3.3- Les obsèques

Autant la naissance des jumeaux est importante parce qu’elle est la réincarnation des défunts et qu’elle procure une énorme satisfaction dans le lignage; autant leur mort pendant l’enfance est délicate parce qu’elle rompt un équilibre social et représente une étape critique pour le lignage. C’est probablement l’idée de cette perpétuelle réincarnation qui a amené les Mbéti à donner un autre sens à la mort des jumeaux en la désignant par le terme ’retour’ kovourouha 34; et à proscrire certains comportements (les cris et les pleurs dès l’annonce de l’événement) et certains rites traditionnels liés à une mort ordinaire comme la recherche des héritiers légaux par la lecture de l’arbre généalogique, l’annonce publique du décès avant la mise en place d’une sorte de cellule de crise. Ce comportement est dicté par la nécessité d’orienter dans un sens favorable la puissance gémellaire et d’éliminer les probables incidences sur le groupe lignager. Ainsi l’entretien du corps est suivi d’une administration des apoli monkéra et d’une longue procession des membres du lignage, des Atarankéra, des Anga-monkéra, des autres jumeaux et des parents de jumeaux. Une litanie spécifique est alors prononcée par le père des jumeaux pour rappeler leur statut privilégié et ce que le lignage attend de ce retour dans le monde ancestral.

Ces prières prennent parfois une forme expiatoire comme si les parents se sentaient responsables du décès et redoutaient en retour une réaction négative et surtout punitive de leur progéniture. C’est probablement à ce niveau que se situe le véritable enjeu de la mort des jumeaux. Même si on peut évoquer la préparation de leur existence post-mortem et la revitalisation de leur pouvoir magique en cas de mort suspecte.

Des chansons mélancoliques et sacrées35 constitueront l’essentiel du répertoire et ponctueront la réalisation de ce rite. Ce n’est qu’à sa fin que l’annonce publique du décès sera faite par le Nga-onkéra. A cette occasion tous les jumeaux vivants de la contrée et leurs parents participant aux obsèques devront placer dans leurs cheveux (vers le front) une plume rougeâtre de perroquet.

A partir de ce moment le Nga-onkéra insufflera le lentsitsagui macéré dans les mains de toute personne qui accède à la demeure familiale. Il administre et fait absorber les apoli monkéra aux parents et aux membres du lignage présents sur les lieux. Ce rite a la même portée que celui de l’administration des apoli monkéra. Durant la période de la veillée mortuaire et toute la nuit, est organisée la danse rituelle. Les chants fredonnés symboliseront la détresse et la mélancolie. Ils stigmatiseront aussi le retour inopiné, s’il s’agit d’adolescents ou de nourrissons. Par contre les rites concernant le décès d’un adulte sont similaires à ceux d’un adulte non-jumeau dans la mesure où la communauté considère, du fait de l’âge et de l’expérience, de la participation active au vécu social du défunt, que l’intégration sociale a atteint un niveau irréversible.

L’inhumation des jumeaux respecte le principe de la répartition territoriale esquissée ci-dessus. Les nourrissons sont inhumés derrière la demeure familiale et les adultes dans la ’nécropole’ du village. Pour les premiers, elle a lieu à l’aube, en présence des seuls membres supérieurs du lignage et d’un Nga-onkéra. Tandis que pour les seconds, elle s’effectue dans l’après-midi aux heures habituelles d’inhumation des personnes adultes avec la participation de nombreux villageois. Dans les deux cas, le rituel final reste identique. Avant les obsèques, on introduit dans la fosse des herbes symboliques de l’Onkéra (censées dynamiser et conserver la force magique des jumeaux). Le défunt aura sur sa tête une plume de perroquet. Une fois le cercueil placé dans la fosse, les parents prononcent une homélie en l’honneur du trépassé lui souhaitant bon retour et séjour dans l’autre monde et sollicitant son apport pour la cohésion du lignage. Lors des funérailles36, il est exclu de demander vengeance (même pour des morts jugées suspectes) dans la mesure où les jumeaux possèdent une force naturelle vindicative appelée Ompangui, qui se met en action dès qu’il y a décès. Souvent l’officiant emploie les phrases suivantes:

