1- Le Mbèlè

Le Mbèlè est, chez les Mbéti, une sorte de plateau d’environ 30 cm de diamètre fabriqué avec des fibres de liane. Il est utilisé couramment pour le transport des mets de la cuisine à l’olébè des hommes. Son fond plat et large et surtout son manque de manche exposent l’usager au risque de renverser son contenu. D’où une certaine attention et du doigté pour son usage. Ces caractéristiques font que les femmes l’emploient parfois pour tester certaines aptitudes de leur progéniture entre 5 et 10 ans. L’enfant qui renverse souvent le contenu de son mbèlè laisse apparaître certaines déficiences que les parents doivent progressivement corriger.

Le mbèlè est donc synonyme de risque et du pouvoir de contenir. Cette ambivalence symbolique est mise en évidence dans le domaine magico-religieux où le contenant a cette capacité de concentrer et de maîtriser un danger, par exemple. Et par métaphore ou analogie, le contenant est synonyme de puissance. Et nous avons constaté que chez les Mbéti et chez d’autres groupes ethniques de la région de la Cuvette, du Congo (Chez les Téké Tsaayi: la corbeille des jumeaux et la corbeille de la femme-Musiki, M.C. Dupré, 1978, p 68) ou d’autres pays africains que les amulettes, par exemple, sont souvent emballées dans un paquet rond. Comme si le fait de réunir les composants d’une amulette dans un paquet concentrait et ne laisse échapper cette puissance magique. Chez les Mbéti, le kongouélé konkéra (le panier de l’Onkéra ) sert de réceptacle à l’Onkéra, le kongouélé konkani à l’Onkani le mbèlè (l’ustensil) comme le réceptacle pour le Mbèlè. Ce panier ou cette corbeille est toujours gardé le chef de lignage ou chez le chef de la confrérie. Le chef lignager doit fréquemment y pulvériser la mâchure du mbéli ou du léntsitsagui pour préserver et dynamiser à tout instant la fiabilité ou le pouvoir des objets rituels.

Mais la désignation de cette société secrète par Mbèlè provient de l’analogie établie entre le mbèlè (ustensil) et la poche faite au dos de la statuette Andombo dans laquelle est introduit le reliquaire. Cette statuette, symbole de la société secrète, est couverte partiellement d’un tissu en raphia pour dissimuler cette poche.

La société secrète Mbèlè vit le jour dans la zone de Yèmbèlèngoyi44 à une date incertaine. On peut la situer vers la fin du XIXè siècle et le début du XXè siècle. Le Mbèlè a pour objet de renforcer le pouvoir des structures parajudiciaires. Cette spécialisation est dictée par la pertinence des carences du système répressif Mbéti. Les carences répertoriées étaient, par exemple, la lenteur de l’exécution des sanctions, l’absence des moyens coercitifs de type magique (afin d’amener les déviants à résipiscence ou à dédommager leur victime), les tendances à l’égalitarisme et la conciliation (dans des situations dramatiques), le laxisme et l’impunité. Pour cela, il fallait inventer des mécanismes qui devront rendre le système institutionnel plus fiable. En outre, il faut rappeler que les fondateurs du Mbèlè et la plupart de ses initiés étaient des dissidents du Ngo dont il reprend en partie certains rituels

Ce contexte social fait que l’adhésion est réservée exclusivement aux devins, aux guérisseurs, aux concepteurs d’amulettes et des objets maléfiques et aux autres acteurs du système magico-religieux. Elle repose sur la cooptation (selon la compétence de la personne dans un domaine donné) et la contrainte (pour celui qui commet une faute suffisamment grave dans le clan d’un membre du Ngo). Dans cette optique, le reliquaire était composé essentiellement d’os humains (d’une mère de jumeaux, d’un Nkani, d’un fou), la peau du lézard, les ongles et le bec de l’aigle, des écorces et des feuilles d’arbres, des poils de certaines antilopes et surtout des piquants du porc-épic dont les vertus primordiales visaient la vulnérabilité de la personne visée pour que mort s’ensuive facilement. D’ailleurs ces dignitaires n’hésitaient pas à l’exposer au public pour intimider les déviants récidivistes ou à procéder à des opérations spectaculaires (tuer la volaille ou les caprins dans un village, détruire la récolte du déviant...) pour obtenir réparation d’un préjudice. Ce mode d’action visait à la fois à montrer la fiabilité et la supériorité par rapport au Ngo et socialiser par la peur d’une sanction mortelle ou très grave.

