3-Nkobè: le reliquaire

Le nkobè est un élément essentiel dans la dynamique du Ndjobi. Car son efficacité magique en dépend entièrement. Le nkobè c’est la matérialité et le coeur du Ndjobi. C’est lui qui contient le pouvoir magique et répartit parcimonieusement sa force sur les initiés, les non-initiés et sur l’ensemble du pays Mbéti. Cette conception de l’efficacité magique est liée à une autre qui associe la fonctionnalité d’une amulette ou d’une société initiatique à un support mystique. Par exemple, la protection d’un chasseur contre une éventuelle agression d’un fauve nécessite le port d’une amulette au tour de la taille ou du bras. Sans elle le chasseur Mbéti n’est pas rassuré. Ainsi, on peut définir le reliquaire ou l’amulette comme le condensé anonyme de multiples énergies issues de diverses composantes (les vestiges humains, les éléments animal et végétal...). Mais ils diffèrent l’un de l’autre par la symbolique de leurs composantes, leurs finalités, leurs objectifs, leur esprit et surtout leur importance sociale (communautaire ou lignagère). Partant de ce constat, il importe de lever l’équivoque entre le nkobè et le ntsoua (amulette) et de préciser ce qu’ils valent pour les Mbéti.

Le ntsoua peut être une propriété individuelle ou collective. Il est soit porté autour de la taille, soit dissimulé dans le lit (pour l’individuel), soit enfoui dans le sol au milieu ou à l’entrée de la demeure familiale, soit dissimulé dans son toit ou placé dans un de ses coins (pour le collectif). Le ntsoua est généralement constitué de divers éléments miniaturisés (d’origine animale, humaine et végétale) dont les vertus sont bien maîtrisées par ses concepteurs. Il s’agit pour les vestiges humains des rognures d’ongles, les cheveux des membres d’une lignée (pour l’amulette collective) ou d’une personne (pour l’amulette individuelle). Tous ces éléments sont enveloppés dans un tissu en raphia ou en coton de couleur noire. Et la finalité du ntsoua est de protéger un individu, les membres d’un groupe domestique ou d’un lignage contre les forces maléfiques et de les rassurer dans certaines situations délicates. Cette différence apparaît aussi au niveau des dimensions. Le ntsoua individuel mesure trois à cinq centimètres de diamètre, tandis que le ntsoua familial avoisine sensiblement le double du premier.

A la différence des deux catégories de ntsoua, le nkobè serait plus volumineux. Il est impersonnel et indivis. Même l’Onga-fouoyi ne peut le posséder, ni l’utiliser à sa guise ni à des fins personnelles. Et la supériorité de l’efficacité symbolique du nkobè par rapport aux amulettes provient de ses composantes (comme les vestiges d’ancêtres célèbres, d’un Tara’ankéra, d’un Nkani, d’un Nga-mpoho, d’un devin, d’un guérisseur, d’un dignitaire de société initiatique célèbres... d’autres éléments d’extrême dangerosité comme les feuilles, les écorces...), de sa finalité et de son caractère communautaire, de la philosophie qu’il représente. L’efficacité redoutée par tous ses créateurs, la probabilité d’un acte malveillant (aux conséquences néfastes pour les habitants d’une contrée), la dangerosité du nkobè sont autant de raisons d’inquiétude pour que le reliquaire soit disposé exclusivement dans le fouoyi.

Ces caractéristiques font que son usage rituel est réservé aux seules fins correspondant à la philosophie de la société initiatique. Même l’Onga-fouoyi et le Mvandé-à-nkobè ne sont pas habilités à en faire un usage privé. Dès lors, on saisit l’extrême anxiété qu’éprouvent les dignitaires d’un sanctuaire avant un rituel initiatique, expiatoire ou ordalique lorsqu’ils doivent se référer au nkobè. Car la moindre faute peut avoir des conséquences néfastes à la fois sur les initiés et sur la communauté villageoise d’où les diverses précautions lors de son usage. Il est interdit de le transporter d’un fouoyi à un autre même pour des rituels importants, de l’exposer au public initié. Seuls l’Onga-fouoyi et le Mvandé-a-nkobé sont autorisés à faire des libations dans la hutte qui l’abrite et à prononcer des invocations très circonstanciées. Ils ne font qu’à l’occasion des rituels publics dans le fouoyi, au vu et au su des autres initiés présents.

