l- Le Ngo

’’Confrérie de la Panthère’ selon l’expression d’A. Even (1937), le Ngo39 est, en réalité, une société initiatique à vocation politique dont les membres sont exclusivement des chefs de clans, de lignages et de villages. Il fait apparaître une sorte d’élitisme dans la société Mbéti. Comme pour l’Onkani, la finalité du Ngo consiste à donner une force magique aux chefferies locales (ou au système institutionnel Mbéti en général) afin qu’elles assument leurs fonctions essentielles et qu’elles soient crédibles en matière de respect des droits et des obligations de chacun, de respect des règles établies, de respect de l’autorité publique, de l’acceptation et de l’application des décisions et surtout des sanctions. Ces motivations nécessitent donc une rigueur et un professionnalisme des membres, surtout des dirigeants, et une organisation bien structurée qui excluent l’amateurisme. C’est pourquoi la direction du Ngo eut une forme pyramidale dont les principaux décideurs (cinq à sept personnes) occupaient les fonctions les plus stratégiques; tandis que l’exécution des directives était réservée aux autres membres. Cette structure regroupe trois catégories d’initiés: les Anga-ngo, les Mvandés et les Atara-ngo.

Les Anga-ngo constituent la première catégorie d’initiés nantis d’une expérience sociale et maîtrisant bien certains aspects du système magico-religieux. Ils manifestent la pérennisation d’un savoir ancestral et mythique sur plusieurs domaines de la vie animale, végétale et humaine. Leur âge avancé est un indicateur non seulement de longévité mais surtout d’une habileté à surmonter les échecs et à organiser sa vie. Ce collège de doyens formalise l’idéologie et la praxis de la société initiatique; faisant d’eux le coeur de la vie communautaire, tant dans les sanctuaires qu’a l’extérieur. Leur nombre variera selon la taille démographique des villages d’une zone géographique (qui peut englober trois à cinq villages). Il dépassera rarement la huitaine pour une zone géographique donnée.

Quant aux Mvandé, plus nombreux que les deux autres catégories d’initiés, ils sont chargés de l’organisation matérielle de tous les rituels. Il leur revient aussi les rôles de thérapeute, de pédagogue et d’initiateur auprès des nouveaux adhérents; d’où leur répartition en départements spécialisés. Cette spécialisation leur permet de jouer un rôle déterminant dans les rapports avec les non-initiés dans la mesure où ils doivent les rassurer, les protéger d’éventuels abus de pouvoir des initiés, vulgariser et surtout légitimer l’esprit de la société initiatique. Tandis que celui des Atara-Ngo ou parrains des néophytes s’apparente quelque peu à celui des  ’agences de recrutement des meilleurs cadres’ dans les sociétés occidentales. Par leur connaissance des habitants des villages d’une contrée, ils doivent repérer les hommes charismatiques ou ceux ayant une connaissance dans un domaine précis afin de les intégrer dans le Ngo. Leur qualité fondamentale est la capacité d’observation et de discernement qui excluait une faute d’appréciation préjudiciable au Ngo. Ils ont recours, souvent, au service des chefs lignagers et villageois. Et ils effectuaient constamment des déplacements dans le pays Mbéti pour cette fin.

Cette organisation rigoureuse est fondée sur une sorte de rigidité statutaire entre les différentes catégories des membres, l’interdiction d’initier les adolescents et les individus issus de couches sociales inférieures (c’est-à-dire des esclaves, des prisonniers de bataille interethniques). Et la promotion d’un initié à un statut supérieur nécessite une véritable expérience et une cooptation générale des Anga-ngo d’une contrée. L’effet redouté étant la désacralisation de la fonction de chef lignager, clanique et villageois. C’est pourquoi l’adhésion au Ngo se fait essentiellement par la cooptation (d’un homme selon ses compétences dans un domaine donné) et la succession (d’un initié décédé par un membre de son lignage). Il faut ajouter à ces caractéristiques l’âge, la probité morale, le charisme et l’expérience sociale qui sont ici des indicateurs importants pour la notoriété d’un futur Mwana-ngo. Car, ici, l’image sociale et le comportement de l’adhérent constituent un gage de crédibilité pour le Ngo. Ces critères mettent en évidence son caractère élitiste qui avait un double avantage, éviter une lutte fratricide pour la succession et l’exercice du pouvoir ; éviter la vacance de pouvoir en cas de décès d’un initié. C’est pourquoi le successeur désigné assume officieusement le pouvoir du vivant du titulaire.

