I-LE NDJOBI ORIGINEL

1- Aperçu historique et finalité

1.1- Genèse et définition du Ndjobi originel

L’histoire du Ndjobi est aussi délicate à retracer que celle du groupe ethnique Mbéti en raison de la disette des documents écrits, de sa nature ésotérique et de son statut de société initiatique (qui prônent le secret sur l’organisation de ses rituels importants) et des écueils liés à l’oralité. C’est en tenant compte de ces écueils et pour mieux cerner les principales caractéristiques du Ndjobi que je procéderai par le recoupement des données recueillies sur le terrain, de certains événements de l’histoire Mbéti et de l’analyse de quelques documents écrits sur le Ndjobi et les Mbéti. C’est aussi pour cela que j’ai élargi le cadre de la recherche sur l’histoire du Ndjobi aux régions du Niari et de la Lékoumou au Sud-ouest du Congo et à la province du Haut-Ogooué au Gabon.

Selon mes informateurs, le Ndjobi est créé à la suite de la déliquescence des premières sociétés initiatiques, secrètes et des confréries. Elle a résulté de leur absence de complémentarité, de leur lutte, de la multiplicité de leur finalité et de leurs objectifs, de leur exclusive focalisation sur les phénomènes intra-ethniques et de leurs faiblesses face aux nouveaux enjeux sociaux, politiques, économiques et culturels liés à la colonisation et à l’évangélisation chrétienne. Les systèmes colonial et missionnaire qui fonctionnaient sur d’autres schémas et sur d’autres structures s’étaient révélées redoutables pour le système Mbéti. Ainsi l’imposition du modèle administratif colonial, de la seule religion chrétienne et l’interdiction du Ngo, de la scolarisation, de l’économie de rente, de la création de la mission de Lékéti et des villages religieux... sont autant des éléments déstabilisateurs pour le système ethnique. C’est dans ces conditions que fut créé le Ndjobi. Il est donc une réaction contre l’hégémonie européenne et contre les apories du système structurel ethnique.

La création du Ndjobi est clandestine en raison des pressions coloniale et missionnaire. La clandestinité est dictée aussi par la nécessité d’obtenir un large consensus entre les initiateurs du projet et les chefs claniques déchus, les anciens dignitaires du système magico-religieux, des devins, des guérisseurs... Mbéti, d’avoir leur collaboration et leur adhésion d’une part ; et par la nécessité de s’assurer de sa fiabilité d’autre part. C’est à partir du moment où tous ces éléments étaient réunis que le Ndjobi originel fut officialisé. A quelle date ou en quelle année? Les réponses de mes informateurs à cette question sont approximatives selon les régions. Ceux de la Cuvette situent la création Ndjobi originel à partir du recrutement massif des travailleurs pour la construction du chemin de fer Congo-Océan (C.F.C.O.) et d’autres grands travaux dans la partie Sud du Congo. Tandis que ceux du Haut-Ogooué pensent qu’il était créé à la suite de l’interdiction du Ngo (à partir de 1936 selon A. Even) par l’administration coloniale et de l’imposition progressive des structures coloniales. Mais les Mbéti du Haut-Ogooué précisent qu’avant l’interdiction du Ngo dans le district d’Okondja, certains personnes allaient déjà se faire initier au Ndjobi à Abolo (dans l’actuelle préfecture de Kellé) au Congo. Les initiés devaient être très discrets et étaient moins nombreux que ceux du Ngo.

L’approximation de l’année de la création du Ndjobi originel entre les Mbéti de la Cuvette (au Congo) et ceux du Haut-Ogooué (au Gabon) renvoie aux difficultés qu’ont les sociétés de tradition orale à situer des événements datant de plus d’une vingtaine d’années. Elles ont pour référence généralement des événements historiques ou symboliques comme la naissance d’un enfant, le mariage, la mort d’un chef clanique, une guerre interethnique, une razzia, la création d’un nouveau village... etc. Or ces indices perdent leur fabilité au bout de quelques décennies à cause de la déficience de la mémoire humaine. Cette approximation apparaît aussi dans de nombreux articles sur le Ndjobi. Nombreux d’entre eux ont pour repère le Ndjobi-à-Gaulle ou le Gaulle et font allusion furtivement au Ndjobi originel ou ancien. Seuls M. Alihanga (1976, p.443) et G. Dupré (1977) font remarquer que le Gaulle est une version du Ndjobi ancien.

