CHAPITRE IV : ETUDE DU RITUEL INITIATIQUE OKWANDJI

L’Okwandji est l’ensemble des rites initiatiques qui a lieu à la fois dans le village (dans l’olèbè-à- ndjobi, autour du mba-è-ndjobi) et dans la forêt (dans le fouoyi et les autres lieux cultuels), durant un à deux jours et nuits successifs. Il se subdivise en trois parties principales: les préliminaires, l’odjoho 76 et l’initiation proprement dite. Ces trois moments d’inégale durée et valeur dessinent à la fois un mode d’organisation, une philosophie, un type spécifique de rapport entre l’homme et le sacré qui s’appuie non pas sur Dieu mais plutôt sur les génies et les esprits ancestraux, gémellaires et cosmiques et la connaissance des vertus de certaines espèces végétales, animales et humaines.

Comme la plupart des pratiques religieuses africaines, le Ndjobi accorde une place importante à la danse et aux chants dans les phases publiques, voilant parfois les véritables enjeux éthiques, organisationnels et politiques au profit du ludique. Ainsi l’Okwandji ressemble à une kermesse qui réunit souvent cinquante participants et plus de cent spectateurs.

Or la phase publique est déterminante dans la stratégie des fondateurs du Ndjobi dans la mesure où elle permet aux Enfouomo de jauger (à travers ce qui leur est donné à voir) la complexité du magico-religieux et des enjeux sociaux par la théâtralisation ludique et rituelle. En effet, il s’agit d’un moment de socialisation collective qui s’articule autour de l’énonciation et de l’explication des principes fondamentaux, des contes, des chants, surtout des invocations, des sanctions et des interdits. Cette phase met en évidence à la fois l’antagonisme symbolique et l’unité de l’univers villageois entre la forêt et l’espace résidentiel, le rapport entre les initiés et les non-initiés, le rapport entre les non-initiés et le sacré et surtout l’importance de l’organisation de l’espace en des lieux différenciés selon les activités afférentes.

Traditionnellement, les ethnologues distinguent au moins trois sortes d’initiation: les initiations ’tribales’ obligatoires des garçons ou, plus rarement, des filles au statut d’adulte de plein droit; les initiations électives des divers intermédiaires entre le monde humain et les puissances invisibles (prêtres, devins, possédés, chamanes, etc.); les initiations facultatives et donc volontaires aux sociétés secrètes (parfois étendues à l’échelle d’une ethnie comme chez les Hopi ou les Mende)...’ (A. Zempléni, 1991, p 375). On peut situer l’initiation au Ndjobi dans la troisième catégorie. Mais ’... à la différence des simples rites de passage - poursuit A. Zempléni (op cit)- qui marquent par exemple la naissance, la puberté ou la mort, l’initiation consiste à engendrer une identité sociale au moyen d’un rituel et à ériger ce rituel en fondement axiomatique de l’identité sociale qu’il produit[...] En règle générale, la transformation initiatique requiert au tant la barrière du secret qu’un jeu réciproque et subtil de mystification et de simulation entre les initiés et les non-initiés. En fait, elle implique la division du champ social en un dedans et un dehors, soit en au moins deux groupes à la fois séparés et unis par l’opération initiatique qui crée et définit le premier par exclusion substantielle et formelle du second ’.’

Or la barrière du secret est un écueil important pour l’étude des mécanismes de l’initiation dans le Ndjobi. L’occultation et le caractère ésotérique de certains actes initiatiques procèdent de cette logique de sacralisation de l’initiation en tant que phénomène important et particulier dans le système Mbéti, où le Ndjobi est une institution transcendante de ce même système. C’est pourquoi l’initiation prend ici une dimension particulière (bien qu’étant dans la plupart des cas un acte individuel) et concerne autant l’individu, son lignage que les habitants de son village et parfois ceux de la contrée.

Ces caractéristiques incitent à plus de prudence dans l’énoncé de certains arguments susceptibles de confusion et de généralisation qui légitiment souvent une perception erronée de la réalité. Les données recueillies sur le terrain ne permettent pas d’élaborer un schéma initiatique fiable censé regrouper les rituels réalisés dans le fouoyi. D’ailleurs le but de cette recherche n’étant pas de dévoiler, ni de dévoyer les mécanismes de l’initiation dans ses détails mais de percevoir à travers cette phase, sa portée pour l’homme, son lignage et sa communauté. Parce que le résultat attendu par le public villageois ou le lignage -selon les motivations- occulte souvent l’importance des péripéties initiatiques. Pourquoi s’initie-t-on au Ndjobi? Qu’attend-on de l’initiation?

Il faut, de prime abord, lever l’équivoque entre la finalité de l’initiation à une société initiatique de celle d’une organisation socio-politique communautaire (comme l’Onkani). En effet l’initiation d’un homme à l’Onkani ’élargit ses connaissances ontologiques, mythiques et sociales qui lui permettent d’assumer son rôle dans la société et de s’y intégrer’77, souligne Edwin Loeb, et lui confère un nouveau statut social. Elle est surtout déterminante dans la mesure où elle demeure la condition sine qua non pour accéder à un statut donné. Le Nkani, par exemple, qui aspire aux fonctions de chef de village s’affirme avant tout par sa maîtrise des catégories normatives et magico-religieuses indispensables. L’initiation est dans ce cas un processus d’achèvement.