Il faut noter que la cooptation fut un moyen d’accroître leur influence communautaire pour les dignitaires du Ngo (en acceptant parmi eux parfois certaines personnalités charismatiques souvent délaissées) et en même temps leur donner une dimension publique.

A propos du sanctuaire yèndzè, A. Even (1937, p 65) donne la description suivante : ’A 200 m environ du village, nous franchissons la dernière de ces barrières et nous débouchons dans une petite clairière de forme carrée, aménagée les jours précédents par les Bouandé... L’autre côté est occupé, en son milieu, par une petite case en écorce ouvete à l’arrière ; elle est disposée dans le sens longitudinal, c’est-à-dire présente un des ses pignons à l’assemblée. Le fronton de ce pignon est couvert de mouchetures rouges et blanches à l’imitation d’une peau de panthère, sur le côté gauche de la hutte est planté un bananier. Au pied de la case, trois reliquaires (le mitsitsi na ngoye d’olompi, un angoulou d’écorce et une cuvette) contiennent des morceaux de crâne de nganga-ngoye defunts, notamment des pères des néophytes’. Mais A. Even ne souligne pas que le yèndzè avait pour repère dans la forêt (pour les initiés) le plus grand arbre yandza de la zone. En outre, il estime à 200m la distance séparant le sanctuaire du village. Or cette distance est dérisoire en raison de nombreux risques ; notamment le contact dangereux avec les non-initiés et une expédition punitive, une désacralisation, le vol du reliquaire organisés par des groupes ethniques ennemis. Ces actes entraîneraient une déstabilisation des chefferies locales. C’est pourquoi les Anga-ngo occultaient volontairement l’existence du sanctuaire et du reliquaire, parce que sa création répond à d’autres objectifs: la réconciliation des chefs claniques Mbéti dispersés à travers le territoire congolo-gabonais consécutif aux dissensions internes et aux conflits interethniques. Cette stratégie de discrétion vise une double démonstration: la dangerosité du Ngo et la supériorité de ces concepteurs par rapport à d’autres chefs, surtout ceux éloignés du terroir traditionnel. Ce qui aurait pour conséquence souhaitée la réconciliation des diverses chefferies.

Sur la composition du reliquaire, nos informateurs tant au Gabon qu’au Congo (Haut-Ogooué et Cuvette) insistèrent sur la particularité des éléments essentiels qui déterminaient son efficacité magique. Cette observation est confirmée par les travaux distincts de G. Dupré (1977, pp 95-96) sur le Nkobè du Ndjobi chez les Nzabi et de J. P. Colleyn (1975, p 30) dans une autre aire culturelle chez les Minyanka du Mali. Ce dernier souligne que ces reliquaires ’se composent d’éléments divers, qui dans leur ensemble constituent un véritable microcosme, siège de toutes les forces du monde. Ces éléments renvoient, note-t-il, soit par métaphore, soit par métonymie à des créatures et des objets, eux-mêmes considérés comme des symboles des grandes forces cosmiques. Ils peuvent faire l’objet d’une interprétation dont la complexité est à la mesure des connaissances de l’initié’. En somme, ces objets rituels acquièrent cette symbolique à partir du moment où ils sont placés dans un contexte donné et dans des conditions particulières d’usage; c’est-à-dire qu’ils sont consacrés par un officiant attitré. Cette transformation des vertus des objets naturels (les vestiges humains, les substances animales et végétales) par l’homme en une force magique est un mécanisme complexe qui révèle la compétence des spécialistes et s’effectue dans des lieux cultuels.

