3 - L’ONKERA : La confrérie des jumeaux

3.1- Le statut social des jumeaux

La naissance des jumeaux est- contrairement à celle des enfants ordinaires- un événement particulier dans beaucoup de sociétés africaines, amérindiennes, antillaises... parce qu’elle renvoie à des mythes, à des phénomènes ou des expériences humaines extraordinaires qui font de cette progéniture une sorte ’d’esprits vivants’. De ces mythes, de ces expériences humaines découlent diverses conceptions de la gémellité et du statut social des jumeaux. Ainsi dans certaines sociétés les jumeaux sont perçus comme bienfaisants, positifs, voire divins. Tandis qu’ils sont, dans d’autres, dangereux. Cette diversité s’exprime aussi bien dans les rites, les comportements sociaux qu’au travers des récits mythologiques et cosmogoniques.

G. Pison (1989, pp 245-269) et F. Leroy (1995, pp 21-29) ont établi chacun un classement très intéressant des groupes ethniques selon leur conception de la gémellité. Classements qui se recoupent dans la référence aux catégories mythiques malgré leur différence numérique (trois catégories pour G. Pison et deux pour F. Leroy). Leroy distingue les groupes ethniques selon que les jumeaux sont honnis et honorés. Sa catégorisation des jumeaux repose sur ’l’idée rencontrée chez certains populations au sud du Zambèze, la gémellité résulte de l’intervention des forces surnaturelles néfastes et qu’elle constitue, dès lors, un danger pour le clan. C’est ainsi que les Berg Dawaras considèrent la naissance gémellaire comme une souillure dont pourrait résulter la mort du chef de village. Pour les Makarangas, les Barendas, les Basutos et les Bechunas, les jumeaux sont, de même, une espèce de monstruosité, génératrice des pires calamités. Enfin, aux yeux des Bochimans, des Fingos et de certains Zoulous, ils sont le produit d’une relation sexuelle avec les démons... Les Pomos de la Californie du Nord justifiaient le sacrifice des enfants jumeaux en les considérant issus de la malédiction d’un ennemi... ’ (F. Leroy, 1995, pp. 21,23)

Tandis que les jumeaux honorés sont pour les Indiens des tribus Yuma de la vallée du Colorado, ’des êtres immortels d’origine céleste qui décident de temps à autre d’incarner des êtres humains pour séjourner sur la terre. Pour ce faire, ils s’installent dans l’utérius d’une femme enceinte dont le foetus n’a pas encore acquis sa personnalité propre, c’est-à-dire, selon les Mohaves, avant le sixième mois lunaire de gestation. La descente des cieux des jumeaux serait accompagnée de perturbations atmosphériques comme l’éclair ou la tempête, confirmant, une fois de plus, leurs liens avec le dieu du tonnerre [...]. La présence des jumeaux est considérée comme un honneur par les Mohaves qui leur témoignent le plus grand respect et font tout pour leur être agréables afin qu’ils consentent à rester sur terre’. (F. Leroy, p 27.). Cette conception est quelque peu identique à celles des Yoruba du Nigéria et des Mbéti, des Tégué, des Kouyou, des Makoua du Congo (que nous avons pu observer, même si elle ne repose pas sur les mêmes variantes mythiques) où la naissance donne lieu à un rituel spécifique. Ils portent des noms spécifiques: Taiwo pour le premier né et Kéhindé pour le second chez les Yoruba.

G. Pison (1989, pp.245-269) établit sa distinction des catégories sur le comportement selon qu’il y a manifestation de:

  1. l’amour des jumeaux

  2. l’aversion pour les jumeaux

  3. les conceptions intermédiaires (favorables, défavorables et intermédiaires).

