2.2- Le Souakanisme

Le Souakanisme est le seul mouvement messianique57 créé dans la Cuvette et surtout d’origine Kota, qui a marqué pendant plus d’une décennie la vie de beaucoup de communautés congolaises et gabonaises surtout dans les zones frontalières58. Il est aussi celui qui aura compromis probablement l’implantation et l’essor des mouvements religieux surtout messianiques et prophétiques dans la Cuvette par son mode d’action incompatible avec l’ethos des groupes ethniques et par le désespoir des adeptes qui eurent le sentiment d’un travail inachevé dans la lutte contre la sorcellerie et d’autres types de déviance organisés par des groupuscules d’individus. C’est aussi l’incompréhension que suscita l’irréversibilité de la décision du Messie d’arrêter son action après avoir effectué la tournée des zones d’implantation du Piquet. Ses adeptes eurent pour la plupart le sentiment d’une farce organisée qui s’arrêtait brutalement faute de moyens.

Ce mouvement est créé par Pascal Souaka probablement au début de 1950 dans le pays Kota. Ce dernier venait de perdre sa soeur aînée qui avait succombé au traumatisme causé par leur inceste. En effet, Souaka avait commis un adultère avec l’une des épouses du chef de village. Il fut condamné par le tribunal local à dédommager l’époux. Comme Souaka ne pouvait le faire, le chef choisira une solution humiliante en guise de dédommagement: une relation incestueuse entre le fautif et sa soeur aînée. Il exigea que cet inceste soit public afin de dissuader tout individu tenté par ce type de comportement. Pour sauver son frère convalescent, la soeur l’accepta contre le gré de ce dernier. Elle mourra quelques jours plus tard. Cette mort replongea Souaka dans un état dépressif. Mais son différend avec le seul guérisseur compétent de la contrée lui interdisait tout recours à ses services. C’est à ce moment qu’intervint dans un rêve sa défunte soeur. Elle lui révéla la phytothérapie pour se soigner et celle relative à diverses maladies. Elle lui ordonna surtout de soigner tous les malades gratuitement et d’étendre son action à une grande échelle. Ce sera par l’application de ces révélations oniriques que Souaka fut guéri et qu’il commença à soigner d’autres personnes supplantant peu à peu le guérisseur.

C’est de cette manière d’abord qu’il acquiert une légitimité dans son univers Kota. Les malades afflueront de toute la région et par eux se propageront à la fois sa philosophie de l’existence et l’efficacité de sa thérapie. De là naît le mythe Souaka. Ces actes complétés par les prophéties constitueront pour le Messie les éléments de crédibilité et de légitimation sociale intra et extra-ethnique et en firent une sacralité vivante. Ainsi, les anciens malades deviennent par la force des choses, une cohorte de missionnaires ou d’animateurs voués à la cause de leur mouvement. Généralement appelés ’Pasteurs’ ’ou papa’, ils sillonneront la région vantant les mérites de leur Messie.

C’est ainsi qu’il se propagea d’abord dans le pays Kota avant de s’étendre dans toute la région de la Cuvette. Il atteint le pays Mbéti vers 1954 et connaîtra une rapide expansion à partir de 1957. On le retrouvera à la même période dans le Haut-Ogooué et l’Ogooué-Ivindo (Gabon) et la Lékoumou (Congo). ’ Dans le Haut-Ogooué, écrit G. Dupré, en 1940, c’est le Nkula qui vient de Kellé ; en 1943, le Manduku et le ngol coexistent avec le Njobi ; vers 1950, le Ndombakesa gagne cette région, venent de Kellé ; en 1953 ce sera le tour de Mademoiselle’. Mademoiselle désigne en réalité le Souakanisme. Mademoiselle ou Madamougelle (vocables courants chez les adeptes) désignait la soeur aînée du Messie Souaka qui se sacrifia pour sauver la vie de ce dernier. C’est pour honorer la mémoire de celle-ci que tout rituel du Souakanisme commençait par l’invocation de son esprit devenu sacré. L’habitude rituelle avait fini par légitimer cette appellation comportant parfois des déformations dialectales qui varient selon les zones et selon les communautés à une autre. On le nommait aussi Piquet, en référence à la statuette (fixée sur un pieu) qui représentait le Souakanisme dans l’espace villageois. Il s’agissait d’un pieu (de dimension moyenne) planté au sol auquel on ajustait cette statuette59.

