3.2- La sortie officielle

Le rituel de sortie officielle des jumeaux a lieu normalement quand la station debout et l’état de santé des enfants sont jugés satisfaisants par les parents et le Nga-onkéra (l’officiant des rituels gémellaires). Généralement elle a lieu entre un et deux ans après la naissance des jumeaux; et les préparatifs s’échelonneront entre trois et six mois. Mais cette procédure subit des modifications lorsqu’il y a décès des jumeaux. Dans ce cas la durée peut être écourtée et ramenée à deux ou trois mois après le décès; surtout s’il s’agit des nourrissons. Et le rituel sera amputé des phases ludiques et publiques. Car la mort des jumeaux est souvent perçue comme un indice de mauvais augure pour le clan ou le lignage. Mais les implications deviennent plus complexes quand il y a décès d’un des jumeaux, en ce sens qu’il faudra concilier deux paramètres: la vie et la mort. Prémunir le vivant d’un traumatisme psychologique et organiser normalement les funérailles afin de préserver l’intégrité de sa puissance. Et surtout analyser les raisons de ce brusque retour chez les ancêtres.

Tandis qu’une sortie normale représente pour le lignage un événement majeur dans la mesure où elle est à la fois un rite de passage de la progéniture et surtout un rite d’appropriation par le groupe lignager de la puissance magique des jumeaux. Elle est aussi une référence historique tant pour le village que pour le lignage qui situeront désormais certains faits de leur vécu à partir de cet événement. On dira par exemple que l’enfant de M a deux ans à partir de la sortie des jumeaux du lignage Y.

Comment organise-t-on ce rituel?

Le rituel de sortie est subdivisé en deux parties d’égale importance: l’une comporte une kermesse publique et l’autre est exclusivement réservée aux aspects sacrés de la gémellité. La kermesse est constituée de danses et de chants regroupant les habitants de plusieurs villages invités par le lignage ou venus en spectateurs donnant à l’événement un caractère communautaire. Elle peut durer deux à trois jours selon la capacité matérielle (en provisions alimentaires) des organisateurs. En outre elle favorise surtout une communion entre les divers esprits ancestraux, gémellaires et cosmiques de la contrée. En ce sens la première nuit est réservée aux chants et aux danses sacrés qui reprennent souvent les mythes liés aux premiers jumeaux et à la connaissance des hommes et des choses des ancêtres-fondateurs.

Il faut rappeler qu’au fur et à mesure que les enfants évoluent en âge, certaines mesures restrictives concernant les jumeaux et leurs parents comme l’interdiction de sortir du nkolo 30, de passer une nuit ou de jouer à l’extérieur de celui-ci pour les enfants; de se couper les cheveux, de loger à l’extérieur du nkolo, d’entreprendre une activité pouvant mettre en péril leur vie... tombent en désuétude. Mais le caractère événementiel de la sortie gémellaire nécessite aussi la réfection totale du nkolo et le port d’une belle tenue vestimentaire par les jumeaux et leurs parents.

La seconde phase liée à la consécration des enfants et de leurs parents se déroule à la fois au village et dans la forêt31. Elle associe uniquement les autres parents de jumeaux (Atarankéra), le chef de lignage, les autres jumeaux, les dignitaires de la confrérie et surtout les officiants des rituels (Anga-monkéra). Ces derniers auront une tâche très délicate dans la mesure où ils sont chargés de préparer les potions magiques (apoli monkéra) destinées à être administrer à l’ensemble des spectateurs, à la fois pour éliminer les effets négatifs et pour fixer définitivement la force sacrée sur les jumeaux et les parents. Celles-ci sont composées de plusieurs espèces végétales ramassées dans la forêt et aux abords du village, et associées à de l’eau, de l’huile de palme et du sel; elles sont conçues sous forme de breuvage verdâtre ou de poudre noirâtre. Afin de lui donner une efficacité symbolique, le Nga-onkéra insufflera la mâchure du lentsintsagui sous-tendue par de multiples incantations sollicitant la puissance des jumeaux, des ancêtres et des génies cosmiques.

Au début de ce rituel le Nga-onkéra insufflera le lentsintsagui dans la demeure gémellaire et dans le nkolo, puis administrera une partie des apoli monkéra sur les articulations des membres du lignage, des jumeaux et des autres dignitaires. Tandis que l’autre partie sera absorbée.

