2- Le Nkula

Le mot Nkula désigne le chimpanzé en langue Mbéti. Il symbolise dans l’ethos Mbéti à la fois l’agilité de cet animal, la solidité du corps (lors des chutes brutales) et la ruse qui lui permettent d’échapper aux chasseurs. Ces caractéristiques mettent en évidence la complexité de son comportement similaire à celle des catégories du système magico-religieux. Cette analogie renvoie non seulement au mode d’attribution des noms mais aussi à un système philosophique qui se réfère souvent à des symboles, à des allégories, à des identifications, des similarités... Si bien que certains termes perdent leur sens courant lorsqu’ils sont utilisés dans un contexte symbolique.

A la différence du Ngo et du Mbèlè qui ont introduit le sacrifice humain dans le rituel initiatique, et sont exclusivement réservés à des catégories données d’hommes, le Nkula a un autre profil. L’adhésion est ouverte à toutes les catégories sociales et proscrit tout atteinte à l’intégrité de l’homme. Ainsi les sociétés secrètes ne sont plus réservées à une catégorie sociale particulière. Partant de cette conception, le Nkula eut deux versions complémentaires : l’une masculine et l’autre féminine. La replication féminine s’appellera Mbengui. Leurs membres s’associeront souvent lors des rituels importants tels que l’initiation, le décès... et leurs actions concerneront aussi bien les initiés que les néophytes. Certes, cette complémentarité ne fera pas de la femme l’égale de l’homme, mais elle lui reconnaît la capacité d’organisation dans ce domaine délicat. Comme pour le Lesombo, il y a une valorisation de son rôle dans la société.

Pour marquer cette différence avec les autres sociétés secrètes, les créateurs du Nkula le focalisèrent sur la lutte contre la sorcellerie qui n’avait pas suscité une attention particulière de la part du système Mbéti comme si elle n’était qu’un épiphénomène. Or la sorcellerie constitue un facteur de déstabilisation du système communautaire. C’est pourquoi la protection des membres du lignage contre les atteintes à leur existence est une des fonctions principales de l’autorité lignagère et clanique; et doit mobiliser tous ses efforts. Elle doit donc être capable d’agir efficacement et ne doit pas laisser apparaître quelques signes de faiblesses. Sinon elle perd sa raison d’être.

C’est pour cela que le fonctionnement du Nkula est régi en tenant compte de la complexité de la sorcellerie. Les agressions sorcellaires sont multiformes et leurs mécanismes diversifiés. Souvent les sorciers utilisent la dissimulation des faits qui leur donne une apparence naturelle ou objective en occultant leur caractère maléfique. Ce qui, par conséquent, n’inciterait pas les membres de lignage à procéder à des rites divinatoires pour savoir les causes d’un décès. C’est ainsi que le reliquaire comportera exclusivement les os d’un Nkani et d’un Nga-onkéra, des aiguilles, des petites flèches, le dard des abeilles, les anneaux de mille-pattes, les feuilles d’emballage du pain de manioc, les morceaux de filet de chasse, une lame de machette et divers autres objets utilisés par les sorciers. Sa finalité principale est d’être capable de neutraliser leur puissance nocive, leur système immunitaire ; donc les fragiliser physiquement et psychologiquement pour que s’en suive une mort facile. Ce mécanisme sera mis en oeuvre avec la participation des devins, de certains sorciers actifs et d’anciens sorciers (contraints à l’initiation). Cette stratégie est sous-entendue par la gravité des sanctions et la radicalité des méthodes du Nkula. Ainsi le déviant pouvait être tué accidentellement lors de la chasse, des opérations agricoles ou par une longue et pénible maladie.

