1.2- La prolifération des attaques en sorcellerie

La sorcellerie est considérée dans conception Mbéti comme une déviance volontaire réprouvée. Ce qui suscité l’élaboration et l’institutionnalisation d’un système de répression tant au niveau des différentes sociétés initiatiques et secrètes qu’au niveau du système structurel Mbéti en général. Ce système de répression repose sur les ordalies, les divinations, le système de vengeance ou de dédommagement, l’ostracisme social, la perte des droits parentaux ou l’échange comme esclave entre deux clans. Malgré cela, la sorcellerie n’a pas pu être éradiquée et a montré ses capacités à s’adapter aux multiples changements intervenus dans la société Mbéti. Aussi, nous nous intéresserons uniquement aux incidences de la sorcellerie sur le système structurel Mbéti et sur l’activité économique pour essayer de circonscrire les causes de la renaissance du Ndjobi.

L’exode rural, la scolarisation, le travail salarié, les échanges interethniques et la monétarisation de l’économie... sont autant d’éléments qui ont bouleversé l’ordre ethnique et créé de nouveaux besoins poussant les Mbéti à multiplier les facteurs d’efficacité ou de rentabilité dans la production des biens de consommation ou dans les cultures de rente (café, cacao, riz), la conflictualité, la protection contre les attaques en sorcellerie et dans l’expression ou l’affirmation de sa personnalité. Dans ces conditions, le moyen le plus efficace est l’usage des objets magiques ou le recours à des agressions maléfiques mortelles. Et l’usage de ses objets magiques engendra une inégalité entre les acteurs économiques selon qu’on est utilisateur ou non. Ainsi, les plus grands producteurs de café, de cacao, de riz ou de banane, les meilleurs chasseurs seront les utilisateurs des objets maléfiques. Les non-utilisateurs se contenteront du produit réel de leur labeur; tandis que les détenteurs de ces supports auront leur production quadruplée ou quintuplée. L’homme se surpasse dans sa capacité productive devenant donc tributaire d’une puissance non maîtrisée.

Les exemples les plus marquants furent observés chez les cultivateurs des produits de rente où les revenus sont plus conséquents. Si bien que le doute s’installait dès que la production individuelle était plus abondante que celle d’une coopérative ou d’un groupe lignager. Et ces interrogations se transforment en soupçons lorsqu’il y a un décès ou une infortune dans le groupe lignager du producteur. Ce fut le cas de Messieurs O. à Tsama II, L. M. à Oka-Bambo, Ahoussa à Akoua et bien d’autres.

L’usage de ces objets magiques n’est pas désapprouvé tant que ses incidences sont d’ordre économique. Mais il le devient à partir du moment où le sacrifice humain est perçu comme un facteur de productivité. L’homme ainsi sacrifié est transformé en agent productif (par des procédés mystiques) et fera l’objet d’une attention particulière. Il doit être opérationnel à tout moment d’où des attitudes spécifiques des utilisateurs notamment la possession d’une chambre spéciale interdite à toute autre personne, l’aménagement d’un petit enclos dans la forêt ou d’abris dans des clairières éloignés des villages dans lesquels ils effectuent des rites inhérents à l’entretien et au conditionnement de cette force magique. Dans ces conditions, ils doivent veiller à l’inviolabilité de ces sites.

C’est ainsi qu’un incendie accidentel qui avait détruit un abri dans une clairière à quelques kilomètres de Mbama en juillet 1984 déclencha un énorme conflit entre deux amis riziculteurs. L’un accusant son collègue de l’avoir tué. L’ambiguïté de cette accusation était telle qu’il a fallu plusieurs séances de négociations entre les Ankani et les deux riziculteurs pour que la vérité soit révélée. En fait, cet incendie avait détruit tous les fétiches du plaignant. Mais ce dernier accusait son collègue (l’auteur de cet incident) de l’avoir fait sciemment dans la mesure où il savait que son arsenal mystique y était conservé. Et cette destruction l’affaiblissait sur tous les plans.