C’est par rapport à ces caractéristiques que les fondateurs du Ndjobi furent amenés à créer le ndjobi-à-ntsiana qui est la réplique allégée du nkobè. Il est un paquet de forme ronde (d’où le nom de ntsiana qui signifie paquet en langue Mbéti), emballé dans du tissu raphia et de la peau séchée du ngo(léopard) ou du sama (chat sauvage). Il mesure au moins sept centimètres de diamètre et est transportable et exposé en public lors de l’Okwandji ou lors des autres rituels. En période normale, il est accroché au poteau central de l’olèbè à un mètre et demi du sol. Et les Mvandé-officiants pulvérisent du lembana mâché sur lui pour vivifier sa puissance. Le ndjobi-à-ntsiana sert de nkobè avant l’implantation du fouoyi.

Comme le nkobè, le ndjobi-a-ntsiana fait l’objet d’une attention et du respect rigoureux des interdits liés à sa fiabilité. Mais à la différence du nkobè, son usage est élargi à tous les Mvandé sauf aux Ayangongo et aux Akliyongo. Et le secret sur la composition du reliquaire comme sur l’organisation du fouoyi et de l’initiation demeure une constance du comportement des initiés. Car une quelconque transparence sur ces données s’assimile souvent à une désacralisation du Ndjobi. Elle est perçue comme un facteur de sa déstabilisation et surtout de sa banalisation. En réalité, le secret comme la préservation des connaissances ésotériques et l’interdit d’accès du fouoyi aux non-initiés, la primauté des normes ndjobistes et de sa philosophie procèdent d’une certaine manière à sa sacralisation, à son idéalisation et surtout à l’occultation de sa violence normative et de ses faiblesses.

En observant ce comportement (le secret autour des données fondamentales du Ndjobi) sur le terrain, nous avons été amené à construire ce sujet par le biais de certaines variables liées à l’efficacité du Ndjobi en évitant, par exemple, de prononcer le terme nkobè. A la fin des divers entretiens sur le terrain et de l’observation des rituels, nous avons essayé de confronter toutes les informations recueillies à celles des travaux de nos prédécesseurs. Cette stratégie nous a permis à la fois de surmonter ces écueils et d’adapter nos éléments d’analyse à la réalité sociale. Les enquêtes que nous avons effectuées au Congo (dans les régions de la Cuvette, du Niari et de la Lékoumou) et au Gabon (dans la province du Haut-Ogooué) révèlent la difficulté d’établir avec exactitude la composition du nkobè. De nos jours une simple allusion au nkobè suscite la méfiance des autochtones, voire une suspicion sur les intentions inavouées du chercheur. Ses interlocuteurs lui prêtent souvent une intention négative.

En 1936, ’la boîte qui a pu être examinée par A. Bouquet chez les Bambamba de Komono (qu’il considérait comme le nkobè), souligne G. Dupré (1977, p 95), contenait une variété d’objets : des cheveux et des os d’un blanc, des os de pygmées, des grains de ngongo et nvuesi, des têtes d’aigles, de perroquet et de pie, des dents de panthère, des griffes d’aigle, une tête de naja, des coquilles de la mellibranche, une tête de scarabée géant Goliath, un doigt de gorille, une tête de loutre, de la teinture rougeâtre de paddock, du kaolin, de la résine et du copal fossile, un oeuf de coq, des perles de traite et une grande variété d’écorces d’arbres...’ A. Bouquet commente : ’ Chaque élément doit apporter sa puissance au fétiche : l’os de Blanc apportera la justice devant le tribunal, le pygmée sa connaissance de la forêt ; aigle, panthère et loutre serviront à attraper le sorcier qui se cache dans les airs, la forêt ou les eaux ; la pierre de foudre protégera du tonnerre ; la graine de palme donnera la nourriture, la perle représentera les ancêtres, etc.... le symbolisme de tous ces ingrédients étant facile à imaginer’ (G. Dupré, 1977, p 96). ’ L’interprétation qui peut être ainsi faite, élément par élément, souligne le caractère hétéroclite de la puissance de la Mère. Sans vouloir se lancer dans une éxégèse complète et fastidieuse, on peut souligner le caractère agressif de la plupart des objets contenus dans la boîte, tandis qu’un petit nombre seulement d’entre eux, graine de palmier, kaolin, perle de traite, pierre de foudre (copal fossile) sont des protections bien connues dans la région’ insiste G. Dupré (op, cit p 96).