A la différence des pratiques magico-cultuelles ethniques, le Souakanisme se veut syncrétique conciliant les apports traditionnels et les emprunts extérieurs. Ainsi, on retrouve l’usage des statuettes anthropomorphes, de la bougie, de l’eau bénite, la vénération d’un être vivant (le messie) et divers artifices dans la ritualisation qui le rapproche de religions révélées ou universalistes. Le Nkina-é-Piquet (le reliquaire) comportera des aiguilles (de taille moyenne), des tiges d’allumettes et des photographies d’Européenne (découpées dans des catalogues), et des substances naturelles (animales et végétales). Par contre, on exclut l’usage des vestiges humains qui s’apparente aux pratiques sorcières stigmatisées par le Messie. Tous ces éléments symboliques sont emballés et enrobés d’abord dans la peau séchée du léopard, ensuite dans du tissu en raphia. Son enfouissement sous la statuette-symbole s’opère en plein jour devant les adeptes afin de marquer cette différence avec les sociétés initiatiques. Faisant de la transparence un gage d’assurance en soi et de confiance en ses capacités.

Cette différence avec les systèmes magico-religieux ethniques s’étend à l’usage du ’Lingala’60 comme langue religieuse (rappelant ainsi quelques aspects de l’action missionnaire) dans la mesure où il se veut universel et s’adresse non plus aux seuls Kota, Mboko et Mbéti mais à une vaste communauté ayant en commun l’usage de cette langue. De cette façon, il se hisse au niveau des autres mouvements messianiques ou prophétiques congolais et introduit un élément de modernité dans la pratique religieuse. D’ailleurs, son implantation dans le Nord de la région de la Lékoumou et dans la province du Haut-Ogooué au Gabon procède de cette logique.

Toujours dans cette perspective, la philosophie du mouvement est fondée sur l’idée de délivrance de l’humanité du joug des puissances maléfiques symbolisées à la fois par les attaques en sorcellerie, les multiples sociétés initiatiques et secrètes et une stratification sociale peu évolutive et très restrictive. Dans ces conditions la tâche du messie sera de pacifier le système. C’est pour cela que ses premiers actes se focaliseront sur la guérison des maladies ’incurables’ attribuées aux sorciers et sur la lutte contre l’usage des fétiches qui favoriseraient la réussite des uns et les infortunes des autres. Souaka et ses adeptes faisaient brûler les amulettes, les fétiches de certaines personnes. Et l’acharnement contre les sociétés initiatiques poussait certains responsables à détruire les reliquaires eux-mêmes. Quant à l’imposition du Piquet dans certains villages jugés importants pour ces objectifs, elle devint impérative afin de marquer sa présence et combattre les actions sorcellaires. Les adhésions contraintes font partie de ce dispositif. Mais ce mode d’action suffira-t-il pour cerner les divers types d’attaques en sorcellerie et leurs mécanismes de fonctionnement et pour réussir à les éradiquer?

Par ces objectifs, le Souakanisme reprend les créneaux qui -jadis- faisaient la force des sociétés initiatiques. Leur réalisation suppose une présence, une réponse réelle aux attentes sociales créant ainsi une nouvelle dynamique. Aussi, le Souakanisme forma en un court laps de temps ses hommes qui sillonneront l’ensemble des territoires Mbéti, Kota, Mboko, Mbochi, Tégué, Kouyou. Cette démarche qui, rappelle celle des missionnaires catholiques, drainera une forte adhésion des Mbéti au mouvement consécutivement à la neutralisation des amulettes de certains sorciers et au traitement de certaines maladies incurables. Ce sont là quelques facteurs déterminants de l’expansion du mouvement messianique et de son succès en moins d’une décennie.

Il est considéré au départ comme un épiphénomène par l’église catholique locale. Mais son influence grandissante et sa stratégie fonctionnelle (qui prône une diversité d’approches et de mécanismes excluant toutefois les pratiques magico-cultuelles traditionnelles) appellent un autre regard de l’église catholique qui y voyait un relais et un appui objectifs contre les ’superstitions’ locales. Cette unité d’action contre celles-ci lui confère un statut particulier auprès des missionnaires catholiques locaux. Bien qu’il n’y ait pas eu de relation officielle entre les directions respectives, leur silence est assez révélateur de la perception des nouveaux rapports de force dans la région entre l’Eglise catholique et le Souakanisme d’une part, les sociétés initiatiques et les devins-guérisseurs d’autre part.