Ces spécialistes ont recours aux os de Nkani, de jumeau, de grand guerrier (tué au conflit d’Abolo), de chasseur, quelques poils et une portion de la peau du léopard et d’autres éléments qui sont rassemblés et enrobés d’abord dans une large peau du léopard, puis emballés dans un tissu en raphia (de couleur noire). Cette enveloppe protégera le reliquaire des effets néfastes de l’humidité. Le reliquaire est ensuite placé dans une sorte de jarre et enfoui sous l’arbre yandza (en pleine forêt) par les Anga-ngo à l’insu des autres initiés40.

Le rite acquiert une symbolique particulière avec le sacrifice d’un homme. Le sacrifice est pour les Anga-ngo le synonyme de la mort, de la dangerosité et donc de la puissance magique. A partir de ce rite, le Ngo devient un danger social dont les Anga-ngo doivent prendre toutes les dispositions pour le circonscrire dans un espace donné et surtout le faire intervenir dans le vécu des Mbéti dans des circonstances contrôlables par l’homme. La finalité de ce rite est de monter la puissance du Ngo et sa fiabilité. Elle est donc similaire à celui effectué par les Rukuba du Nigéria. L. de Heusch (1986, p 45) [à partir des matériaux de J.C. Müller] montre que...’le chef est symboliquement mis à mort lors de son intronisation par le truchement d’une victime humaine substitutive : les responsables du rituel s’emparent d’un nouveau-né chétif, appartenant au clan du chef, et l’etouffent. On immole ensuite un bélier. On en prépare quelques morceaux auxquels l’on mêle secrètement un peu de la chair du jeune enfant. Le chef les absorbe et se trouve en anthropophage à son insu. Sa personne devient dangereuse, son pouvoir mystique susceptible d’infecter ceux qui boiraient ou mangeraient dans le même récipient que lui’. Tandis que chez les Mbéti l’initié se masse tout le corps avec le sang du sacrifié pour s’approprier la force du sacrifié et accroître son pouvoir. Il utilise les autres organes séchés du corps et consacrés à des fins initiatiques. Dans les deux cas (l’initié du Ngo et le roi), le sacrifice humain leur confère une dangerosité symbolique redoutée par les autres humains. A travers le sacrifice se réalise une sorte de légitimation de la supériorité statutaire des uns par rapport aux autres chez les Mbéti. Le sacrifice est alors transformé en acte bénéfique pour la communauté.

Une partie de ce sang recueilli dans une autre jarre est aspergé dans le yèndzè, sur le reliquaire et les objets cultuels; et une partie servira au massage du corps des initiés. Tandis que le corps momifié de la victime sera réservé à d’autres fins initiatiques.

Le sacrifice humain confère véritablement au Ngo une supériorité magique par rapport à l’Onkani et à l’Onkéra. Et sa réalisation fut probablement si complexe ou ignoble qu’aucun ancien initié n’évoque son existence. L’homme sacrifié était soit un esclave, soit un déviant récidiviste, soit un prisonnier d’une bataille interethnique. Et l’un des objectifs visés à travers le sacrifice était de démontrer la pertinence de certains enjeux liés au pouvoir. Ces enjeux sont tels qu’il est proscrit le sentiment de culpabilité lorsqu’il s’agit, par exemple, de l’exécution d’une décision (même dramatique) nécessaire pour l’intérêt communautaire.

Cette conception du rôle des structures de décision sera caractérisée par les mécanismes de fonctionnement et le mode d’adhésion au Ngo. Ainsi le Ngo institue un véritable parcours initiatique qui permet au futur initié de s’imprégner de la puissance magique, d’une immunité et d’intérioriser ses catégories normatives. La complexité de cette initiation est probablement liée aux enjeux sociaux, politiques et à la volonté des créateurs du Ngo de d’ôter le système Mbéti d’un instrument fiable. D’ailleurs ces exigences font que le choix de ses membres repose essentiellement sur leur représentativité clanique et lignagère. Car, ils sont à la fois l’expression du pouvoir ancestral et la représentation d’une entité sociale donnée. Par conséquent l’initiation revêt une seconde signification dans la mesure où les fonctions assumées et les décisions prises engageront aussi bien l’auteur, son clan, son lignage que la communauté villageoise. Cette imbrication de rôles place le Nga-ngo au centre d’une double attente qui proscrit des stratégies individuelles dans lles décisions. Ce qui montre l’importance du Ngo dans le système institutionnel Mbéti.