Durant les deux ou trois jours qui précèdent le rituel de sortie, les jumeaux et les parents sont reclus dans le nkolo. Les Anga-monkéra enduisent leur corps d’une potion magique faite, cette fois-ci, du lékola et d’autres éléments végétaux (spécifiques à l’Onkéra) afin de fixer définitivement leur puissance symbolique et de se protéger des forces nocives. En sus les enfants participent à des séances de massage qui doivent fortifier leurs articulations à l’aide du fémur consacré d’un jumeau mort et célèbre. Elles interviennent après une semaine de bains rituels dans une bassine réservée à ce rite. Ce dernier est le plus long parce qu’il commence dès la naissance des enfants32 et prend fin avec cette sortie.

A cela il faut ajouter le sacrifice rituel du perroquet dont les plumes consacrées par le Nga-onkéra seront portées par les jumeaux et leurs parents. Le volatile ne sera pas consommé après cet usage mais enfoui dans la terre en un lieu tenu secret. Il emporte ainsi toutes les impuretés liées aux premières années de l’existence de cette progéniture, aux divers rites ayant lieu dans le nkolo et à la sortie des jumeaux. Cependant son sang recueilli dans un récipient servira, avant la présentation publique des jumeaux au village, de potion protectrice avec laquelle le Nga-onkéra massera les coudes, les genoux, les avant-bras et surtout le cou des enfants et des parents.

C’est à la fin de cette première phase qu’intervient à l’aube le bain rituel dans une partie de la rivière à proximité du village auquel prendront part uniquement les jumeaux et leurs parents. Il est supervisé toujours par le même officiant. Ce bain rituel permettra de diluer dans l’eau toutes les forces issues des diverses mixtures absorbées, administrées et enduites sur le corps qui peuvent devenir nocives. Il élimine aussi les interdits liés au fonctionnement du nkolo et à la condition de nourrisson qui pourront tant soit peu avoir des incidences négatives sur la personnalité du jumeau.

Ce bain consiste à purifier le corps et à traverser un barrage symbolique (à travers un petit passage) érigé sous l’eau qui rompt définitivement avec l’état antérieur des enfants. Dorénavant ils appartiennent à une catégorie sociale qui compte pour le clan. C’est pour cela qu’ils doivent respecter les normes inhérentes à leur statut social. Et leur participation à tout acte rituel revêt la même importance que s’il avait été réalisé par un acte. A la fin du bain rituel les participants doivent enlever toutes les traces de réalisation du rite; comme les officiants le firent pour le nkolo 33 .

Enfin la présentation publique (au village) des jumeaux dans une atmosphère de grande kermesse clôt ce rituel. Il a commencé par de nombreux enseignements effectués dans la forêt pour les parents par le Nga-onkéra leur permettant de maîtriser les vertus de la faune, de la flore et d’autres essences nécessaires à certains aspects de la vie (comme leur protection, leur évolution et surtout leur puissance magique) de cette progéniture particulière. Ces enseignements visent aussi à faire acquérir aux parents la capacité de faire un diagnostic fiable sur une maladie afférente à l’Onkéra et d’administrer une phytothérapie adéquate.

Le rituel de sortie des jumeaux comme celui des obsèques permet de voir comment la société organise sa stratification et la sacralisation des uns plutôt que des autres.

Notes
30.

Nkolo est une sorte d’enclos cultuel qui englobe la maison familiale et la cour attenante. La clôture qui le sépare des autres maisons est faite essentiellement de piquets en bois ( de 2m de longueur) auxquels sont ficelés des traverses et des feuilles sèches de bananiers. Le Nkolo permet d’occulter pendant plus d’une année les rites effectués régulièrement par les membres du lignage et les Anga-monkéra.

31.

L’Onkéra ne dispose pas à proprement parler de sanctuaire dans la forêt comme les sociétés initiatiques. Les lieux utilisés occasionnellement pour ces rituels n’ont qu’une existence limitée dans le temps.

32.

Durant les premiers mois de leur existence, les jumeaux prennent leur bain dans une bassine où sont mélangés multiples feuilles et écorces d’arbres dont la vertu est de préserver leur intégrité morale et magique. Le Nga-onkéra les renforce par l’administration d’une poudre noirâtre sur les scarifications faites au niveau des articulations ( genoux, coudes, cou...). Le contenu de cette bassine est renouvelé constamment par l’officiant.

33.

Les Mbéti emploient le terme Lékou (la mort) autant pour le décès d’un enfant non-jumeau que pour tout autre individu. Les rites afférents sont identiques à ceux d’un décès ordinaire.