Dans cette perspective la vie humaine perd sa sacralité. L’homme acquiert une valeur marchande jusque-là méconnue dans la société Mbéti. Cette pratique est en revanche très courante chez les Makoua, les Mbochi et les Kouyou. Ici, certains grands dignitaires locaux doivent leur puissance ou leur pouvoir soit à leur capacité de nocivité, soit aux sacrifices (par des procédés magiques) des leurs qui sont transformés en une force infaillible. Le dignitaire Ondzé du village de Makoua-pénda était redouté par les autres habitants de la préfecture de Makoua. Il semble qu’il était sorcier et invulnérable aux attaques des autres sorciers. Quant à M. Essié de Linéngué (village situé à cinq kilomètres d’Owando), devin-guérisseur de renommée régionale et nationale, était aussi un sorcier. Il aurait sacrifié certains membres de son lignage pour renforcer leur pouvoir magique. Ce qui lui avait valu à la fin des années 70 d’être soupçonné d’appartenir à un groupuscule d’Adjimba dans la ville d’Owando. Malgré les soupçons pesant sur eux, personns n’a osé les braver.

Ce contexte fit que les critères classiques de hiérarchisation ou de stratification sociale sont bafoués. Ils ne suffisent plus à déterminer une promotion sociale ou une légitimation de statuts. On redoute plus le sorcier qu’un chef de lignage n’ayant pas cet atout. Car, cet atout surnaturel devient un des référents identitaires et un élément de leur représentativité dans certaines contrées. Partant, les sorciers se forgent un mythe d’invulnérabilité comme s’ils étaient des immortels. Cette sacralisation devient aussi un facteur d’attrait et de peur. Ainsi, L. F. du village Tsama I fut un édifiant exemple.

Il suffisait qu’il ait d’un besoin financier pour qu’il orchestre (par des moyens magiques et à l’insu des participants) une intense activité ludique des adolescents de son village occasionnant toujours un malaise à l’un d’eux. Ce mal dont le diagnostic est souvent difficile à établir lui était confié. Généralement, ses victimes souffraient de douleurs lombaires (appelées Mombandzi )62 n’ayant aucun rapport avec les activités ludiques. Ce fut un stratagème bien orchestré par F. L. Il sévira ainsi durant plus d’une décennie avant d’être l’une des victimes du Ndjobi en 1973.

Il faut surtout souligner que les pratiques sorcellaires propres aux Mbéti - longtemps mises en veilleuse- sont revitalisées avec les apports extérieurs notamment le Mouandza, l’Andzimba 63 et le Mombandzi 64. Ils se caractérisent par l’atrocité des conditions de décès. Les communes d’Etoumbi et de Mbama connaîtront une recrudescence sans précédent de cette forme de criminalité. Des disparitions par noyade, la foudre qui s’abat sur des maisons, tuant des victimes choisies d’avance créèrent une instabilité et une insécurité croissantes. Le 5 avril 1970 M. L. A. était tué par la foudre entre son domicile et l’olébè. Cette mort prendra une dimension politique parce qu’il représentait l’aile des partisans du projet de regroupement des villages Tsama I et II, Okéné à Tsama I. Cette mort fut attribuée aux opposants de ce projet qui ne sera jamais réalisé.

Dans des conditions similaires, le 15 novembre 1985, en plein jour et sous une pluie torrentielle, la foudre s’abat sur l’épicerie que tenait Mme M. la tuant sur le coup. La rumeur publique mettra en cause son frère M, Commandant de la marine congolaise. Mais les auteurs présumés seraient des commerçants concurrents de l’aire de Mbama. Dans ces deux cas, les auteurs sont des Mbéti résidant dans les zones où ils commettent leur forfait.

Par ailleurs, il faut noter la persistance des pratiques sorcellaires spécifiques aux Mbéti tels que le Kontsou, le Ndossiho, le jet de mauvais sort ou de vers intestinaux (appelés Eso qui résistent aux produits pharmaceutiques) qui n’ont pas la même portée que le phénomène Andjimba. Mais leur association en fait des facteurs d’une crise sociale organisationnelle. Elle accroît l’instabilité structurelle et l’insécurité au sein des lignages et des villages. Aucune personne n’est épargnée, ni se sent à l’abri d’une attaque en sorcellerie. Ce phénomène est identique chez les Makoua, les Mbochi et les Kouyou où l’Andjimba associé au Mouandza et au Mombandzi sèment la terreur, poussant les individus à l’autodéfense. Et l’augmentation de la mortalité juvénile, infantile et de l’exode rural sont autant de conséquences sociales qui fragiliseront l’équilibre des lignages et la démographie des villages.

