IV-LES ANIMAUX SACRIFICIELS

Les Mbéti n’utilisent pas un terme générique pour désigner le rite sacrificiel. Qu’il s’agisse de la divination, de l’expiation d’une faute, de la neutralisation d’un objet maléfique, de la rupture symbolique d’un lien avec les esprits ancestraux ou avec une force surnaturelle, de l’officialisation d’une implantation d’un nouveau village ou d’un sanctuaire... accompagné d’un sacrifice d’un animal ou d’un volatile, le nom employé est généralement composé et correspond à la finalité du rite sacrificiel: Hokia ntsoso (égorger le poulet) pour le sacrifice du gallinacé; Ndjobi aléla ntaba (qui signifie littéralement le Ndjobi a pleuré le ntaba) désigne celui du caprin; ou séri-è-ndjobi (qui signifie le séri du Ndjobi) pour indiquer le sacrifice de la gazelle.

La diversité des noms est liée à la multiplicité des sacrifices et de leur finalité dans la société Mbéti. Ce qui peut poser quelques difficultés aux chercheurs, car il faut distinguer les usages langagiers courants de ceux liés au phénomène magico-religieux. Ces derniers sont spécifiés par leur sémantique symbolique qui occultent la finalité du rite et mettent souvent en évidence la complexité du phénomène magico-religieux. Par exemple, les Mbéti disent hohia lembini (qui signifie littéralement faire le piège du lembini) pour indiquer le rituel du lembini qui n’a aucune similarité dans sa réalisation avec le piège traditionnel (tanga ou oyèrè utilisé pour capturer un gibier). Mais la similarité entre est caractérisée par leur finalité: tuer en serrant, en emprisonnant. Le lembini comme le piège traditionnel ont été conçus pour donner la mort quelle que soit la nature de la victime.

Ainsi dans bon nombre de sociétés africaines, la fonction, les mécanismes de réalisation, les officiants du sacrifice et les animaux sacrificiels (comme dans d’autres sociétés) varient selon la symbolique de l’animal, l’attente des participants et la stratification sociale, et surtout selon les esprits sollicités. Chez les Mbéti le chyme du cabri sert d’élément de neutralisation d’un objet magique nocif ou d’une force nocive. Le chyme intervient donc dans la plupart des cas dans les rites de séparation et de déliaison dans la mesure où il rompt le lien symbolique entre les esprits maléfiques et leur victime ou encore entre le déviant et les puissances qui l’ont sanctionné. Il s’agit des rites qui ont lieu à la fin du procès thérapeutique lorsque de rompre le lien symbolique entre le malade et les esprits ensorcellantes ou lors du rite propre au Ndjobi qui neutralise le lembini. Dans ces conditions, le chyme est associé à d’autres éléments constituant une mixture magique.

Tandis que chez les Thonga (étudiés par Junod cité par L. Heusch de, 1986, p 121), le chyme du caprin souligne -dans une alliance matrimoniale- l’antagonisme des futurs alliés et la séparation brutale de la jeune fille de son groupe familial. Les neveux sont les acteurs principaux du procès sacrificiel. C’est autour de la chèvre que les Thonga construisent de manière préférentielle leur système sacrificiel. Et la valeur symbolique de l’animal apparaît principalement dans les rites de mariage et de deuil.

Chez les Mbéti, le caprin et le gallinacé ont valeur de don dans les échanges intra ou interlignagers. A ce niveau, il n’y a pas de sacrifice puisque le don n’introduit pas les notions de mort et d’appropriation du pouvoir de l’animal par l’homme. Concernant le mariage, par exemple, qui est une sorte d’alliance entre des lignages, il n’y a pas nécessité de sacrifice parce qu’il n’a pas un enjeu de pouvoir; d’autant plus que la femme même mariée est toujours membre de ses lignages et n’appartient pas aux lignages de son époux. Par contre le sacrifice a lieu pour les rituels de divination, d’expiation ou de rupture d’un interdit, des procès de chasse ou d’agriculture, de l’implantation d’un nouveau village ou d’un sanctuaire... Dans ces cas les animaux sacrificiels seront la gazelle, le coq et le cabri.

Il y a là une différence dans la symbolique des animaux entre les peuples de pasteurs et d’agriculteurs ou de chasseurs. Chez les agriculteurs et les chasseurs, la chèvre, le poulet et surtout les animaux sauvages servent d’animaux sacrificiels. Le caprin et le gallinacé qui ont une valeur de don dans les relations sociales sont élevés de manière artisanale dans tous les groupes domestiques. Tandis que chez les peuples pasteurs, la vache a ici une valeur symbolique inconnue chez ceux qui n’ont pas de vaches.

Au-delà des caractéristiques du sacrifice qui varient d’une société à une autre, il se dégage une constance. ’Le sacrifice est un acte religieux qui, par la consécration d’une victime, modifie l’état de la personne morale qui l’accomplit ou de certains objets auxquels elle s’intéresse’94. Car il établit et renforce les liens entre l’homme et les esprits sacralisés dans diverses circonstances, ou les associe les uns aux autres pour un destin commun. Mais le rite sacrificiel d’un animal est important dans le système magico-religieux Mbéti à partir du moment où il a lieu lors des circonstances particulières où il y a un risque pour la vie humaine ou pour l’organisation sociale. C’est pour cela que son organisation revient exclusivement aux devins-guérisseurs ou aux Mvandé (pour le Ndjobi) et qu’il est rare chez les Mbéti. Ce qui renvoie donc à la gravité de l’événement afférent.

En somme le rite sacrificiel Mbéti met en évidence trois schèmes institutionnels : une relation limitée dans le temps entre l’homme et la puissance propitiée, une relation réciproque irréversible et une rupture de relation. Dans le premier cas, la communication cessera avec l’accomplissement du rite. Dans le second cas, la relation perdurera après la réalisation de l’acte sacrificiel. Tandis que, dans le dernier cas, le sacrifice rompt la relation avec la puissance propitiée à la suite d’une transgression d’un nglii (plur : Anglii). Il y a donc trois principes: l’établissement, la perpétuation et la rupture. C’est de ces trois principes dont il sera question au cours de cette analyse du séri, du ntsoso et du ntaba dans le Ndjobi.

Notes
94.

Hubert (H) et Mauss (M) cité par Cartry (M) in Dictionnaire d’anthropologie et d’ethnologie. p, 643