1 -Les causes de la création du Ndjobi contemporain

1.1- La déliquescence progressive du système Mbéti

Les facteurs de la désagrégation progressive du système structurel Mbéti sont nombreux et pour certains anciens. Leurs incidences continuent à avoir des effets sur l’organisation sociale Mbéti. Il s’agit de la guerre interethnique d’Abolo (qui opposait les Mbéti aux Mboko et leurs alliés Makoua, Ngaré, Kota... vers le milieu ou la fin du XIXè siècle selon nos informateurs Mbéti ) qui avait entamé l’unité politique du groupe et exacerbé les antagonismes entre les chefs claniques, la scission entre les grands groupes claniques qui s’ensuivra débouchait sur une dispersion de certains clans vers des contrées éloignées du territoire traditionnel d’Abolo-Serrè. C’est le cas des Obamba dans le Haut-Ogooué (au Gabon) et des Bambamba dans la Lékoumou (au Congo).

L’impact additionnel de ces phénomènes aura une conséquence déterminante sur l’organisation du système Mbéti : la perte progressive de l’importance du clan au profit du lignage. Les Mbéti passaient du système clanique centralisé au système lignager décentralisé très segmenté où il n’existe pas une réelle interdépendance entre les chefferies lignagères de villages. Ce système comporte beaucoup de faiblesses lorsqu’il est confronté à des phénomènes complexes, urgents et de grande ampleur (comme les guerres interethniques, le Souakanisme, la prolifération des attaques en sorcellerie, la colonisation, l’évangélisation...) qui menacent son existence et nécessitent une action concertée des chefs lignagers. Car il n’est pas évident qu’une décision peut être prise dans des délais raisonnables en raison de l’absence d’un système fédérateur de type monarchique ou étatique qui incarne à la fois l’unité du groupe ethnique, l’esprit et la force d’une autorité unique à laquelle tous les Mbéti s’identifient et se réfèrent à leur vécu. A cette première faiblesse s’ajoutent le problème de leadership entre les chefs lignagers et des difficultés de communication liées à l’étendue du pays Mbéti et au manque d’infrastructures routières, à la dispersion géographique des villages et surtout à la déliquescence successive des plus importantes sociétés initiatiques et confréries.

Et l’absence d’une institution unique qui peut décider et agir en lieu et place des chefferies lignagères a contraint ces dernières à subir les actions d’autres systèmes bien structurés et à réagir au coup par coup. Elles ne peuvent donc prendre des initiatives de grande envergure et à long terme pour avoir l’adhésion de l’ensemble des chefferies. Ce mode d’action instaure une sorte d’instabilité diffuse qui se transforme en inaction. Sauf si des hommes charismatiques peuvent être à l’origine des nitiatives ayant une dimension communautaire.

Il s’agit là des facteurs de faiblesses du système Mbéti face à l’évangélisation, à la colonisation, au Souakanisme, aux multiples sortes d’attaques en sorcellerie extra-ethniques et bien d’autres phénomènes qui introduisent d’autres mécanismes d’organisation sociale. La colonisation, par exemple, avait substitué au système lignager ou à la chefferie de village (découlant de celui-ci) le chef de canton, la préfecture et la sous-préfecture. Et le coup d’Etat (du 15 août 1963) qui instaure le système politique marxisant accentua ce mouvement de désagrégation de l’autorité lignagère par l’institutionnalisation de ses structures comme le Comité du parti des villages. Comité dont les critères de choix des responsables excluent les normes de stratification ethnique telles que l’âge, l’appartenance au lignage fondateur du village, la probité morale, le charisme, le statut de chef lignager, l’appartenance à une société initiatique ou secrète, à une confrérie...

L’appartenance au parti est l’un des critères fondamentaux de promotion à la tête de ces comités de villages61. Les rapports interpersonnels perdent leur symbolique au profit de la relation institutionnalisée par le parti. Le centre (la ville) déversant sa conception du pouvoir et des décisions sur la périphérie (le monde rural). Or, cette tendance n’offre pas une dynamique d’interdépendance entre la ville et le monde rural, ni entre la tradition et la modernité. Mais elle instaure une distance significative entre les deux univers qui impose une domination institutionnelle du système marxisant.