Ce fait qui avait eu lieu dans le village d’Essoura caractérise la radicalité des méthodes du Mbèlè. Voici le récit raconté par P. Okouomo, habitant de ce village :

‘’Lors d’un transit à Essoura, un des Anga-Mbèlè qui transportait l’andombo, le posa à quelques pas de la porte principale de l’olèbè. Il alla rejoindre ces collègues pour déjeuner. Pendant qu’ils déjeunaient, un volatile attiré par la coloration de l’Andombo vint le picoter arrachant quelques fibres du tissu qui le protégeaient. Et un groupe d’adolescents qui, amusé par la scène qui se produisait devant lui, avertit ce Nga-mbèlè qui fut surpris par l’événement. Tellement agacé par le comportement des adolescents et du volatile, il invoqua publiquement les esprits du Mbèlè et exigea que le volatile soit sanctionné pour cet acte infamant. Les minutes qui suivirent furent fatales pour le volatile’. ’

La radicalité du Mbèlè très violente s’apparentait à celles des groupes criminels (comme la Mafia) qui laissent peu de chance aux personnes visées. Mes informateurs dans le pays Mbéti évoquent souvent le cas d’un adultère devenu mythique qui avait eu lieu au village de Yèmbèlèngoyi. L’époux cocu avait à plusieurs reprises mis en garde l’amant récidiviste. Mais en vain. Face à son arrogance, celui-ci membre du Mbèlè choisira la méthode expéditive pour laver l’affront. L’amant fut enlevé en plein jour par des inconnus et retrouvé atrocement mutilé quelques heures plus tard.

La démonstration de force et de dangerosité est très manifeste lors de l’initiation où les sacrifices humain et animal s’effectuent au début du rituel initiatique et devant tous les initiés y compris les futurs initiés (à la différence du Ngo) afin de forger une autre éthique qui proscrit le sentiment de culpabilité ou le ressentiment après la réalisation d’un acte sordide. Il fait admettre la nécessité de l’homicide comme un facteur de cohésion sociale. Selon les informations que j’ai recueillies sur le terrain, les officiants transpercent les poumons et le coeur de l’homme sacrifié par des aiguilles et y pulvérisent de la mâchure du piment (Andouo ankèri) et du Lembana. Ces organes serviront d’offrandes pour les esprits qui symbolisent la cruauté meurtrière, la violence et l’intransigeance. Tandis que le pénis séché et sacralisé- symbole de la virilité et de la puissance masculine- est porté en bandoulière par les exécutants lors des opérations de représailles. Cet organe masculin est censé les protéger contre la réaction maléfique de la partie adverse.

La spécificité du Mbèlè est caractérisée dès les étapes pré-initiatiques; le futur adepte est reclus pendant un mois dans une usa (case). Durant cette période, les officiants enduiront tout son corps d’huile de palme et du sang de porc-épic (récemment sacrifié) afin qu’il acquière une souplesse propice aux actes délicats; qu’il puisse se faufiler dans la forêt comme un serpent. Et il s’assiéra au même endroit et sur le même siège pour avoir une stabilité et une capacité de concentration à toute épreuve. Ce conditionnement suffit pour qu’il soit bien armé psychologiquement et physiquement le jour de l’initiation proprement dit : koyoho ho mbèlè 45.

Celle-ci a lieu uniquement dans la forêt à l’insu des populations non-initiées. Elle est divisée en deux parties. La première est consacrée aux enseignements sur la composition et l’usage des mixtures magiques qui rendent l’homme vulnérable, sur la manière de neutraliser le système immunitaire d’un individu, sur les stratégies et les mécanismes d’organisation des actions répressives... Tandis que la seconde partie portera sur les faits sacrificiels qui étayent les différents mécanismes sordides du Mbèlè. A la fin l’initié doit être capable d’assumer toutes les fonctions dans la société secrète, surtout de commettre, par exemple, un crime sans avoir d’état d’âme.

Il faut souligner que le Mbèlè agissait souvent en marge de la légalité et ne répondait qu’aux sollicitations de ses membres. Et sa démarche uniquement vindicative limitait la régularité de ces actions mais relayait le travail des institutions officielles à tel point qu’on peut y voir une complémentarité tacite entre eux. Le caractère spectaculaire et cruel de certaines actions, la rigueur et la discrétion des membres du Mbèlè firent qu’il fut plus redouté que le Ngo. En dépit de ces caractéristiques, il n’a pas connu une dérive vers un usage individualisé (car toutes les décisions étaient prises et exécutées collégialement), ni vers une partialité contredisant sa philosophie qui repose sur la proscription de l’impunité, sur le renforcement de la capacité et de l’application des sanctions par l’autorité. Les incidences de son action lui ont conféré un rôle important dans la cohésion sociale qui ont occulté son caractère semi-officiel. La nécessité du Mbèlè dans le système structurel Mbéti provient de la focalisation de son action sur une des déviances courantes, banalisées et très nuisibles comme l’adultère, le vol, l’usufruit, l’escroquerie... négligeant les attaques en sorcellerie qui seront le créneau du Nkula.

Notes
44.

Yèmbèlèngoyi est situé dans l’actuelle préfecture de Kellé entre les villages de Kabaniama et d’Etaba.

45.

Koyoho ho mbèlè : laver le Mbèlè.