G. Dupré (op cit, pp.58,59 ) pense que ’ le culte Njobi né dans le Haut-Ogooué durant les années 40 atteignit le Congo vers 1945 dans la Haute-Louowé alors que cette région connaissait une exploitation aurifère importante [...]. Dès la fin de 1945, poursuit-il, le culte s’installe au Congo. Les années 1946 et 1947 voient une accélération de la diffusion du Ndjobi’. Pour M. O. Nkogho-Mvé (1955, p.52), ’ ce fut aux environs de 1943 que parut Djobi dans la région du Haut-Ogooué, plus précisément dans le district d’Okondja au Gabon’. Tandis que G. Balandier (1955, p.65) souligne que les cultes Ngol et Milifu (qu’ils désignent par deux innovations les plus remarquables) étaient ’ apparus durant les années 1945-1950’. M. Alihanga abonde dans le même sens que G. Balandier en insistant plus sur le Gaulle que sur le Ndjobi originel. Il affirme que c’est à la suite d’un vide administratif consécutif à la mort accidentelle ’ en mars 1944 de M. Kampardon, chef du district d’Okondja, que le culte Gaulle a fait son entrée dans la région du Haut-Ogooué d’où il devait se répandre rapidement au-delà des frontières régionales’ (M. Alihanga, p.445). M. Alihanga (ibid) ajoute que ’ le nommé Okwele, chef d’Otala a importé de Kelle-Ewo à son village le culte de Gaulle’.

On constate que les quatre auteurs situent l’année de la création du Ndjobi aux alentours des années 40-50. Cette approximation sur l’année de la création du Ndjobi entre les versions de nos informateurs et celles des auteurs est liée aux deux facteurs cités ci-dessus et aux moments de son apparition officielle ou de son observation par les agents de l’administration coloniale dans les régions occupées par les initiés au Congo et au Gabon. D’ailleurs la perplexité de ces auteurs est manifeste dans leurs analyses. Personne ne parle de la création du Ndjobi mais de son apparition. Mais en rapprochant les versions de mes informateurs à celle de G. Dupré, nous pouvons estimer que le Ndjobi originel a été créé probablement au début ou au milieu des années 30. Cette hypothèse repose sur le fait que le Ndjobi eut plusieurs versions (soit plus d’une huitaine) et qu’il était vraisemblablement créé une version tous les 2 ou 3 ans (par exemple). Leur apparition pouvait alors s’étaler sur une quinzaine d’années jusqu’à celle du Gaulle en 1944. Et sur les approximations des dates d’existence de certaines sociétés initiatiques et du Ndjobi et de la coexistence certaine du Ndjobi avec quelques unes d’entre elles. Le Ngo, par exemple, dans le Haut-Ogooué. Ces approximations concernent aussi bien le Gaulle dont aucun auteur n’est affirmatif sur l’année de son apparition ou de sa création.

Quant au nom du ou des ses créateurs, une divergence apparaît entre la version recueillie par G. Dupré et celle de mes informateurs. Selon eux, M. Ngwambéla (du village d’Abolo) était l’initiateur du projet de la création du Ndjobi originel. Mais sa création sera l’oeuvre collective d’un groupe d’hommes constitué essentiellement des anciens initiés des sociétés initiatiques et secrètes, des chefs de clans et de villages déchus, des devins, des Ankani, des Anga-monkéra, des guérisseurs et surtout des concepteurs d’amulettes et d’objets maléfiques. Cette association de dignitaires devait répondre à une double attente: restaurer le pouvoir du système ethnique et réagir contre l’essor conjugué de l’action missionnaire et coloniale dans le pays Mbéti. Il s’agissait pour les concepteurs d’utiliser à la fois les moyens naturels et magico-religieux pour juguler les effets des faiblesses endogènes et des facteurs exogènes. C’est pour cela que dès le départ la direction du Ndjobi et la majeure partie de ses initiés étaient issus de ces catégories.

La version recueillie par G. Dupré (1977, p 68) repose sur deux éléments. Le premier élément est le mouvement des Nzabi du Congo vers le Gabon pour leur initiation, l’acquisition du nkobo et sa transmission d’un village à un autre au Congo dans la région du Niari. Le second élément s’appuie sur quatres récits empruntés aux autochtones Obamba et Nzabi des deux pays. J’en retiens ici trois.

Le premier récit a été recueilli à Libreville par un des informateurs de G. Dupré (P 68) : ’ Massiélé, un Obamba, avait passé dix jours sous l’arbre Lebulu à jeûner et à prier les ancêtres. Les branches en se frottant les unes aux autres sous l’action du vent grincèrent. Ce grincement (mungwéké) lui révéla l’existence et le nom du Njobi par la suite à diffuser’.