Outre les conséquences mortelles de la sorcellerie, je reviendrai ici sur ses implications sur le pouvoir politique traditionnel qui sont aussi pernicieuses, d’autant plus qu’elles affaiblissent la position prédominante des dignitaires locaux. En effet l’une des fonctions cardinales d’un chef lignager est d’assurer la protection des siens contre tout forme d’agression extérieure. Or la mise en évidence de son incapacité à le faire ou la suspicion d’appartenir au groupuscule des sorciers, lui ôtent la substantialité du pouvoir. Les corollaires étant la perte de confiance auprès des administrés et l’accentuation de l’atomisation des structures du pouvoir. La sorcellerie institue ainsi une forme insidieuse de pouvoir, marginalisant de fait les dignitaires légaux. Elle consacrait une autre sorte d’élite dont l’assise est cette sacralisation de leur puissance nocive. Par conséquent tout chef de lignage doit appartenir à ce nouvel univers afin de conserver cette capacité d’action. Et d’adoption d’une attitude contraire contribuera à la désarticulation du tissu social qui affectera aussi le système magico-cultuel.

L’impact de cette nouvelle force surnaturelle est particulièrement perceptible dans la production des biens matériels. Ainsi n’est bon agriculteur ou chasseur, pêcheur... que celui qui aura recours aux amulettes ou aux fétiches. Cette dépendance envers les fétiches procède d’un transfert de responsabilité et de compétence de l’homme vers eux. Autrement dit l’homme se dénie la responsabilité en cas d’échec dans une quelconque entreprise. Seul le fétiche est d’une efficacité infaillible. Et beaucoup qui ont émergé chez les Makoua sont toujours liés à ce type de sorcellerie, notamment celle concernant M. O. du village Efoura (dans la circonscription de Makoua); dont la réputation d’excellent pêcheur fit la fierté du village. Ses captures halieutiques pour une seule campagne annuelle pouvaient atteindre plus de huit cents kilogrammes de poisson. Tandis que celles de ces collègues n’atteignaient que péniblement quatre cents kilogrammes. Mais sa quiétude sera troublée par la campagne de lutte contre les groupes de sorciers organisée par le devin Oto, relayée et soutenue par les autorités administratives régionales. Au cours de celle-ci, Oto mit un terme à sa réputation d’excellent pêcheur. Il révéla ses mécanismes de travail et la simulation qu’il offrait à ses collègues lors des parties de pêche; c’est-à-dire comment O. sacrifiait ses neveux et les transformait mystiquement en pêcheurs invisibles (pour les autres pêcheurs) qui garnissaient la nuit ses filets de poissons.

L’exode rural qui concerne la jeune génération, cible privilégiée des sorciers et plus facile à atteindre que celle des aînés est une des conséquences très diffuses de la sorcellerie. Il constitue pour les jeunes un moyen pour en échapper et pour se protéger dans les milieux éloignés des leurs. Il crée un déséquilibre démographique entre les villages et les villes et un non-renouvellement des hommes chargés d’assurer la pérennisation et l’actualisation de l’autorité lignagère et de l’ethos Mbéti.

En somme, l’évangelisation du pays Mbéti, le Souakanisme, la prolifération des pratiques sorcellaires et bien d’autres facteurs déstabilisent les chefferies lignagères et villageoises et fragilisent le système Mbéti en général. Ils montrent ses faiblesses face à des systèmes bien structurés. C’est à partir de ce constat que Okwèlè-à-Ntsaha et d’autres personnalités avaient décider de réactualiser le Ndjobi qui avait déjà fait ses preuves à une époque antérieure. Il est créé pour répondre à un double objectif: la réhabilitation du système Mbéti et la moralisation de la vie publique. C’est en cela qu’il faut différencier le Ndjobi contemporain du Ndjobi originel tant au niveau philosophique, normatif que de l’organisation et des attributions fonctionnelles. La dynamique de changement qu’il introduit et la tendance à répondre aux attentes collectives sont probablement des facteurs de sa légitimation sociale et de son expansion dans tout le pays Mbéti.

Notes
62.

Mombandzi est un type de pathologie maléfique caractérisée par des douleurs lombaires entrainant souvent la mort si le diagnostic et les traitements ne sont pas fiables.

63.

Andzimba est une forme de sorcellerie spécifique aux groupes Makoua, Mbochi, Kouyou... empruntée aux pygmées et revivifiée ici, qui se manifeste soit par des morts subites et souvent accidentelles soit par des disparitons totales ou journalières des victimes, soit par des noyades. Celles que l’on retrouve ont souvent été assassinées dans d’affreuses conditions .

64.

Le Mouandza :maladie maléfique, s’apparentant souvent à une pathologie dermatologique et est caractérisée par des pertes de cheveux, des apparitions de galles ou des saignements de la peau accentuée par une hypertension. Elle est aussi manifeste à travers les effets de la foudre maléfique.