2- Lembana

C’est le fruit mûr de l’arbre ombana d’une saveur contrastée (fade et amère) utilisé exclusivement sous forme de mâchure dans le Ndjobi. Son usage rituel est très restreint et lié au renforcement de la puissance des objets cultuels ou de celle du Ndjobi lors de divers rituels (l’initiation, le lembini, le défi... ) et à l’affirmation de sa transcendance. D’ailleurs sa saveur l’exclut de la consommation courante comme celle d’autres fruits. Même les initiés qui l’utilisent à ces moments particuliers n’osent pas le garder longtemps dans la bouche après l’avoir mâché à cause de sa saveur et des démangeaisons qu’il occasionne.

A ce sujet, il est intéressant de revenir quelques instants sur la perception Mbéti des saveurs pour saisir la symbolique des fruits dans la phytothérapie, dans le système magico-religieux et d’autres paramètres du vécu Mbéti. A travers elle, se formalise un mode de définition des fonctions des objets naturels et un mécanisme de leur usage qui les singularisent les uns des autres. Selon qu’un fruit, une écorce, une feuille, une racine... est amer (nkalé), acide (nkala), fade (lebibi) et sucrée (mpiè), on lui attribue une vertu donnée. Un objet qui est amer, acide ou fade contient une propriété curative et nocive. Il devient un adjuvant phytothérapeutique et symbolique pour les objets cultuels. Tandis que celui qui est sucré a une valeur nourricière, appartenant à la sphère alimentaire.

Cette classification intègre les uns (le lembana, le béli, le lentsitsagui...) dans le système magico-religieux et phytothérapeutique et les autres (le safou, la mangue, les fruits sauvages comme les avouma, les ambimboli...) dans le système alimentaire. Il faut nuancer cette catégorisation par rapport aux légumes qui, une fois transformés, perdent souvent leur saveur initiale.

Pour les rites, les Mbéti utilisent généralement deux fruits (le lembana et le béli) et une graine (le lentsitsagui). Le béli (la cola) et le lentsintsagui ont un usage courant dans les lignages et les familles. Tandis que le lembana est réservé aux sociétés initiatiques et aux confréries. Il est utilisé dans le Ndjobi à deux échelles différentes. D’abord lors de la présentation publique des futurs initiés aux esprits et génies cosmiques du Ndjobi. A cette occasion le Mvandé-officiant pulvérise le lembana mâché dans leurs mains et sur leur front précédant le geste d’une invocation spécifique. Ensuite, les initiés l’emploient pour dynamiser la force du Ndjobi et leurs objets cultuels. Mais cet usage prend un sens particulier lorsqu’il s’agit d’une lutte entre le Ndjobi et les forces maléfiques, notamment dans des rites spéciaux: l’arrêt de la pluie, l’éloignement des tornades et de la foudre du village, la réponse à un défi et la vengeance d’un des leurs. Ce qui montre la supériorité symbolique du lembana par rapport au béli et au lentsintsagui.

Le lembana peut être aussi employé, selon mon informateur M. B, pour accroître les chances de succès lors d’un test ou un examen où il y a un échange verbal entre deux personnes. Dans ce cas, il sort du cadre conventionnel du Ndjobi. Il est probable que la restriction de son usage et de sa possession aux seuls Mvandé et Ayangongo résulte de cette caractéristique. Les Akliyongo ne doivent pas le posséder, ni l’employer lors des rituels. Cette restriction est similaire à celle de l’ossèlè et du ndjobi-à-ntsiana.

Lors d’une pluie torrentielle accompagnée de foudre, par exemple, les Mvandé sillonnent le village en pulvérisant la mâchure du lembana sur leur bras gauche orienté vers le ciel, sur la terre et en psalmodiant des formules très précises. Ce rite consiste à renvoyer vers les esprits maléfiques célestes et terrestres (auteurs supposés de cet acte) et à réduire les conséquences négatives sur l’homme et son environnement. Dès lors, on peut saisir la pertinence de la référence au ciel, à l’eau et la terre dans diverses invocations vindicatives à travers lesquelles les Mvandé sollicitent du Ndjobi une sanction mortelle.

Traduction

Cette pulvérisation du lembini est accompagnée par des sifflets d’antsièmi et d’amvouli qui donnent l’impression d’une confusion bien orchestrée afin de désorienter la foudre de sa cible. Et les invocations prononcées à cette occasion sont assez explicites. Voici le texte de l’une d’elles:

Traduction :

S’agissant du défi qui met aux prises le Ndjobi (en tant qu’institution) à une force nocive, tous les initiés (y compris les chefs du fouoyi) sont rassemblés soit dans l’olèbè soit dans le fouoyi. En raison de la gravité donnée au rituel, tous les actes déterminants sont exécutés uniquement par l’Onga-fouoyi ou le Mvandé-à-nkobè. Les invocations prennent l’allure d’une vindicte populaire; aucun aspect, même sordide n’est occulté. Ainsi les initiés procèdent de la même manière avec la symbolique de la main levée au ciel, suivies d’une pulvérisation du lembana sur les scarifications (letemba) et de multiples tapes de la main droite sur le bras gauche, martelant avec force la sanction souhaitée: une mort subite, un accident ou une paraplégie...