L’initiation au Ndjobi n’entraîne pas un changement de statut social dans la communauté villageoise ou lignagère. Elle est plutôt un processus de socialisation qui a recours aux puissances surnaturelles pour structurer les rapports sociaux et codifier certains comportements. L’initiation approfondit donc l’action éducative assurée par les appareils traditionnels. Et par conséquent, elle ne peut en aucun cas être un facteur déterminant pour redessiner le mécanisme de la stratification sociale. Par contre elle renforce celle-ci par sa dimension sacrée. Autrement dit le père demeurera chef de lignage et l’enfant sera toujours subordonné aux parents même s’il est Mvandé. Cette différence est aussi manifeste au niveau du mode d’adhésion, des lieux et du temps de sa réalisation. Ainsi, l’acte initiatique dure quelques heures dans le fouoyi pour le Ndjobi, et alors qu’il peut prendre 6 mois ou une année dans le kouomo et au village pour l’Onkani. Il s’agira d’une cooptation ou d’une succession pour le second tandis que l’adhésion est volontaire pour le premier. Cette distinction est liée à la fois à leur finalité et aux motivations des hommes.

L’adhésion au Ndjobi est avant tout un acte facultatif, donc volontaire. Mais elle devient contrainte lorsqu’elle répond à une sollicitation particulière concernant un homicide, un acte portant atteinte à l’intégrité de l’homme ou un comportement pouvant entraîner un risque sur la cohésion sociale. Dans ce cas de figure, la contrainte s’exerce d’une manière subtile par des négociations intra-lignagères pour que l’initiation ne s’apparente pas à un acte subi78. Car elles impliquent à la fois les chefs lignagers et villageois afin de donner un caractère conciliateur à l’événement souhaité.

A ce niveau, il peut apparaître une ambiguïté dans les principes du Ndjobi. D’autant plus que l’initiation répond le plus souvent à une attente particulière. Et qu’elle soit volontaire ou contrainte, elle suit les mécanismes de contrôle social qui sont basés sur ce système global.

Comme les motivations varient d’un contexte social ou familial à un autre, d’un individu à un autre, d’une zone à une autre, nous ne pouvons pas établir de grille universelle pour l’ensemble des initiations. Néanmoins, cinq raisons nous semblent fondamentales au regard des initiations tant au Congo qu’au Gabon notamment:

Comme la prolifération des attaques en sorcellerie place tout individu dans une situation d’insécurité permanente, la recherche d’une protection fiable au Congo comme dans beaucoup de pays africains prend la dimension ’d’une assurance multirisque’ symbolique dans les pays développés. L’initiation au Ndjobi censée doter l’homme d’un antidote ou d’une force immunitaire devient l’ultime recours en pays Mbéti. Antidote que l’on acquiert à travers les mixtures et les potions administrées, absorbées et inoculées pendant l’initiation. Cette première raison concerne beaucoup les jeunes, les citadins et surtout les fonctionnaires occupant des postes de responsabilité où les enjeux de remplacement, la jalousie et la haine les exposent aux tentations des ’concurrents’.

Quant à la recherche de la santé, elle recoupe la première. Toutes deux sont à la lisière de la stabilité et de la pérennité des communautés lignagères, ce qui entraîne la diversité des stratégies thérapeutiques et la mobilisation sociale. Ainsi on recourt à la phytothérapie ndjobiste lorsqu’on a épuisé les procédures classiques de diagnostic et de traitement d’une maladie; ou s’il s’agit d’une maladie consécutive à une rupture d’un interdit grave nécessitant alors une initiation comme seule alternative pour recouvrer la santé. Dans le premier cas, seule la divination ndjobiste a la possibilité de déceler l’agent pathogène maléfique (c’est-à-dire le sorcier) et de déterminer l’étiologie.

La troisième motivation est la recherche de la vérité. Elle draine un nombre impressionnant d’hommes au Ndjobi. Nous ne pouvons pas estimer le nombre d’adhésions liées à ce phénomènes mais il avoisinerait celui lié au problème de santé ou de protection. Ici la recherche de la vérité sur des maladies pénibles, des décès accidentels ou inopinés et surtout inexpliqués pour le Mbéti suscite beaucoup d’interrogations et se fait par des consultations divinatoires. En effet, ces interrogations suscitent, avant les procès divinatoires, des soupçons ou des accusations qui déclenchent une conflictualité intra-lignagère ou intra-villageoise. D’où le recours systématique à l’initiation pour départager les protagonistes du différend. Elle aboutira soit à l’innocence du soupçonné, soit à sa culpabilité. Il arrive parfois que l’accusateur soit coupable. Ce cas de figure modifiera les données du problème parce qu’il faudra tenir compte du préjudice causé au suspect innocenté.