C’est par rapport à ces enjeux du pouvoir qu’il n’y a que deux modes d’adhésion au Ngo: la succession et la cooptation. le Mwana-ngo choisi qui succède à l’initié défunt est soit son frère, son fils aîné, soit son neveu, soit tout autre parent mâle de sa lignée maternelle ou paternelle; tandis que le Mwana-ngo coopté par un parrain Tara-ngo est souvent un ami du lignage. En raison de ce mode d’adhésion et des critères suscités, les initiations sont assez rares et souvent collectives regroupant les Mwana-ngo de plusieurs villages. Et quand elles ont lieu, elles sont un moment important dans la vie locale et communautaire parce qu’elles élaborent les stratégies de pérennisation du pouvoir et de l’éthique traditionnelle.

L’initiation proprement dite, selon M. Bataba (10 juin 1989), confirmant la description faite par M. Alihanga (1976, p 130) fut subdivisée en plusieurs séquences diurnes et nocturnes, publiques et privées, pendant une huitaine de jours. Elles peuvent être regroupées en deux catégories: l’une consacrée aux aspects magico-religieux; et l’autre portant sur les épreuves qui nécessitent de l’initié la stoicité, le courage, l’abnégation, le sens de l’intérêt collectif...

Au cours des quatre premiers jours, les rites porteront essentiellement sur les tests de personnalité qui consistent à mettre le Mwana-ngo devant une situation dramatique dont la solution exclut toute forme de partialité vis à vis des siens et privilégie l’intérêt collectif. Ce dernier doit montrer sa capacité d’anticipation et sa clairvoyance. Par exemple, accepter l’homicide d’un membre de son clan (coupable d’une faute grave) afin d’éviter la déstabilisation du système institutionnel et le désordre social. Ces tests sont suivis d’un enseignement sur les catégories normatives, la philosophie et le fonctionnement du Ngo, sur la nécessité du secret et de la rigueur dans le règlement de certaines affaires, sur l’usage de la violence dans la pratique du pouvoir... Cet enseignement est fondé sur la mythologie Mbéti, sur les faits vécus et aussi sur les réalisations des créateurs du Ngo; qui sont cités pour leur exemplarité dans leur vécu et leur sens de l’intérêt communautaire.

L’importance de cette phase de l’initiation dans le système du Ngo est telle que les Mvandé et les Anga-ngo y consacrent beaucoup d’énergie et de temps.

Pendant ce temps, d’autres Mvandé s’occupent de l’organisation matérielle des autres phases de l’initiation comme les danses rituelles dans le yèndzè ou les rites très pénibles. Tous (les Anga-ngo, les Atara-ngo, les Mvandé les Bana-ngo) sont reclus dans le yèndzè. Cependant certains Atara-ngo et Mvandé sont autorisés à communiquer avec le monde extérieur.

C’est à partir du sixième jour que commencent les rites de passage. ’On fait venir tous les postulants dans yèndzè où ils sont attachés chacun à un piquet solidement mis en terre, les mains solidement liées dans le dos. Quand on est prêt, on leur plante profondément dans la verge une aiguille (5 à 7 cm de long) que l’on laisse ainsi pendant près d’un quart d’heure. Sang et eau coulent. Puis l’aiguille retirée, à l’aide d’un entonnoir et d’un tube ad’hoc, on fait couler dans la verge un mélange caustique à base de piment et du lembana [...]. Le septième jour, on conduit les candidats à une autre place où, auparavant on a attaché des filets awunga [filet utilisé exclusivement pour la chasse aux phacochères] à un grand arbre. Sous le filet, on plante des machettes tranchantes et des sagaies à coté du crâne d’un ancêtre (père et autre). Le candidat est alors invité à grimper et descendre à la manière du lézard. Ses pieds doivent toucher le crâne de l’ancêtre sinon il est voué à la mort’ décrit M. Alihanga (pp 136-137). Cette dure épreuve ne prend fin que par l’absorption d’un mélange de vin de palme, du jus de canne à sucre versé par un doyen perché dans l’arbre.

