4- La conception Mbéti de la sorcellerie

La sorcellerie est l’un des phénomènes récurrents dans beaucoup de sociétés en Afrique, en Amérique, en Océanie... Ses fonctions, ses modes de manifestation, ses mécanismes de réalisation, ses acteurs principaux et les enjeux qui en découlent diffèrent d’une société à une autre et ce malgré son universalité. Son universalité et ses conséquences font qu’elle intéresse autant les anthropologues, les ethnologues, les criminologues que les psychiatres, les sociologues, les juristes, les religieux... montrant à la fois sa complexité et l’intérêt qu’elle suscite. Ce qui a conduit à de multiples interprétations et définitions du phénomène. Selon J. Favret-Saada (1991,p. 670) ’’Dans son usage anthropologique, la sorcellerie désigne avant tout les effets néfastes (accident, mort, maladie, infortunes diverses) d’un rite, ou ceux d’une qualité inhérente au sorcier. Pour de nombreuses populations, le sorcier est un être humain en apparence semblable aux autres mais secrètement doté de pouvoirs extra-humains (parfois à son insu) et responsable de malheurs qui frappent ses proches. La nature et l’activité des sorciers se dérobant de la perception ordinaire, ses victimes (les ensorcélés) sont contraintes de recourir à la pratique divinatoire d’un contre-sorcier : celui-ci est pourvu de techniques et/ ou d’un don de voyance extraordinaires lui permettant de démasquer le coupable et d’indiquer les moyens de réduire l’infortune’’.

Cette définition reflète en partie la conception Mbéti de la sorcellerie dans la mesure où elle met en évidence son caractère maléfique et l’action du contre-sorcier. La sorcellerie nkouna en langue Mbéti signifie mauvaise foi. Elle désigne la pratique consciente et volontaire d’actes magiques qui portent atteinte à la vie humaine par l’utilisation des susbtances sous diverses formes et des incantations précises. Elle est donc une déviance volontaire. Elle est acquise auprès d’un sorcier expérimenté. Elle est caractérisée par la maîtrise des vertus de certains objets naturels, leur transformation en un pouvoir maléfique et son usage par un sorcier ou un groupuscule de sorciers contre des victimes choisies dans leurs propres lignages ou dans leur village. Les techniques et les modes d’opérations des sorciers varient constamment au point que les Mbéti distinguent les types d’attaques en sorcellerie selon leurs mainfestations cliniques. Il s’agit, d’ècho qui désigne les verts intestinaux d’une terrible nuisance et s’attaque souvent aux enfants; du ntali qui (signifie littéralement le serpent) se manifeste par une sorte d’anémie et un amaigrissement de la victime; et de kontsou et ndossiho: deux sortes d’empoisonnement maléfiques touchant généralement les femmes enceintes qui aboutissent très souvent par une disparition totale de la grossesse dès les premiers mois, ou des fausses couches ou par la naissance d’enfants malformés qui survivent rarement.

L’acquisition de la sorcellerie n’est donc pas un phénomène inné. Et son caractère maléfique fait que la société Mbéti a institué un système de répression par les sociétés initiatiques et secrètes, le système de divination, les ordalies et par le système de vengeance. Le sorcier, comme l’a souligné J. Favret Saada, est un homme ou une femme ordinaire qui peut être agriculteur, chasseur, chef de lignage dont la pratique de la sorcellerie ne lui confère pas un autre statut. La sorcellerie n’est pas une activité reconnue par la société Mbéti puisqu’elle est considérée comme une déviance et un danger social. Elle est identifiée comme un facteur de déstabilisation de l’ordre social

Jadis ce phénomène était intra-lignager ou clanique; c’est-à-dire que les sorciers sévissaient seulement à l’intérieur de leur entité sociale. De nos jours, il est devenu extra-lignager ou inter-ethnique ou régional. Ce qui accroît son acuité. Comme s’il y avait un échange de connaissances entre les sorciers favorisant ainsi le perfectionnement de leur capacité déstabilisatrice et mortelle et la création de groupuscules de sorciers de diverses origines. Les sorciers Mbéti ont, aujourd’hui, recours aux différents types d’attaques en sorcellerie comme le mouandza, le mombandzi ou l’adjimba (plus spectaculaire)... d’origine Makoua, Mbochi, kouyou, Pygmées... Ce phénomène accroît la mortalité juvénile et une forme d’insécurité très caractéristiques par le comportement des personnes censées être visées par les sorciers.