L’affirmation de la personnalité (surtout lorsqu’on est chef d’un lignage où il y a une prédominance des femmes) comme l’un des fondements de la respectabilité en milieu Mbéti a constitué l’argument favori des chefs lignagers pour justifier leur initiation. Car l’initiation valorise le pouvoir et le statut lignager. Ce quatrième mobile d’adhésion fit beaucoup d’initiés aux premiers moments de la renaissance de cette société initiatique dans les années soixante-dix. C’est un moyen à la fois de protéger les siens et de participer au cercle du pouvoir diffus. Or s’exclure de ce milieu du pouvoir magico-cultuel réduirait son influence personnelle et celle de son groupe lignager79 au sein de la communauté villageoise dans la mesure où le Ndjobi est aussi un lieu de pouvoir politique et de pouvoir magique. Même si le fouoyi n’exerce pas officiellement une influence sur le vécu des résidents d’une contrée. C’est probablement cet argument qui justifie l’importance numérique de ces dignitaires dans les fouoyi.

Enfin, la dernière raison d’adhésion au Ndjobi est l’esprit de vengeance. C’est l’un des paramètres qui peut laisser apparaître une ambiguïté dans la lecture de ses principes fondamentaux. Il serait une flagrante violation du principe de la sacralité de la vie humaine. Mais, en vérité, il sanctionne plutôt une transgression d’un des principes fondamentaux de telle sorte que l’impunité de ses membres ne soit pas une norme du Ndjobi. Et l’application de ce principe participe à une forme de réparation morale du préjudice subi. L’usage de ce procédé est rarissime dans le pays Mbéti parce qu’intervenant dans des cas d’extrême atrocité (telles que les morts accidentelles, la mort par la foudre, les disparitions...) où la société s’interroge sur les moyens de rendre justice au lignage éprouvé et pour qu’il fasse jurisprudence80.

Il existe d’autres motivations dont la signification relève uniquement la perception de la perception que l’on a du Ndjobi : notamment la volonté de découvrir ce qu’est réellement le Ndjobi et dans sa complexité, le défi et l’attrait ludique (découlant des cérémonies publiques). Ces adhésions ne concernent pas un nombre élevé de personnes. Mais elles semblent liées aux changements introduits dans le Ndjobi contemporain. Et elles donnent souvent l’impression d’une autosatisfaction des nouveaux adeptes qui deviennent de véritables agents de vulgarisation de la philosophie ndjobiste dans leur environnement. Les exemples les plus célèbres furent ceux de M. Mvouoni à Omboye, de M. Mpakogo à Lessia ou de M. Opéba à Empaka...

Ces motivations montrent la multiplicité d’attentes sociales qui mettent en évidence de manière très simple les mécanismes de contrôle social conférant à la société le pouvoir instrumental de réguler les comportements humains. Qu’il s’agisse de la vengeance ou de l’affirmation de la personnalité, l’homme essaie par différents moyens de renforcer son pouvoir et donc d’accroître son champ d’influence.

Enfin, la diversité des motivations pour l’initiation montre qu’on ne peut la réduire à un simple rite de passage. Elle est l’acte le plus fondamental du Ndjobi qui scelle le lien entre lui et l’individu. Elle a lieu à la fin d’un processus où le passantère, le lèyoho et l’odjoho onènè ont créé toutes les conditions favorables pour sa réalisation. ’ L’initiation, en tant que rituel, ne peut donc réaliser ses fins - engendrer une identité sociale- que dans un rapport antagoniste au monde du dehors. Elle crée son propre monde: ses substances, son symbolisme et son savoir propre, ses actes et paroles qui subvertissent la fonction référentielle du langage pour conférer aux mots et aux choses un sens initiatique [...]. C’est au moyen de ces opérations auto-référentielles qu’elle s’affirme comme le fondement axiomatique de l’identité qu’elle produit’(A. Zempléni, 1991, p 377). Elle est importante parce qu’elle consacre l’homme et crée les conditions de son équilibre interne et d’un équilibre.

Notes
76.

Odjoho : kermesse.

77.

Edwin Loeb, cité par Zahan (D), Religion, spiritualité et pensée africaines, p. 93.

78.

C’est dans de telles conditions qu’un ancien diplomate congolais en poste à Paris fut contraint à l’initiation (le 20 août 1986 à Mbama) sous la pression conjuguée de ses soeurs et ses neveux, à la suite d’une fausse couche inexpliquée d’une de ses nièces à l’hôpital de Créteil (le 15 avril 1986). Cette initiative lignagère avait pour finalité d’établir la responsabilité ou l’innocence des personnes soupçonnées. En cas de l’innocence du diplomate qui était le plus visé dans cette affaire, le lignage pouvait alors envisager la procédure vindicative contre l’auteur de l’homicide.

79.

La quasi-totalité des chefs de lignages importants (par le nombre des membres) et des chefs de villages Mbéti fut initiée tels qu’Ondjouani Pascal (Tsama I), Bataba (Ngoua II), Anvouka (Ololi), Apenda (Engobé).

80.

J’approfondirai l’analyse des motivations dans le premier chapitre consacré aux fonctions du Ndjobi en l’étayant par des faits qui ont eu lieu dans le pays Mbéti.