pouvoir ne reposeront plus sur les critères de l’Onkani. Etre membre de cette confrérie ne donne plus accès au pouvoir. Dorénavant, il faut faire partie de la fonction politique ou d’un parti politique, être lettré, être coopté et promu par le pouvoir politique.

En outre, la scolarisation, l’urbanisation et le monétarisation de l’économie, donnent à la société une autre conception de la vie et du pouvoir. Les enjeux d’antan n’ont plus d’attraction auprès des jeunes générations, qui rêvent de poste administratif loin de leur cercle ethnique. Ces nouveaux créneaux, porteurs d’avenir, s’éloignent du cadre traditionnel d’exercice du pouvoir local; tout se situe maintenant au niveau urbain (pouvoir économique et politique). Les micro-entités ethniques doivent leur organisation politique, économique, judiciaire à des instances nationales et par conséquent deviennent un champ d’expérimentation des nouvelles méthodes de gestion, c’est-à-dire le laboratoire des décisions politiques, économiques, culturelles....

Bien dévalorisé sur le plan des institutions étatiques et démuni de ses moyens d’expression, l’Onkani demeure symboliquement présent dans la mémoire collective des Mbéti à travers ses principes et sa philosophie. On peut même dire qu’il est opérationnel dans les domaines magico-cultuel et de la production des biens. La disparition de cette confrérie illustre les faiblesses des systèmes claniques ou lignagers qui n’ont pas un type d’organisation centralisée ou fédérative. Car elles ne peuvent pas faire face à des systèmes bien structurés ou à des phénomènes de grande envergure. Ils les subissent et finissent par disparaître.

Notes
23.

On peut situer ces événements, après des recoupements des données recueillies, sur le terrain à la fin du XIXème siècle.