En approfondissant son analyse, G. Dupré (op, cit, p 97) remarque que ’la boîte qui contenait les ossements des ancêtres dans les sociétés Ngoye et Mungala où elle était le symbole de la continuité clanique n’est plus dans le rituel de la Mère qu’un réceptacle des forces agressives de la forêt, en principe appliquées à la lutte contre les sorciers, mais dont, en fait, on ne vient plus limiter la puissance ’. Ce changement de finalité est dû, selon lui, à la focalisation de toute l’activité du Ndjobi ’ sur la lutte contre les sorciers ’ et à sa vocation ’ essentiellement répressive ’. Malgré les efforts des uns et des autres pour donner une composition exhaustive du nkobè par le biais des informateurs locaux, force est de constater que le chercheur est souvent réduit aux spéculations à partir du comportement de ces derniers, de ce qu’ils veulent lui dire ou lui faire dire. D’ailleurs l’administrateur colonial de Mossendjo dans la région du Niari en fit l’expérience. Il ’ se déplaça lui-même à Mayoko où il se fit remettre tous les kobo par leurs détenteurs qui vinrent se prosterner devant lui. Dans le mois de janvier 1950 quelques-uns d’entre eux désignés comme meneurs furent jugés à Mossendjo et punis d’emprisonnement. Ainsi les objets de culte détruits, les Nga kobo soumis ou punis, l’ordre est rétabli au moins en apparence... ’ relate G. Dupré (1977, p 72).

En réalité cet administrateur fut trompé par les Nga Kobo. Ils lui avaient vraisemblablement remis les amulettes inusitées des initiés ou les objets magiques récupérés aux sorciers après leur initiation au Ndjobi. Cette hypothèse semble être confirmée par les explications données par des Nga kobo à G. Dupré 20 ans plus tard. ’Les Nga kobo, estime-t-il, ne se dépossédèrent pas de leur boîte indispensable au rituel; mais afin de satisfaire aux exigences de cet administrateur auquel son énergie (répressive) avait valu le surnom de Bwakha, le feu, ils n’apportèrent à Mayako que les simulacres du nkobè, ce qui leur permit par la suite de continuer dans la clandestinité leurs activités rituelles’(G. Dupré, 1977, p 72).

Le comportement des initiés de Mayoko reproduit les principes d’inviolabilité du Ndjobi et de secret qui régulent leur comportement face au monde extérieur. Pour jauger l’impact de cette sorte de ’pacte conventionnel’ et ce comportement collectif, il suffit d’observer le comportement des adeptes jeunes, des intellectuels, des ouvriers urbains. Eux qui, à la différence des villageois, vivent dans des univers où les interférences culturelles, les sollicitations socio-économiques et politiques peuvent susciter des déviances donnent parfois l’impression que le Ndjobi est une création divine ; et qu’une indiscrétion sur le fonctionnement est fatale pour le déviant. La force du secret provient vraisemblablement du sentiment de la transcendance, de l’omniprésence en tout lieu du Ndjobi et de la vulnérabilité de l’initié face à lui. Ces difficultés nous amènent à relativiser la composition du nkobè établie par différents chercheurs. Mes informateurs, par exemple, utilisaient des symboles pour amener à identifier un objet figurant dans le nkobè.

Néanmoins on peut dire que le nkobè est composé de substances animales et végétales, de vestiges humains sous multiples formes (pétrifiés, séchés, liquéfiés ou en particules). Les composantes animales (crocs de léopard, dents de chien, ongles d’aigle, doigts de kokeri...) établissent le lien avec des caractères précis : l’agressivité, la mort, la captivité et surtout la combativité. Tandis que, les fourmis (ankèri)82 caractérisent la douleur pernicieuse de la piqûre d’un insecte venimeux. On retrouve cette caractéristique dans les composants végétaux comme l’écorce épineuse de l’asperge (okana), une herbe tranchante (kondieni), des lianes rampantes truffées d’épines (ongla, ossenga et mboni), des feuilles et des écorces râpées de certains arbustes et arbres. Ils renforcent le caractère nocif du Ndjobi. Certains composants sont souvent transformés en poudre noire et en liquide. D’autres sont insérés dans le nkobè dans leur état naturel.