Cette connivence de logique se traduira aussi dans sa finalité. Le Souakanime se veut une institution pour la libération de l’humanité de ces vices par la socialisation des êtres en s’appuyant sur des valeurs cardinales et universelles, par la neutralisation des ’prophètes’ de ces vices en rendant l’homme maître de ses capacités naturelles et en proscrivant l’efficacité admise des supports surhumains dans les activités de production des biens reprenant, ainsi, quelques thèmes du discours missionnaire mais en les ramenant aux réalités locales; surtout évitant une démarche discursive éloignée des préoccupations existentielles. C’est ainsi que le Souakanisme ne s’attaquera pas aux institutions politiques et sociales, ni à la polygamie et aux mécanismes ou aux instruments traditionnels de contrôle social.

Mais sa croisade contre les pratiques ’superstitieuses’ interpelle tout observateur des relations interethniques dans la région. Elle semble se résumer en une sorte de tentative hégémonique des Kota sur les autres communautés à partir du moment où il y a une valorisation de l’ethos Kota et une infériorisation des autres. Et l’ostracisme quasi-obsessionnel du mouvement messianique à l’égard de certains chefs de ’canton et de terre’ prend l’allure d’un acte politique. Le messie Souaka n’est non plus exempt de reproche à cet égard. Les populations d’Oyabi et d’Omboye-carrefour citent le désordre organisé volontairement par ses adeptes qui avait failli entraîner une rixe entre les habitants des deux villages lors de son passage dans la zone. Tout comme son manque de lucidité dans l’interprétation du refus de certains chefs de village d’accueillir le Piquet. Refus qu’il qualifiait de complicité avec les forces maléfiques. Mais, il s’agit en réalité d’une volonté hégémonique qui remet en cause la philosophie et le mode de fonctionnement du mouvement. Il rappelle surtout que la légitimité sociale passe par une hégémonie territoriale. Cette contradiction est peut-être la manifestation des difficultés rencontrées sur le terrain, où les adhésions massives au Souakanisme ne signifiaient pas l’abandon des pratiques magico-religieuses séculaires, surtout que sa fiabilité restait sujette à caution dans certains domaines du vécu.

Il apparaît donc une différence entre ce mouvement et les pratiques magicocultuelles Mbéti. Il rompt avec la logique de sanctuaire ou de bois sacrés et d’initiation ésotérique. O. L, un ancien adepte du mouvement expliquait ’ le secret entourant les rituels importants dissimule à bon nombre de personnes, les tracasseries machiavéliques qui sont orchestrées par les initiés. L’occultation par le secret aboutit souvent à un comportement ambigu de certains initiés qui détournent la vocation initiale de leur association initiatique. L’efficacité magique ne résulte pas de l’ésotérisme mais du savoir-faire, de la maîtrise de certaines vertus incorporées dans les espèces animales, végétales et de la capacité à l’orienter dans un sens souhaité. On ne peut pas stigmatiser les pratiques maléfiques et continuer à dissimuler les actes cultuels les plus importants. Cette exigence philosophique et pratique trace une ligne de démarcation entre la modernité et la tradition. Elle rapproche le Souakanisme des religions monothéistes malgré son caractère syncrétique’.

Revenons sur l’impact du Souakanisme sur le Ndjobi-à-Gaulle pour relever les facteurs de son périclitement et de la désarticulation du tissu social qui s’en suivront. La conversion de force de certains initiés du Ndjobi, l’imposition du Souakanisme dans beaucoup de villages et la pression faite sur les initiés pour qu’ils remettent leurs objets sacrés, leurs amulettes (qui représentent le lien avec les esprits sataniques) et la volonté manifeste de désacraliser les fouoyi créaient un précédent dans les rapports entre les deux associations cultuelles. Cette stratégie suscita une radicalisation des tenants du Ndjobi. Mais le Ndjobi faiblissant ne pouvait opposer une réelle résistance à un mouvement très dynamique. Certains Anga-fouoyi préférant, avant l’arrivée de Souaka et ses fidèles, annihiler les nkobè et désacraliser les lieux cultuels. Cette situation crée un désordre structurel qui affecte l’organisation sociale. En même temps, le Souakanisme utilise aussi la stratégie qui consiste à jeter l’anathème sur le Ndjobi en l’assimilant à un simple objet magique nocif ou encore à un groupuscule de sorciers.