Ainsi les dégâts matériels causés par une tornade au collège de Tsama (l’arrachement de la toiture du bâtiment central abritant les salles de cours et la direction) et par la foudre (l’incendie d’un bosquet proche du village) nous ont offert l’occasion d’assister à un rite particulier lié à ces deux faits (le 18 avril 1989) puis lors de l’Okwandji du 12 au 13 juin de la même année. Bien qu’il s’agisse de deux faits naturels qui se produisent un peu partout dans le monde et dont l’interprétation scientifique établit une causalité naturelle et objective entre des phénomènes célestes; la foudre qui tombe dans un champ (détruit la production), dans le village (tue des animaux domestiques, tue un homme, détruit une habitation) et la tornade qui emporte la toiture du collège; le contexte de conflictualité entre les grands villages sur fond d’accusation de sorcellerie et de divers manoeuvres tendant à stopper l’implantation des structures étatiques sur un site donné lui confère ici une connotation mystique et maléfique. Et cette interprétation des faits est basée sur des éléments qui récusent la validité des arguments scientifiques. D’abord le constat: le choix du lieu, du moment et de l’objectif; ensuite le questionnement découlant de ce type de fait: pourquoi le choix du collège au lieu de la forêt? Pourquoi ce fait a-t-il lieu à quelques mois des examens de fin d’année...? Autant d’arguments qui concourent à privilégier la thèse d’un acte de sorcellerie orchestré par ceux qui n’ont jamais accepté l’installation du collège à Tsama.

C’est à l’occasion de ce type de faits que l’usage du lembini est déterminant pour le Ndjobi et les initiés et surtout l’option vindicative et mortelle clairement affichée. Signalons que le jour où ces deux faits se produisirent, fut organisé conjointement par le chef du village et de l’Onga-fouoyi de Tsama un rituel spécial avec les mêmes intentions. Dans cette perspective, l’une des invocations prononcées plus de quatre fois lors l’Okwandji situe bien les enjeux. Elle associe l’existence du collège, la place de Tsama dans la contrée et le rôle du fouoyi; d’où une forte mobilisation des initiés, des esprits et des génies cosmiques et du Ndjobi pour endiguer cette tentative de déstabilisation maléfique. Car l’atteinte d’un village-fouoyi démontre la faiblesse du Ndjobi dans la sécurisation des lieux-dits sacrés et une remise en cause du principe de leur inviolabilité.

Voici le texte de l’incantation.

Traduction :

Cet exemple du collège de Tsama ne suffit pas à lui seul pour esquisser la symbolique du lembana; mais il nous permet de jauger son importance à la fois dans le système magico-religieux (dans les rituels du lembini, de l’initiation, de l’expiation... ) et dans le vécu quotidien du Mbéti (désorienter la tornade, la foudre des objectifs villageois et des plantations agricoles). Le lembana intègre donc ce corpus d’éléments transformés en mâchure, en poudre ou en liquide... dont l’utilisation ou l’association avec d’autres composantes constitue un gage indéniable d’efficacité. Aussi, j’ai observé que pendant l’Okwandji tous les objets cultuels et le ndjobi-à-ntsiana étaient saupoudrés de cette mâchure du lembana. Cette puissance comporte des interdits (Anglii) qu’il est absolument nécessaire de connaître et de respecter; sinon les objets cultuels n’auront aucune efficacité magique.

En outre, il faut intégrer ce statut dans l’optique de l’efficacité symbolique qui est liée aux effets de la salive et du souffle humain. En effet, un fruit, une racine ou une feuille, par exemple, acquiert une efficacité magique à partir du moment où l’homme les transforme en mâchure incorporant la salive et la puissance du verbe. Car, la salive pulvérisée sur un individu - pour le Mbéti- n’est pas une simple sécrétion humaine93 mais un adjuvant de sécurisation et de protection. Ainsi lors d’une séparation (pour un long séjour) entre les parents et leurs enfants, le rituel de base qui permet d’atténuer son effet psychologique et de sécuriser les enfants ou de leur souhaiter une issue heureuse à toute leur entreprise est la pulvérisation par le parent dans leurs mains, sur leur front, sur leur poitrine le lentsintsigui ou le béli mâché. En effet, la salive comme le souffle et le sang sont la vie. Et l’homme cesse de vivre dès qu’il perd l’usage de ces éléments. C’est pourquoi la transformation en mâchure et la pulvérisation du lembana dans l’air, sur les objets rituels et sur le bras gauche dans des rites importants dans la mesure où ils permettent de dégager une puissante force émanant à la fois du fruit, des invocations, de la salive et du souffle de l’initié. Cette caractéristique lui confère un rôle aussi important que celui du sang du volatile, de la gazelle, du chyme du caprin et d’autres éléments dans les rituels du Ndjobi.

Notes
93.

A la différence du rhume et de la sueur, la symbolique de la salive est quelque peu similaire à celle du sperme chez les Mbéti bien que leur procès de production soit différent. Le sperme donne la vie à travers l’acte sexuel tandis que la salive pulvérisée sur un individu sous-tendue par des invocations spécifiques la vivifie. Cet acte a pour objet de sécuriser l’individu. Comme la salive et le sperme proviennent des actes volontaires et contrôlés par l’homme, et qu’ils représentent son intériorité, on comprend pourquoi leur symbolique est particulière dans le système magico-religieux Mbéti.