Puis s’ensuit le second rite aussi pénible que le précédent. Le Mwandé-officiant ’ bourre littéralement l’anus du néophyte du piment et d’autres ingrédients’ (M. Alihanga op.cit). Ce dernier restera quelques minutes avec cette bourre (à cause des démangeaisons qu’elle occasionne) avant de s’en débarrasser soigneusement. Il s’agit d’un des moyens qui lui permet d’acquérir une immunité. Sa finalité est similaire à celle de la scarification faite sur l’épaule de l’initié pendant l’initiation. Tandis que les autres épreuves (comme le tour éclair au village sous les acclamations des habitants) de moindre portée symbolique remplissent un autre rôle au niveau de la perception extérieure du Ngo. Tous ces rites ont pour objet de donner au Nga-ngo les moyens matériels et surhumains qui lui permettent d’assumer convenablement ses fonctions.

Outre le caractère pénible de ses rituels, le Ngo se spécifie par d’autres aspects qui remettent en cause ou modifient la personnalité d’un homme et l’appartenance à un clan ou à un lignage. L’initié ne se définit à la fois par son appartenance lignagère et au Ngo. Cette identification au Ngo montre ici l’emprise grandissante de cette société initiatique sur le système Mbéti. Ainsi le passage du statut de non initié à celui d’initié est caractérisé par le changement nom. Le nouveau nom sera une association du nom de l’initié avec celui du Ngo. On aura par exemple Lula-ngo, Yèmbè-lè-ngoyi... Or le nom chez les Mbéti et chez beaucoup de groupes ethniques en Afrique n’est pas simplement une étiquette différenciant un individu d’un autre, mais une identité sociale, une appartenance à un clan ou un lignage. Il peut signifier un événement ou un caractère... Sa symbolique définit une conception du rapport à l’identité et d’autres phénomènes du vécu des hommes. On porte le nom toute sa vie et il ne peut être modifié que dans des circonstances particulières. Le Ngo le modifie mais en lui conservant sa symoblique initiale. Cette double identité et cette double appartenance font de l’initié au Ngo, une personne différente des autres. Elle est différente aussi par sa double culture et la fonction sociale confiée par le Ngo.

Cette différence est accentuée par le port (par tous les initiés) de la crinière et la peau séchée du léopard lors des rituels, des asoyi (parures en forme de clochettes), de la plume de Nkoga. Sous la peau du léopard, l’initié ’porte pendante la verge séchée de son défunt père auquelt il vient de succéder. Cette verge est artistiquement sertie au point que seuls les initiés savent ce que renferme cette parure suis generis et surtout les scarifications sur l’épaule’ commente  M. Alihanga (1976, p 138).

Certes l’initiation est un rituel important pour le nouvel adepte; elle l’est autant pour les autres dans la mesure elle permet de revitaliser leur pouvoir magique, de réactualiser certains aspects magico-religieux. C’est pour cela que le rôle de la direction du Ngo, dans une zone donnée, prend une dimension particulière lors de l’énonciation de l’invocation suivante; qui est suivie du sacrifice des animaux:

‘’Vos enfants viennent d’être initiés au Ngo
- Vos ’places’ trouveront en eux vos dignes remplacements,
- Ils honoreront vos engagements quel qu’en soit le prix.
- L’éclat que vous avez donné aux différents moments de l’initiation a
rejailli sur le monde,
- Veillez sur nous, sur eux (vos enfants), sur l’ensemble de la communauté.
- Eloignez la maladie, les épidémies et les catastrophes naturelles du pays.
- Epargnez ce village des discordes qui dispersent les habitants.
- Faites que les plantations poussent bien, que la chasse, la pêche
et la cueillette soient fructueuses’ (M. Alihanga, 1976, p 138).’