Ce qui entraîne souvent une radicalisation des initiés du Ndjobi et instaure un climat conflictuel. Si bien qu’on observa dans certaines parties du pays Mbéti une forme d’ostracisme à l’égard des adeptes du Souakanisme, au point que certains pasteurs durent quitter leur village - à la fin de son règne- pour d’autres lieux plus accueillants. L’univers Mbéti perdait ainsi des hommes valides. Les incidences de cette conflictualité larvée fragiliseront l’organisation sociale Mbéti. Mais cette volonté hégémonique du Souakanisme fut limitée dans ses effets par son incapacité à endiguer le phénomène récurrent de la sorcellerie qui reprenait une ampleur dramatique au fur et à mesure que le Messie et ses disciples s’éloignaient de certaines régions; comme si l’impact du Souakanisme n’était qu’éphémère.

En somme, le règne du Souakanisme durant une décennie avait non seulement discrédité l’ethos Mbéti mais surtout fragilisé ses supports magiques et structurels. Car, faire de l’amulette protectrice un objet magique nocif procède d’une stratégie qui vise sa dévalorisation pour entrainer sa caducité. De sorte que les Mbéti pour se sécuriser, pour se protéger contre les forces maléfiques (devenues sataniques) devraient recourir aux moyens du Souakanisme qui étaient la simple prière et la statuette le symbolisant. En réalité, le Souakanisme ne protège pas des agressions sorcellaires. Il rendait vulnérables les anciens possesseurs d’amulettes dans la mesure où il n’offrait pas à ses adeptes, ni aux néophytes une alternative sûre. Or il s’agit des sociétés où l’efficacité d’une protection contre les actes maléfiques suppose la possession d’une amulette quelle que soit sa taille ou son contenu, pourvu qu’elle soit opérationnelle.

L’une des caractéristiques de l’activité de ce mouvement ou de sa tentative de surimposition est la confusion qu’il a réussie à créer entre les concepteurs d’amulettes et les sorciers à tel point que la distinction est difficile pour les jeunes générations. Elle fait naître le sentiment d’une absence totale de repères sociaux et une vacuité du système d’organisation Mbéti. Situation qui accroît l’instabilité sociale et structurelle consécutive à la conjugaison des incidences du Souakanisme, de l’évangélisation, de la colonisation et de l’inadaptabilité de l’ordre ethnique au nouvel environnement. Elle offre aux groupuscules de sorciers l’opportunité d’agir dans l’impunité totale et d’ériger en système leurs comportements maléfiques en constituant de solides associations qui inventeront d’autres modes d’actions.

La sorcellerie n’est plus un phénomène dont les origines sont spécifiquement lignagères, mais elle devient complexe au fil du temps avec les échanges interindividuels. Les victimes n’appartiennent plus seulement au lignage du sorcier mais à tous les milieux. La déliquescence des structures de contrôle social et l’affaiblissement de l’autorité traditionnelle ne font qu’accroître l’instabilité du système, le sentiment d’insécurité et de persécution perceptibles par le comportement des membres de lignages. D’où la nécessité d’une autosécurisation qui conduit inévitablement à la sollicitation des concepteurs d’amulettes par les chefs lignagers ou les individus convaincus de leur fragilité. Elle engendrera une spéculation et une surenchère autour des concepteurs d’amulettes (sur leur capacité à endiguer les agressions sorcellaires). Mais les supercheries et l’inéfficacité de certaines amulettes mettent en évidence l’importance d’une société initiatique, garante d’une éthique, assurant le contrôle social et sécurisant les êtres, regroupant non plus un groupuscule d’individus mais une communauté entière autour de son ethos.

Notes
57.

-Le Congo septentrional (comprenant les régions de la Cuvettte, de la Sangha, de la Likouala et des Plateaux ) n’a pas connu une prolifération de mouvements messianiques ou prophétiques comme la partie méridionale où le Matsouanisme, le Kibanguisme et le Lazarisme sont devenus au fil des années de grands mouvements politico-religieux.

58.

Le Souakanisme est le néologisme que j’ai créé pour désigner le mouvement prophétique fondé par Souaka au détriment du terme Piquet couramment employé par les Mbéti. Le piquet est ici le petit pieu qui sert de support à la statutette symbolique du Souakanisme installée dans tous les villages.

59.

L’un des adeptes enfouit sous ce pieu le reliquaire.

60.

Le Lingala est une des langues parlées au Congo et au Zaïre (actuelle République démocratique du Congo) par les populations ’Bangala’, dans certaines villes du Nord-Congo et l’Ouest du Zaïre, à Kinshasa et Brazzaville