A la fin de l’homélie et du recouvrement de la tombe, les membres du lignage entourent celle-ci d’une petite clôture faite avec des arbustes entrelacés les uns aux autres, d’une hauteur de cinquante centimètres auxquels on accroche des feuilles sèches de bananiers. La partie supérieure de la palme (emblème de la mort) est placée à l’entrée de cette clôture. On placera au niveau de la tête du défunt une sorte de corbeille - réceptacle de l’Onkéra- où l’on déposera dorénavant des offrandes et quelques prestations occasionnelles37.

En définitive, la naissance, la sortie publique et la mort des jumeaux constituent des moments importants qui les singularisent et spécifient leur statut social par rapport à d’autres enfants et à d’autres personnes. D’abord ils sont humanisés quelques heures après leur naissance par l’attribution de noms (Mvouo et Mpéga) et intégrés socialement dans leur lignage comme membre à part entière. Tandis que ce processus prend quelques jours (pour l’attribution du nom) et est confirmé après l’adolescence (pour l’intégration sociale) concernant les enfants non-jumeaux. Ensuite, ils introduisent un autre pouvoir issu cette fois-ci des enfants. Or le culte des ancêtres et l’Onkani représentent un ordre social basé sur ’l’importance de la séniorité appuyée par l’identification des jeunes par leur appartenance à des groupes d’âge bien distincts’ (M.C. Dupré, 1978,p.69). Dans ces conditions, les jumeaux apparaissent comme un élément de remise en cause de cet ordre. Car la société confère aux jumeaux (enfants), dès leur naissance, un statut social plus ou moins équivalent à celui des chefs de lignages ou de clans. Cette valorisation va à l’encontre de la règle de la hiérarchie des naissances qui fait de l’enfant (ou du cadet) le subordonné de ses parents et de ses frères et ses soeurs aînés. Cette infériorité statutaire fait qu’il subit plus qu’il n’exprime son point de vue dans ce type d’organisation sociale. Au contraire le statut social des jumeaux est non seulement une remise en cause de cette hiérarchie à partir de la naissance mais aussi une reconnaissance du pouvoir des jumeaux qui peut être, dans certains cas, supérieur à celui des adultes. D’autant plus que les parents des jumeaux acquièrent le statut de Tarankéra (pour le père) et de Ngoho ankéra (pour la mère) grâce la naissance des jumeaux. Mais ces derniers n’ont pas le même pouvoir symbolique que leur progéniture. Ils sont surtout considérés comme des acteurs de contrôle social sanctionnant autant les cadets que les aînés.

L’antagonisme symbolique entre les aînés et les cadets (les jumeaux) illustre la complexité des agencements dans le système structurel Mbéti. Il apparaît dans le comportement des autres membres du lignage à l’égard des jumeaux. Ils sont à la fois craints et vénérés au point qu’ils perdent dès leur tendre enfance le statut d’enfant. De ce fait les enfants jumeaux se hissent au niveau statutaire de l’ancêtre ou du Nkani même étant vivant et relègue en arrière plan certains aînés. Cette sorte de redistribution des rôles sociaux réhabilite indirectement la mère des jumeaux; d’autant plus qu’elle la replace au coeur du mythe de la création de l’humanité. Elle devient Ngoho ankéra. Ce qui la rapproche des jumeaux et la différencie des autres femmes. Les jumeaux lui redonnent un pouvoir qu’elle semble avoir perdu à cause des règles de la stratification sociale Mbéti. Mais la liaison symbolique entre la mère et les jumeaux devient en quelque sorte un danger social pour le système hiérarchique. Et pour tenter de le circonscrire et de réduire ses conséquences, les Anga monkéra (essentiellement des hommes) ont recours à divers rites comme le bain rituel collectif, la destruction du nkolo, l’interdit de sortie du nkolo avant la sortie officielle... On retrouve cette peur des jumeaux dans le Vaudou. Leur puissance est redoutée au point qu’ils jouent un rôle important détrônant parfois les ancêtres loa de leur position prédominante (cf, A. Métraux, 1977, PP.129-135).