J.C. Pons et R. Frydman (1994, p 115) qui reprennent ce classement soulignent que ’dans les conceptions africaines, les jumeaux étaient présents à la fondation du monde, les premiers hommes étaient des couples de jumeaux de sexe différent. A la suite des fautes commises par les ancêtres, les hommes durent payer un lourd tribut : la perte de leur jumeau’. Selon M. Cartry, pour les Dogon, les Bambara et les Malinké, ’les jumeaux rappellent et incarnent l’idéal mythique. Ils sont comme les représentants d’un état de perfection antologique, état que les non-jumeaux ont définitivement perdu... La naissance de jumeaux rappelle cette condition heureuse et c’est pourquoi elle est partout célébrée avec joie’24. Tandis que pour les Mbéti, cette naissance est une réincarnation des défunts25 et par conséquent la progéniture et leurs parents sont vénérés pour leur pouvoir. La rareté des jumeaux renforce ici leur caractère mythique et sacré. En outre leur naissance dans un clan ou un lignage donné est perçue comme une reconnaissance explicite des ancêtres à l’égard des vivants. Ceux des lignages qui en sont dépourvus se sentent quelque peu abandonnés des leurs. La situation est dramatique pour ceux qui les perdent dès leur jeune âge. C’est en ce sens que la naissance gémellaire est considérée pour les Mbéti comme un phénomène particulier par sa symbolique mythique et dans les rapports entre les vivants et les morts.

Revenons au classement de Pison. Dans sa première catégorie, les jumeaux apportent la chance et sont la fierté de leur famille. Ils sont, avec leurs parents, vénérés. Cependant ’ sa seconde catégorie est constituée par les groupes ethniques qui pratiquent l’infanticide ou l’exposition de l’un ou des deux jumeaux. Leur mère était souvent mise à mort. Dans certains cas plus favorables, elle était chassée du village et demeure impure pendant un temps donné à l’issue duquel elle devait suivre des rites de purification. Ces conceptions négatives de la gémellité prennent également leur source dans les mythes. En Afrique centrale, par exemple, Chez les Ndembu et les Lélé, par exemple, les naissances multiples font partie du monde animal et pour cette raison les jumeaux sont considérés avec aversion’(J. C. Pons et R. Frydman, p 115).

Enfin les conceptions intermédiaires rassemblent les groupes ethniques qui considèrent les jumeaux ni avec aversion, ni avec amour. Les jumeaux ’ sont à la fois craints parce qu’ils peuvent être la source de malheur et vénérés en raison de leurs pouvoirs. C’est le cas des Haïtiens pratiquant le Vaudou. Les jumeaux Marassa vivants ou morts sont investis d’un pouvoir surnaturel qui fait d’eux des êtres d’exception. Dans le panthéon Vaudou, une place privilégiée leur est réservée à côté des grands mystères. D’aucuns prétendent que les Marassa sont plus puissants que les Loa [...]. Toute famille qui compte des jumeaux parmi les siens dans une de ses lignées ancestrales doit, sous peine de châtiment, leur faire des offrandes et des sacrifices. Parfois une famille frappée par une suite de malheurs apprend de la bouche d’un Houngan qu’elle est punie pour avoir négligé les Marassa appartenant à sa lointaine parenté [...]. Les jumeaux morts sont divinisés et leurs esprits sont d’autant plus redoutables qu’ils ont la réputation- à l’égal des jumeaux vivants- d’être emportés, violents et d’une extrême susceptibilité ’ (A. Métraux,1977, pp.129-130). Ce qui oblige les membres de leur lignage à avoir beaucoup d’égards envers eux et à prendre beaucoup de précautions pour que ne pas frustrer les jumeaux. Car, il suffit de peu de chose pour qu’un jumeau se retourne contre le fautif et le sanctionne.

A partir de ces deux classements des groupes ethniques, les Mbéti peuvent appartenir à la première et la troisième catégories selon celui de G. Pison et à la deuxième catégorie selon celui de F. Leroy. D’autant plus que les rituels liés à la naissance, la sortie et la mort des jumeaux et bien d’autres comportements sociaux associent la singularité de leur statut social à celui des ancêtres réincarnés en eux. Elle renvoie à ce mythe que m’a conté un de mes informateurs à Aboumi dans la préfecture d’Okondja (province du Haut-Ogooué au Gabon): ’Les futurs premiers jumeaux (encore à l’état embryonnaire) avaient multiplié des indices pour annoncer leur naissance afin que leur clan prenne des dispositions; et ils avaient même édicté des normes rituels correspondant à leur statut. Malheureusement la présence inexpliquée des plumes rougeâtres du perroquet26 dans la case familiale, la capture facile de certaines antilopes, la multiplication d’incidents qui incitent à la prudence, la régularité des rêves laissant prévoir une naissance gémellaire n’avaient pas modifié le comportement des membres du clan. Cette naissance a été vécue comme tout autre sans rituel approprié. Et cette négligence des chefs du clan frustra les jumeaux qui infligèrent une paraplégie à l’un d’eux. C’est la consultation divinatoire effectuée par un Nga qui révéla les causes de la maladie, les moyens rituels et la thérapie approppriée’. C’est à partir de ces rituels que les jumeaux ont acquis ce statut sacré, que les Mbéti instituèrent l’ensemble des rites lié à la gémellité.