Cette stratégie renforce le pouvoir de sanction des autorités claniques en leur donnant les moyens magiques du Nkula pour infléchir la position des déviants. Mais l’usage de cette procédure est exceptionnel parce qu’elle est consécutive à la gravité des fautes dont le dédommagement de la partie victime est perçu comme une sanction. Dans ce cas, les initiés du Nkula joueront les rôles équivalents à ceux d’un d’huissier et d’un juge d’application des peines. Par contre la sanction mortelle (par des procédés magiques) est utilisée en ultime recours et doit respecter strictement les règles afférentes notamment l’impartialité. Elle ne concerne que les cas de récidivistes. Au-delà de cet aspect dramatique, la gravité de la sanction est utilisée par les initiés comme un moyen de socialisation collective dans la mesure où elle devrait interpeller tout individu sur les conséquences de ses actes maléfiques. Et l’efficacité symbolique du Nkula et sa rigueur illustre le changement des mécanismes d’action. Elles montrent qu’il est capable d’agir sur tout déviant à tout moment et à en tout lieu.

Dans le cas des représailles, les officiants procédaient de la manière suivante. Ils organisaient d’abord un énorme vacarme aux abords du village du déviant. Il s’agissait des aboiements des chiens, des hululements de hibou, des cris de chimpanzé, des bruits de tam-tam... qui incitaient les habitants à se réfugier chez eux. En profitant de cette situation, les officiants accrochaient le reliquaire du Nkula sur la branche d’un arbre fruitier dans la parcelle lignagère ou sur le poteau central de l’olèbè lignager du coupable. Et les animaux domestiques qui, par curiosité, approchaient succombaient à sa seule vue. Il n’était pas exclu qu’un homme meurre. Et pour certifier la responsabilité du Nkula dans le décès, une autopsie effectuée sur le corps de la victime révèle des coupures des intestins, l’éclatement du foie et de l’estomac.

Cette pression organisée par les initiés contraignait les auteurs de déviance à résipiscence. Par contre ceux qui s’obstinaient, selon mes informateurs, mouraient brutalement d’une brève maladie. De facto, le Nkula devint un instrument parajudiciaire, par exemple, fondé sur la conviction que la rigueur des initiés et la gravité des sanctions endigueraient la multiplicité des agressions sorcellaires. Le Nkula aurait pu atteindre certains de ses objectifs n’eût été le rejet de son mode d’action par les Mbéti qui donnait le sentiment d’une institution trop répressive.

Enfin, soulignons le fait que les initiés ne jouent que le rôle d’intercesseur entre l’homme et la puissance magique. Ils ne pouvaient même pas modifier le cours de l’acte, ni le stopper en temps voulu. Tenter de le faire était synonyme de partialité et passible d’une sanction. Ce sont les forces agissantes qui régulaient son action. Cette caractéristique sera reprise dans la dynamique du Ndjobi. Compte tenu de ses caractéristiques et à la différence des autres sociétés secrètes Mbéti, le Nkula ne connaîtra pas de déclin mais fut absorbé par le Ndjobi-à-Gaule naissant.

Dans cette perspective, le Ngo, l’Andoukou, le Lésombo, le Mbèlè, le Nkula..., à l’instar du culte des ancêtres, de l’Onkéra et de l’Onkani ont servi de base à l’élaboration d’une philosophie générale sur l’homme, sur les institutions, sur les mécanismes de régulation sociale, sur la définition de la déviance, sur les rapports interethniques... qui constituent les fondements du système Mbéti actuel. C’est pour cela que leurs atouts et leurs faiblesses ne peuvent être analysées objectivement qu’en tenant compte du contexte social qui prévalait à l’époque de leur création.

On ne peut pas conclure cette analyse des sociétés secrètes sans relever quelques aspects récurrents. J’ai ainsi relevé l’utilisation constante de mêmes composantes (les vestiges humains, les substances animales et végétales...) dans les reliquaires, une actualisation de ’formule’ des reliquaires à partir des nouvelles connaissances sur les vertus des éléments ci-dessus. Cette actualisation de la formule des reliquaires corrigeait les faiblesses d’une société initiatique ou d’une société secrète par rapport à un phénomène permanent ou récent.

S’agissant des constances, la situation géographique des lieux cultuels par rapport au village est symbolique et révélatrice du rôle que leur confère le système institutionnel Mbéti. En effet les lieux cultuels sont toujours situés en dehors du village à 800m ou 2km dans un bosquet ou dans la forêt. Cette distance avec le coeur du village donne l’impression d’une institution exclusivement dangereuse et sectaire, renforçant son caractère ésotérique. Elle lui confère surtout un caractère transcendant comme si les sociétés initiatiques et secrètes étaient des créations divines. D’où une certaine appréhension de ces lieux cultuels, même inusités, de la part des non-initiés.