Le deuxième récit est tiré de la monographie manuscrite de Mme E.Th. Gamassa (Ecole normale de Mouyondzi, année scolaire 1969-1970). ’ Ndulu, la femme qui découvre le Njobi, est une jumelle. En rêve, elle a été invitée la nuit dernière à se rendre à la pêche au petit matin. Elle y va avec quelques amies, ses compagnes habituelles. Comme on le lui a annoncé en rêve, elle pêche un objet extraordinaire : un bois doué d’une âme. Elle veut s’enfuir. Mais le bois lui parle : ‘’ N’aie pas peur, femme, prends-moi, emmène-moi au village car je suis venu t’aider ainsi que ceux qui souffrent. Je suis venu aussi combattre la sorcellerie et tous les méfaits. Tu seras désormais ma prophétesse et tout ce que tu feras en mon nom sera exaucé’’. Elles se précipitent au village pour solliciter le concours des hommes. Le fétiche est transporté solennellement et installé sur un autel. Ndulu se met à chanter : ’ ‘Gloire aux hommes ! Autour de la prophétesse se trouvent Okwélé son mari et ses compagnes’’.

Enfin le troisième récit est interprété en ces termes : ‘’ Une fois, au Gabon, dans un village où la mort battait son plein une femme eut un rêve la révélation du Njobi comme moyen de lutter contre les malfaiteurs et de mettre fin à la sorcellerie. Le matin, la femme raconta son rêve à ses parents qui le mirent en pratique et organisèrent le Njobi. Lorsque la femme mourut, frappée par la loi du njobi, ce fut Okwélé, un homme, qui lui succéda’’.

Deux des trois récits attribuent la découverte du Ndjobi à une femme et sa diffusion à un homme, Okwèlè que la plupart de mes informateurs reconnaissent comme Obamba. Cette thèse concernant Okwèlè a été confirmée par un récit que j’ai recueilli dans la région de la Lékoumou.

Dans ce récit, ’‘Okwèlè est désigné comme le veuf qui hérita de cet objet magique et en fit une amulette lignagère. Ces résultats probants et les multiples sollicitations d’autres chefs lignagers lui conféreront une portée plurilignagère et d’autres finalités nécessitant donc une organisation similaire à celle des sociétés initiatiques. C’est ainsi qu’Okwèlè s’entoura de plusieurs personnalités ayant des connaissances et une expérience dans le domaine magico-religieux. Dès lors le Ndjobi-objet magique perdit sa nature lignagère et devint une société initiatique à vocation ethnique. C’est à partir du moment où les hommes s’étaient accaparé le leadership, selon mes informateurs du village de Boumango, que les femmes furent exclues du champ de décision du Ndjobi’’.46

L’analyse de ces versions étale leur divergence au point qu’il est assez difficile de d’identifier le créateur du Ndjobi. Ce constat renvoie toujours aux écueils liés à l’oralité cités ci-dessus. Il est corroboré par la fragilité des éléments essentiels de ces versions. Ainsi Okwèlè, par exemple, est désigné tantôt comme celui qui avait hérité de l’objet magique découvert par son épouse (G. Dupré, 1977, p 68) ; tantôt comme celui qui, en mars 1944, avait importé le Gaulle de Kellé-Ewo (M. Alihanga, op cit, p 445). Tandis qu’il est, selon mes informateurs de la région de la Cuvette (qui précisent le nom Okwélé-a-Ntsaha), celui qui a créé le Ndjobi contemporain aux environs de 1966. Son village Otala (dans la province du Haut-Ogooué au Gabon) est devenu son berceau depuis plus de deux décennies tant pour les initiés congolais que gabonais. Et son charisme fit de lui l’incarnation de la puissance du Ndjobi au point que certains initiés lui attribuent la création de plusieurs replications; dont le fameux projet d’un Ndjobi qui sanctionnerait par le saignement l’auteur d’une déviance pour limiter les ordalies et les autres rites, pour éviter les suspicions sur des individus à cause de leur statut social ou de leur réussite professionnelle... Ce projet fut abandonné à cause des risques élevés de mortalité, de l’absence d’une thérapie adéquate et surtout de la tentation de revenir au modèle de l’Ompièlè (l’une des replications du Ndjobi). Il renonça à concevoir une amulette individuelle destinée aux femmes craignant qu’elle soit détournée de sa finalité initiale en raison de la cupidité de certains compatriotes. D’ailleurs certains de mes informateurs (d’Aboumi, d’Otala, deTsama...) qui ont connu Okwèlè-a-ntsaha parlent d’un personnage extraordinaire, doué d’énormes facultés et très méticuleux.