La philosophie de ce rite rappelle les rôles respectifs des esprits ancestraux, cosmiques et des initiés dans une perspective de complémentarité. Mais le sacrifice des bêtes domestiques est un acte expiatoire qui dédouane d’avance le nouveau Mwana-ngo de ces actions cyniques dans l’exercice de ces fonctions. Et cette forme de déification des ancêtres par le sacrifice humain et animal rappelle toujours les rôles sanguinaires des guerriers et des chasseurs d’antan. C’est en cela que le sang des sacrifiés est utilisé parcimonieusement par les initiés. Il est d’abord recueilli dans les crânes des ancêtres, puis dispersé sur l’ensemble du sanctuaire. Le reste est mis la disposition des initiés. Il sera soit absorbé, soit utilisé pour masser le corps afin de disperser les maladies maléfiques. Cet épisode clôt définitivement le procès initiatique. Cependant le nouvel adepte devra observer cinq jours d’abstinence sexuelle et un repos afin de fixer cette puissance magique dans son corps.

Durant cette huitaine de jours, le village vit une atmosphère de grande kermesse où se mêlent le sacré et le ludique qui occultent l’importance, pour le système ethnique, des rites effectués dans le yèndzè. Car, le Ngo est perçu comme l’institution qui dynamisa le système politique et para-judiciaire d’une part; comme celle qui créa les conditions d’une unicité communautaire en effaçant les dissensions antérieures entre les grands chefs de clans, de lignages et de villages d’autre part. Il contribua aussi à la sécurisation des Mbéti dans l’ensemble de leur pays. Ce renforcement du pouvoir s’effectua en appuyant sur les chefferies de clans, de lignages et villages et sur l’Onkani. Cette complémentarité élargit l’assise du pouvoir communautaire au point que les faiblesses du système Mbéti sont peu nombreuses; ou si elles sont constatées sont vite corrigées.

C’est donc le fait d’avoir réussi à fédérer les différents chefs claniques et lignagers, d’avoir pu dissiper leurs dissensions et d’avoir donné au pouvoir les moyens magiques indispensables à son fonctionnement que le Ngo s’est imposé comme un instrument important du système structurel Mbéti. Sa prédominance est telle qu’au début de l’ère coloniale, les administrateurs coloniaux dans le Haut-Ogooué eurent des opinions différentes. Ces divergences sont traduites par les interrogations d’A. Even (1937, p 113): ’ N’est-il pas imprudent, sous prétexte que cette confrérie peut rendre des services politiques, d’adopter une attitude bienveillante à l’égard de la société de la pantjère qui comporterait peut-être des rites anthropophages ? Si peu certain que sera cette hypothèse, ne doit-elle pas suffire à faire proscrire cette association. Je ne le pense pas pour deux raisons :

  1. Une telle interdiction serait inopérante ; les indigènes continueraient, à l’insu des représentants de l’administration, à célébrer des rites de la panthère,

  2. En plus de l’avantage de mettre à notre service l’influence de la confrérie, l’autorisation de pratiquer l’initiation à la panthère permet à l’administrateur de connaître et de contrôler les nganga-ngoye’.

Les divergences entre les administrateurs coloniaux que semblent mettre en évidence A. Even, dissimulaient la nécessité de mieux cerner le Ngo afin de prendre des mesures efficaces pour l’interdire. Ce qui sera fait avec la répression contre les initiés du Ngo. Elle les avait contraints à la clandestinité. A cela s’ajoutent l’absence d’une réaction fiable des Mbéti, l’imposition des chefferies de villages, le travail salarié... qui réduisiront considérablement l’importance du Ngo. Ils seront quelques facteurs de déclin du Ngo. Malgré ce déclin forcé, il a conservé sa symbolique dans le vécu Mbéti et dans son système magico-religieux Mbéti.

Comme le système Mbéti repose souvent sur des antagonismes symboliques entre les la femme et l’homme tant le domaine magico-religieux, économique que dans l’organisation sociale, l’étude du Lésombo réservé aux femmes est intéressante parce qu’il apparaît comme un contre-pouvoir féminin d’une part ; et d’autre part il porte les germes de la remise en cause de l’hégémonie masculine.

Notes
39.

Ngo désigne en langue Mbéti le léopard. Il appartient à la catégorie d’animaux qui sont sorciers par nature.

40.

La disparition du Ngo depuis plus de trois quarts de siècle dans la Cuvette ne me permettait pas de reconstituer certaines informations recueillies sur le terrain. J’ai procédé par des recoupements à partir des entretiens avec les anciens initiés au Ngo dans la zone de Moanda au Gabon et dans le pays Mbéti au Congo.