L’absence d’une stratégie pour la lutte contre la sorcellerie est l’une des faiblesses du système structurel Mbéti. Comme si celle-ci n’était qu’un épiphénomène que l’on pouvait facilement éradiquer; et que les faits courants comme le vol, l’adultère... autour desquels on focalisa tant d’attention et d’énergie aient été plus nuisibles qu’elle. Or la protection contre les attaques en sorcellerie est un des aspects déterminants du contrôle social par lequel l’autorité clanique affirmait à la fois sa raison d’être et sa puissance. On se rend compte que l’une des préoccupations du Mbéti était de se protéger contre certaines de ses manifestations: ndossigo, koutsou, echo, les envoûtements et autres pratiques maléfiques. Elle est quelque peu similaire à celle de l’européen pour les accidents d’automobile, le cancer... qui dicte à la fois un comportement particulier et diverses mesures préventives.

L’octogénaire Eyéni Ekila m’expliquait à Tsama qu’il fallait dissimuler les rognures des ongles, les cheveux coupés et les ordures ménagères pour ne pas qu’ils soient utilisés par un sorcier contre soi-même à des fins maléfiques. Comme dans d’autres groupes ethniques africains, les femmes enceintes de quelques mois devaient dissimuler leur état jusqu’au moment où l’évolution de la grossesse ne le permettait plus. Ce comportement semble s’étendre à divers groupes ethniques au Congo qui jusqu’alors n’y attachaient pas d’importance. Ainsi, les femmes enceintes des villes portent des robes assez larges. Contrairement aux françaises qui portent souvent des habits moulants qui font apparaître leur état.

Ces mesures préventives montrent le sentiment d’insécurité et de suspicion qui, désormais, détermine le comportement humain et influe négativement sur les rapports sociaux. Et pourtant, on est surpris de constater l’absence d’une stratégie d’éradication de la sorcellerie de la part des chefferies claniques, pendant qu’elles renforçaient le pouvoir judiciaire pour des déviances courantes (comme l’adultère, le vol, le mensonge...) comme s’il y avait une connivence entre les initiés de ces diverses sociétés initiatiques et secrètes et les sorciers. Or cette absence de stratégie amène certains individus ou des chefs lignagers à instituer un système d’autodéfense ou de protection individuelle et lignagère par l’acquisition des amulettes ou d’autres objets magiques; et dans certains cas à instaurer des modes de sanction échappant au contrôle de l’autorité. Mais l’acquisition et l’usage de ces amulettes ne signifiaient pas que leurs possesseurs aient une réelle connaissance du procès de leur réalisation et du mécanisme de leur efficacité. Ce qui n’est pas sans entraîner des conséquences dramatiques dans la mesure où ces amulettes étaient devenues, pour certaines, des objets maléfiques faisant de certains possesseurs des sorciers contre leur gré. L’exemple le plus frappant celui de M. O. à Etoumbi qui avait décimé quelques membres de son lignage pour s’en apercevoir après un procès divinatoire. Nous avons là un exemple de déviance involontaire qui met en évidence la complexité du phénomène de la sorcellerie et l’absence d’institution fiable pour en faire face.

Enfin l’ordre d’analyse des sociétés initiatiques et des confréries ne correspond pas à une chronologie temporelle bien établie. Ceux qui les ont observées ne s’accordent pas sur leur durée et la période d’existence. Cependant certains de nos informateurs précisent, par exemple, que certaines sociétés initiatiques ou secrètes ont coexisté (notamment le Ngo et le Lesombo), et d’autres se sont succédées. J’ai donc choisi cet ordre afin de mieux présenter le sujet, montrer la permanence et l’actualisation de certaines caractéristiques du système magico-religieux Mbéti qui structurent à la fois l’ethos communautaire et la dynamique du Ndjobi.