Même le maintien des chefs de village (souvent des dignitaires lignagers qui n’ont pas en réalité la maîtrise des décisions politiques) ne modifie pas la conception et la finalité d’un Etat marxisant. Ainsi, le système ethnique est présenté comme un obstacle au développement socio-économique et à l’épanouissement de l’homme. La primauté du modèle marxiste-léniniste sur le système ethnique est présentée comme l’unique alternative dans tous les domaines. Les ’produits’ de l’école ne sont-ils pas tournés vers les emplois valorisant les modèles européens donc urbains ? Le travail manuel est stigmatisé au point de l’identifier au monde rural et arriéré. Il est réservé aux exclus du moule culturel européen.

Quant à la justice où règne le pouvoir de l’arbitraire sans régler véritablement le différend entre les protagonistes, ni trouver une solution adéquate de conciliation, ni réduire les possibilités de récidive, elle est une mauvaise transposition de quelques éléments du système judiciaire français au Congo. Les conflits afférents aux agressions sorcellaires, par exemple, sont un des phénomènes où la justice est incapable de démontrer la culpabilité ou l’innocence de la personne soupçonnée. La relaxe du présumé coupable étant acquise d’office. Souvent l’accusateur est condamné pour diffamation malgré les preuves qu’il peut apporter. D’où le recours systématique aux systèmes de divination ethnique à cause de cette absence de solution. C’est l’une des raisons de la création dans la préfecture de Makoua en 1976 d’un groupuscule d’hommes qui avait pour seul objectif d’exécuter les sorciers reconnus dans la contrée et les auteurs de divers crimes récents.

La mise en place par l’Etat marxisant d’une sorte de stratégie de désagrégation du système est très manifeste par la stigmatisation du rôle du système magico-religieux dans l’organisation sociale, la confusion sciemment entretenue par les hommes politiques et certains intellectuels entre les sociétés initiatiques et les groupuscules de sorciers. Cette perception idéologique des faits rend inapropriée une reconnaissance du rôle des sociétés initiatiques qui renierait l’option politique du pays. Certains manuels de vulgarisation du Marxisme-Léninisme et la propagande officielle étendront l’idée selon laquelle la religion ’est l’opium du peuple’ à tout système magico-religieux. Ces systèmes deviennent dans la propagande officielle véhiculée par les organes officiels et les médias d’Etat (la radio, l’école, les associations, certains journaux, le syndicat, le comité du parti...) l’un des facteurs d’aliénation, de subordination et d’obscurantisme. Cette vision reprend, d’une manière subtile, l’argumentation des missionnaires chrétiens en s’appuyant non pas sur des catégories théologiques mais sur une expérience des’démocraties populaires’ qui avaient (soi-disant) réussi leur développement économique. Elle renoue surtout avec la confusion savamment entretenue par les missionnaires entre la sorcellerie et les sociétés initiatiques ou les différents aspects du système magico-religieux qui a si bien réussi à leur époque.

Le démantèlement du système ethnique est réalisé aussi par les sections de la M.N.R, de la J.M.N.R, les coopératives agricoles et par les regroupements de villages qui remplacent progressivement les chefferies lignagères (de villages), les structures de socialisation des adolescents, le système d’entraide entre les villageois lors de la culture, des récoltes, du désherbage des champs, le sentiment d’appartenance à un village ou à un lignage... A cela, il faut ajouter les incidences récurrentes de la scolarisation, du salariat et de l’absence de structures économiques dans le pays Mbéti. La réduction du champ de compétence du système structurel Mbéti semble le condamnait à terme ; laissant proliférer les attaques en sorcellerie qui sont caractérisées par la mortalité, le sentiment généralisé de l’insécurité et d’infériorisation face aux sorciers.

Notes
61.

Le président du comité du parti d’un village qui avait participé à un conseil régional organisé par le Commissaire politique de la Cuvette à l’intention des chefs des collectivités locales dans le cadre de la vulgarisation du Plan quinquénnal (1980-1984), m’expliquait en 1980 son incompréhension de la logique des autorités régionales. Il est illetré et participait à un conseil où les participants parlaient uniquement en Français. Durant les trois jours de séance, il n’a pas participé aux débats, ni compris ce qui se disait. Il a fallu qu’un sous-préfet (enseignant de carrière) lui fasse un résumé en quelques minutes pour qu’il ait matière à justifier son voyage à Owando (chef-lieu de région) auprès de ses administrés au village.