Il importe de préciser la différence entre l’Onkéra Mbéti et le Konkéra Tégué. Le Konkéra est à la fois une pathologie et une confrérie. En tant que confrérie, le Konkéra est exclusivement féminine et s’apparente à un groupuscule de ’jeteurs de mauvais sort’ selon les hommes Tégué. L’initiation est consécutive à une maladie dont les initiées seraient les commanditaires. Ce qui apparaît aux yeux des hommes Tégué comme un moyen subtil de contrebalancer le pouvoir masculin et d’accroître le nombre d’adeptes. Mais en tant que pathologie, elle se manifeste par des transes incontrôlées et des convulsions pouvant entraîner la mort si l’étiologie n’est pas détectée à temps. Tandis que chez les Mbéti, l’Onkéra est d’abord un esprit dédoublé et transcendant devenu au fil des années une puissance impersonnelle que quiconque ne peut utiliser individuellement à des fins machiavéliques; même pour les Atarankéra qui maîtrisent les mécanismes d’usage de cette force.

Contrairement à l’Onkani, il n’y a ni cooptation, ni adhésion volontaire ou contrainte dans l’Onkéra. On ne peut pas parler d’un processus initiatique pour les futurs Atara-ankéra et des Angoho-mankéra. L’appartenance à cette confrérie dépend de deux éléments: être jumeau ou parents de jumeaux. Sauf pour les Anga monkéra qui doivent suivre des enseignements pour maîtriser les connaissances et les pratiques phytotérapeutiques et tous les autres paramètres afférents à la gémellité ou à la manifestation de l’Onkéra. Ce qui les place au coeur du système de l’Onkéra.

Enfin, le culte des ancêtres, l’Onkani et l’Onkéra, qui étaient au départ des rituels lignagers, avaient finalement conquis une légitimation ethnique pour devenir la matrice du système magico-religieux. Ils formalisent et définissent une philosophie, des catégories normatives et des modes de régulation ou de contrôle social qui sont pour les Mbéti un système référentiel et un ethos leur permettant de s’identifier et d’organiser leur vécu. Ces confréries acquièrent leur statut social parce qu’elles reposent sur des mythes, des légendes et des expériences humaines qui renvoient à une sorte de déification de l’esprit humain. Tandis que les sociétés initiatiques reposent sur une autre logique où l’homme est le créateur et l’acteur principal. C’est pourquoi leurs actions se focalisera de prime abord sur la pérennisation et le renforcement des structures existantes; puis sur la lutte contre les facteurs internes et externes de déstabilisation du système Mbéti comme la sorcellerie, les différentes formes de déviance, les conflits sociaux...

Notes
34.
35.

Jadis le corps du défunt n’était pas exposé au public pour garder ce mystère du retour dans le monde ancestral

36.

Les Mbéti interdisent aux adolescents de voir le corps d’un mort et d’assister aux obsèques. Ces moments sont jugés traumatisants pour eux. Et l’on préfère qu’ils vivent cette dure épreuve comme de la fiction. Souvent on demande à leurs amis d’être à leurs côtés pour essayer d’alléger l’impact du décès.

37.

L’inhumation d’un Tara-ankéra, membre de la confrérie et officiant des diverses cérémonies rituelles s’apparente souvent à une consécration posthume. Elle est caractérisée, en dehors des rites spécifiques à la mort, par la construction d’une hutte près de la tombe. Elle servira désormais de lieu cultuel pour le lignage.