Enfin, les vestiges humains sont essentiellement constitués de l’os frontal du nkani, des os de jumeaux (coude, genou...), de l’os crânien de l’Onga-mpoho et surtout de l’os crânien d’un ’malade mental’. Les premiers éléments sont considérés non seulement comme supports de la continuité et de l’identité du pouvoir mais surtout comme les supports mnémotechniques de l’ethos Mbéti. A travers les os du Nkani, de l’Onga-mpohogo, du nkéra se pérennisent l’assise territoriale et la force du pouvoir ancestral.

Mais le contraste vient de la présence de l’os d’un fou qui symbolise la débilité mentale et l’instabilité. Caractéristiques contraires à la philosophie du Ndjobi qui prône l’ordre. En réalité, les concepteurs du reliquaire introduisirent cet élément comme une force déstabilisatrice des sorciers et des auteurs de déviance. Le désordre rend vulnérable les personnes fautives et crée la dysharmonie dans les groupuscules de sorciers lorsque l’un des leurs est atteint. Il s’agit aussi de l’application d’un principe spécifique au système magico-religieux Mbéti qui associe des forces contraires et suscite une confluence d’énergies diverses pour accroître son efficacité magique sur les forces maléfiques.

A ces éléments principaux du nkobè ont été ajoutés un caillou et un collier de mille-pattes (symbolisant les pratiques maléfiques extra-ethniques comme le mouandja, le mombandji et l’andjimba) et la photographie d’un homme de type européen (caractérisant le savoir technique). Ces emprunts combleront surtout les handicaps qu’avait le Ndjobi face à ces pratiques maléfiques.

La composition du nkobè telle qu’elle est présentée donne l’impression d’une tendance à priviligier la nocivité et la dangerosité comme si le Ndjobi avait été créé exclusivement à des fins mortelles. Tout comme les incantations prononcées par les Mvandé lors des rituels publics où ils reviennent sans cesse sur la dangerosité, sur l’atrocité ou sur les conditions effroyables du décès d’un déviant, sur la mort...

Voici une des incantations prononcées couramment au cours de l’Okwandji.

Traduction:

Cette caractéristique du nkobè et des incantations mérite d’être soulignée parce qu’elle constitue l’un des arguments de ceux qui assimilent le Ndjobi à une association de sorciers ou un objet maléfique. Pour eux le contenu de ces incantations reflète la véritable philosophie et la finalité du Ndjobi. Or une telle perception montre sa vacuité dans la mesure où elle ne tient pas compte du contexte social dans lequel ces incantations sont prononcées. C’est comme si on analysait l’évangélisation des peuples non-européens de l’ère missionnaire à partir uniquement d’un seul aspect et à un moment donné ; sans pour autant prendre en considération le contexte sociopolitique, économique... et les enjeux qui s’ensuivent ; ni saisir l’impact des structures d’évangélisation (comme les écoles religieuses, les paroisses ou les églises villageoises) sur le nombre de convertis... Or l’importance du secret quant à la constitution du nkobè est en rapport avec les mécanismes de l’organisation et les rapports de force dans un système politique. C’est à ce niveau que le secret devient un support des mécanismes du pouvoir dans la mesure où il maintient un flou et suscite une curiosité mais surtout, entretient une barrière entre initiés et non-initiés. Il donne parfois une importance démesurée aux phénomènes magico-religieux.

Enfin, il s’agit d’un mode de contrôle social qui réduit les probabilités d’usages incontrôlés des susbstances en question dans des sociétés où la maîtrise des vertus de certaines espèces animales, végétales... est un autre facteur de pouvoir qui est renforcée par l’appartenance aux sociétés initiatiques.

Notes
82.

Nkèri est une variété de fourmis très minuscule et marron dont la douleur de la piqûre dure de douze à vingt quatre heures et occasionne des hématomes.