1- Seri : la gazelle

Le séri est - à la différence des autres animaux sacrificiels- la seule bête sauvage sur l’existence de laquelle l’homme n’a aucune emprise réelle. Ceci pour deux raisons pertinentes: son sacrifice doit être rapproché de celui de l’homme qui fut pratiqué dans les anciennes sociétés initiatiques d’une part; et il a lieu une fois et uniquement lors de l’installation officielle du fouoyi dans un village d’autre part. Tandis que le sacrifice du ntaba et du ntsoso est pratiqué de nombreuses fois dans l’année selon les attentes rituelles. Cette caractéristique du sacrifice du séri le lie directement à la fonctionnalité d’un fouoyi et de la société initiatique en général. Il s’inscrit dans le cadre d’appropriation des vertus de l’animal par l’homme à travers la chasse (par exemple) dans la mesure où le sacrifice a lieu pour la mise en fonction du fouoyi. Et le Ndjobi s’assure de cette manière le contrôle des différents paramètres du vécu de l’homme en les intégrant dans son corpus fonctionnel. Car le séri est capturé au cours d’une chasse (au filet) collective et spéciale qui associe les initiés et les non-initiés d’un village ou d’une contrée. Cette chasse collective, dont le produit n’est pas distribué entre les participants mais est destiné au Ndjobi, introduit l’aspect de la coopération ou de l’association des forces et de l’unicité des habitants d’un village. L’effort collectif est sollicité pour réaliser un objectif à visée communautaire. Dans ces conditions, l’animal est utilisé comme un adjuvant de l’efficacité magique. En réalité, l’homme s’assure par ce processus la maîtrise de tous les éléments symboliques de son univers susceptibles de générer un pouvoir magique.

Il importe de préciser la différence entre le sacrifice du séri pour le Ndjobi et l’usage thérapeutique du séri sacrifié chez les Mbéti. Ils se différencient par leur finalité et son organisation. En effet, le sang du séri est employé traditionnellement comme adjuvant dans la phytothérapie relative à la maladie appelée ’Ntali95. Pour cette pathologie, le sacrifice du séri a lieu à la fin du procès thérapeutique pour rompre le lien symbolique entre le malade et l’agent pathogène. Le guérisseur compose une mixture à partir du sang de l’animal sacrifié et d’autres éléments végétaux que le malade absorbera et avec laquelle il se fera masser tout le corps. Cette mixture le dotera d’une immunité définitive contre cette pathologie. Voici comment est effectué ce rite.

L’officiant de l’épreuve (aidé par une autre personne) égorge le séri et recueille immédiatement une partie de sang encore pure dans une sorte de jarre. Elle est destinée à la première phase décrite ci-dessus. L’autre partie est aussitôt absorbée oralement par le patient pour purifier son sang contaminé par le ntali. C’est à la suite de ce rite que l’officant effectue deux incisions avec une lame de rasoir sur le patient (au niveau des articulations : les coudes ou les genoux ). Il recueille quelques centilitres du sang du malade contaminé par le séri auxquels il associe à un objet symbolique (appartenant au malade) et une autre mixture. Cet objet peut être une pièce de monnaie, un morceau d’un vêtement qu’il a déjà porté. La nouvelle mixture ainsi obtenue est introduite dans la gueule du séri. Cette épreuve est consacrée par une invocation circonstanciée prononcée par l’officiant. Ce rite entérine la guérison du malade par le transfert symbolique du ntali sur la bête sacrifiée. C’est pour cela qu’elle doit être détruite pour ne pas transmettre la maladie aux éventuels consommateurs.

Dans le Ndjobi, dès la capture de la gazelle, la chasse est interrompue. Le séri est amené dans l’enclos encore non consacré. Là les Mvandé-officiants l’égorgent aussitôt, recueillent la totalité de son sang et en font un usage conventionnel. Comme le sang représente à la fois la personnalité, l’intériorité et la motricité de tout être, son don procédera aussi d’un transfert du patrimoine intérieur et établit un rapport étroit entre le donneur et le receveur. D’où l’apparente facilité du Ndjobi à dénouer des situations délicates comparables à l’adresse du séri pour échapper aux fauves ou aux chasseurs. Ce sacrifice du séri remplacerait celui de l’homme qui était, jadis, effectué lors du décès d’un grand chef de clan, d’un célèbre guerrier... Il s’agissait de sacraliser le mort et de préparer son intégration dans l’univers ancestral. Le sacrifice était le rituel qui caractérisait la réputation d’un chef de clan et surtout son statut par rapport à d’autres individus dans le système Mbéti.

Dans le cadre du Ndjobi, le sacrifice du séri scelle une sorte de pacte - lors de la mise en fonction du fouoyi- entre les esprits ancestraux, gémellaires et cosmiques, les esprits des Ankani et le pouvoir de l’homme, entre les vertus des herbes, des écorces, des animaux sacrifiés...et l’homme. Lesquels constitueront désormais une force unique, transcendante et omniprésent. Cette emprise grandissante du Ndjobi sur l’univers de l’homme s’étend aussi sur les animaux domestiques comme le ntaba et le ntsoso; ce qui le rend plus fragile d’autant plus que les éléments de son vécu sont désormais sous son contrôle.

Notes
95.

Le ntali (serpent) peut être similaire à l’hémophilie mais il est héréditaire, transmis à la fois par l’homme et la femme. Outre cette transmission naturelle, le ntali peut être l’oeuvre d’un sorcier. Ce dernier déposera dans un étang, un lac ou une partie d’un cours d’eau où ont lieu les bains publics (surtout des enfants), les objets maléfiques portant ’l’agent pathogène’ du ntali. Et ceux qui s’y baigneront contracteront la maladie. D’où sa fréquence dans certaines parties du pays Mbéti qui amène les parents à prendre diverses précautions dès la naissance d’un nourrisson. Le dépistage du ntali est obligatoire, pour certains parents porteurs ou pour ceux qui vivent dans des zones à risque, auprès du Nga-ntali (le spécialiste) dès les trois premiers mois de la grossesse. Lorsqu’il n’est pas décelé à cette période, ni dès les premières années d’existence de l’enfant et que celui-ci a dépassé le cap fatidique de la quinzaine d’année, aucune thérapeutique ne pourra l’éradiquer. Il faudra se résoudre à soigner la maladie pour limiter l’effet sur la future progéniture. Par contre lors d’un décès qui présente les caractéristiques du ntali, le Nga-ntali procède à l’autopsie. La présence d’un cordon de sang noirâtre le long de la colonne vertébrale jusqu’au coeur sera la preuve des effets du ntali.