Mais la perception Mbéti de la sorcellerie n’est pas universelle; car dans d’autres communautés, la sorcellerie fait partie d’un système qui confère un autre statut. Ainsi M. Augé note qu ’’il existe en effet un contraste surprenant, entre l’universalité du phénomène décrit, la validité apparemment générale des rubriques retenues, et la diversité souvent contradictoire de la signification et des rôles attribués à ce phénomène. Pour certains (comme Gluckman) la sorcellerie apparaît comme canalisant les angoisses individuelles ou fournit aux tensions interindividuelles liées aux caractéristiques de la structures sociale un moyen d’expression; d’autres (Nadel) mettent en doute par l’exemple d’autres sociétés (Nupe, Mesakin...) cette vertu de catharsis. Pour certains (Marwick à propos des Cewa, Mitchell à propos des Yao) la sorcellerie apparaît comme un adjuvant au fonctionnement nécessaire de la structure sociale, aux pressions et aux scissions de toute manière inévitable dont la sorcellerie fournit l’occasion souhaitable et inévitable; d’autres soulignent à l’inverse l’effet intégrateur et conservateur de la sorcellerie [...]. La sorcellerie apparaît comme l’arme du riche et le recours du pauvre, comme l’instrument d’un conformisme et signe du désordre, comme l’expression des fantasmes individuels et le langage des conflits sociaux’’ (M.Augé,1975, pp 85-86). Il poursuit sa critique en récusant la distinction établie par E.E.Evans Pritchard et les ethnologues anglais entre witch et sorcerer; entre sorcery et witchraft qu’il trouve abusive et insuffisante au regard des théories indigènes sur la sorcellerie et de leurs pratiques sociales. J. Middleton et E.H Winter avaient quant à eux, proposé un terme unique : wizardry (1963)38 .

Cette distinction est pertinente dans le système Mbéti dans la mesure où le sorcier semble bien relever de la catégorie de sorcerer et où il agit volontairement en manipulant des substances, des invocations... Il ne s’agit pas ici d’une spéculation pour atteindre un objectif donné ; mais bien d’actes commis par des individus qui portent atteinte à l’intégrité physique d’une personne. M. Augé définit donc la sorcellerie par cette phrase très expressive. ’Considéré comme un corps de croyances générales,le phénomène de la sorcellerie qui se présente sous trois aspects étroitement complémentaires: il a l’apparence d’un système, il a l’apparence d’une théorie et il intervient dans des pratiques sociales spécifiques’(M. Augé,p 87). Ce qui, selon lui, permettrait d’étudier le phénomène dans sa totalité et transcrire la perception des autochtones à l’intérieur de leur société. Or, il nous semble que les approches fonctionnalistes, culturalistes, structuralistes... ont tendance à polariser leur analyse sur une seule caractéristique du phénomène pour en déduire une théorie d’ensemble et biaisent souvent la réalité.

Cette esquisse montre la complexité de la sorcellerie qu’il est difficile d’étudier dans sa totalité d’autant plus qu’il s’agit d’un phénomène dont les acteurs principaux (c’est-à-dire les sorciers) parlent rarement aux néophytes, qu’il s’agisse des finalités et des mécanismes de leur action, ou de leurs fonctions sociales. Ils font dire généralement à leurs interlocuteurs ce que ces derniers veulent entendre ou analyser. Et les interprétations de leur action sont formulées uniquement à partir de leurs conséquences. Cette remarque ne remet pas en cause la qualité des travaux sur la sorcellerie. Nous ne ferons pas ici une analyse exhaustive du phénomène de la sorcellerie dans le pays Mbéti. Elle nous permet de comprendre pourquoi elle est définie comme une déviance volontaire et est utilisée par certains sorciers comme un moyen d’accroître leur pouvoir lignager; pourquoi certaines sociétés initiatiques et secrètes ou le système Mbéti en général ont institué en système sa répression; et surtout de mieux cerner ses conséquences sociales, politiques, économiques et structurelles. Mais il ne faut pas non plus lui donner une importance démesurée qui ferait de la sorcellerie l’un des phénomènes majeurs pour la déstabilisation du système Mbéti. Cette conception de la sorcellerie a favorisé l’institutionnalisation par les Mbéti d’un système de protection contre ses différentes sortes de manifestations, d’un système de répression par les ordalies, les rites divinatoires, les autres épreuves para-judiciaires et d’un système de vengeance.... Ces systèmes sont appliqués, de manière systématique, par les sociétés secrètes et initiatiques qui en ont fait l’un de leurs fondements et de leur dynamique.

Notes
38.

J. Middleton et E.H. Winter (Ed), 1963, Witchcraft and sorcery in East Africa, London, Routledger et Kegan Paul.