Le phénomène de la sacralité des jumeaux s’est probablement amplifié et pérennisé par la multiplication des naissances gémellaires, le comportement des jumeaux et d’autres phénomènes sociaux qui avaient amené certains parents à constituer une confrérie mixte pour de faire face aux problèmes qu’ils posent ; maîtriser certains aspects liés à leur vécu comme l’interprétation des rêves, la phytothérapie inhérente aux maladies (qui leur sont attribuées), leur pouvoir magique... Progressivement s’est constituée et affirmée une véritable équipe de connaisseurs de l’Onkéra qui peu à peu intégra le système institutionnel Mbéti. Ainsi n’appartiennent à l’Onkéra que les jumeaux et leurs parents. La vénération des jumeaux apparaît dans le calendrier et l’attribution des noms. Okwo est leur jour27. Jadis les rites liés à la gémellité étaient organisés uniquement en ce jour. Et les parents et leurs progénitures devaient observer un repos obligatoire. Mais il avait été supprimé par les missionnaires chrétiens lors de l’évangélisation du pays Mbéti au profit du dimanche ( Jour du Seigneur) et de l’adoption du calendrier grégorien.

Elle s’étend à l’attribution des noms, Mvouo pour le premier-né et Mpéga 28 pour le second, elle permet de les identifier facilement. Distinction nominale que l’on retrouve chez les Tégué, les Mbochi, les Kouyou29 voisins des Mbéti et d’autres communautés ethniques du Congo.

Enfin, il est intéressant de faire deux remarques sur la conception Mbéti de la gémellité:

  1. 1- le statut social des jumeaux (morts ou vivants) et des ancêtres ou la stratification post-mortem des morts selon qu’ils sont bons ou mauvais, selon qu’ils sont une réincarnation ou non (qui aboutit à une marginalisation de ceux qui n’appartiennent pas à ces catégories) réécrit implicitement la stratification sociale des vivants,

  2. 2 - l’absence d’une discrimination par le sexe entre les jumeaux et les ancêtres chez les Mbéti. L’homme ou la femme (jumeau) est vénéré ou craint au même pied d’égalité et peut officier des rituels indifféremment de leur sexe. Les jumeaux handicapés sont très craints par les autres membres de leur lignage parce que leur état (handicap) est synonyme de la dangerosité. C’est pour cela que ces jumeaux font l’objet d’une attention particulière des leurs.

Ces différents caractéristiques de la sacralité des jumeaux sont lisibles à travers la sortie officielle et les obsèques des jumeaux.

Notes
24.

M ; Cartry, introduction, in la notion de personne en Afrique noire, paris, C.N.R.S, 1973, pp 15-32

25.

Il s’agit ici des défunts (adolescents, adultes) qui tombent rapidement dans l’anonymat. Leur apport dans le vécu des vivants passe souvent inaperçus parcequ’ils n’appartiennent pas à la catégorie d’ancêtre.

26.

Le perroquet est depuis lors l’oiseau totémique des jumeaux chez les Mbéti.

27.

La semaine Mbéti comptait 4 jours: okla, odouga, okouoho et ontsouo. Ontsouo était le jour férrié où aucune activité productive n’était effectuée. Il peut correspondre, par analogie, à Dimanche

28.

Leurs puinés s’appellent Mbissa ou Ngolabo

29.

Les Kouyou , les Mbochi et les Makoua les nomment Koumou et Péya. Ils sont Mbou et Mpika pour les Batéké des Plateaux, Banzouzi et Banzimba pour les Kongo du Pool et sans distinction de sexe.