Si on reconstitue un itinéraire de l’expansion du Ndjobi à partir de la version de M. Alihanga selon laquelle le Gaulle avait été importé de Kellé en mars 1944 par Okwélé et celle de G. Dupré qui repose sur le mouvement des initiations des Nzabi du Congo et de leur acquisition du nkobo au Gabon, on peut estimer qu’Okwélé serait probablement celui qui l’aurait diffusé au Gabon. Et que sa création reviendrait à un groupe de Mbéti du village d’Abolo comme l’ont indiqué mes informateurs de la région la Cuvette. En partant des mêmes éléments que G. Dupré et M. Alihanga, et du contexte socio-politique (la colonisation, l’évangélisation et la fragilisation des systèmes ethniques et d’autres paramètres comme l’usage de la langue Mbéti (comme la langue du Ndjobi), la référence à certains mythes ancestraux Mbéti...), on peut situer l’origine du Ndjobi à cette même zone d’Abolo dans l’actuelle préfecture de Kellé au Congo.

Enfin, il est intéressant de revenir sur la définition du Ndjobi qui permettra de clarifier certains aspects analysés ci-dessus. En effet, certains mots Mbéti comme oyouomi (clan), ngondo (lune), lékou (la mort), mba (le feu), séri (la gazelle), nga (la maladie)... sont chargés d’une telle puissance évocatrice, événementielle, et surtout référentielle qu’ils perdent très souvent leur acception courante au profit d’une symbolique plus complexe liée au phénomène magico-religieux. Leur usage dans des rituels magico-cultuels ne fait que renforcer cette perception. Ainsi le terme Ndjobi, par exemple, qui est synonyme de complexité, d’ambivalence et de contraste, renvoie à la complexité des mécanismes, à l’ambivalence et au contraste des sociétés initiatiques et des sociétés secrètes. Elles sont à la fois dangereuses et bénéfiques pour l’homme. L’occultation des rituels essentiels de leur dynamique procèdent de cette manière à renforcer ses caractéristiques.

D’ailleurs en décomposant le terme Ndjobi en deux syllabes distincts : Ndjo-bi. Cette complexité devient lisible pour qui connaît le sens de ces mots en Mbéti, Téké. Par Ndjo, les Mbéti désignent la maison, synonyme de l’abri, du ciment familial (tant sur le plan organisationnel, généalogique que sur la représentativité lignagère) et du lieu de repos. Cette symbolique renvoie au mode d’organisation lignagère qui repose sur l’importance de la séniorité, donc de la sagesse. Tandis que Mbi ou mbé symbolise la dangerosité, la nocivité en Mbama ou en Mbéré et en Tégué. Il apparaît une ambivalence. Mais en reconstituant le terme Ndjobi, Ndjombi ou Ndjombé (en langue Mbéré, Tégué, Mbama) émerge une sémantique significative qui caractérise non plus la sérénité reposante de la maison, mais plutôt sa dangerosité. Cette ambivalence est la caractéristique sur laquelle sont articulées la perception du Ndjobi et l’image souhaitée par ses créateurs. C’est pour cela qu’ils le définissent comme une puissance magique, ubique, impersonnelle et transcendante.

Ndjobi est donc le nom générique par lequel ils désignèrent dès l’origine cette nouvelle société initiatique. Elle sera la synthèse de tous les constituants du système magico-religieux Mbéti; c’est-à-dire les sociétés initiatiques et secrètes, les confréries, les esprits ancestraux, les génies cosmiques, les pratiques phytothérapeutiques, parajudiciaires et d’immunisation contre les forces maléfiques. En tant que synonyme d’une force magique et impersonnelle, d’un génie invisible, omniprésent et télépathique du terme renvoie à l’idée d’une puissance transcendante qui ne crée pas l’univers, ni l’homme. L’homme la crée selon son système d’organisation sociale, ses catégories philosophiques et normatives et surtout ses attentes.

Il faut préciser que Lemère ou Ngoho andjalé, Ombono-andjayi, Lempibi, Engangli’éngouono, Gaule ou Ndjobi-à-Gaulle, Lekarihi, Embono’ébiè... sont les réplications du Ndjobi originel et du Ndjobi contemporain. Elles correspondent souvent à une graduation de ses différentes versions selon son évolution à des moments donnés; et elles sont aussi liées aux enjeux sociaux, politiques, culturels et économiques, et aux changements de finalité et d’objectifs du Ndjobi. Elles révèlent surtout une continuelle recherche de l’efficacité magique. Par contre, elles ne sont pas l’expression d’une divergence philosophique des approches des phénomènes sociaux.

Notes
46.

Récit raconté le 10 avril 1988 par E. P du village de Boumango II dans le district de Bambama. Boumango signifie en Mbéti tue le léopard.