2- Ntaba et ntsoso : le caprin et le gallinacé

Dans le système magico-religieux Mbéti, le chien, le chat et les oiseaux domestiques (autres que le gallinacé) ne sont pas utilisés dans les rites sacrificiels pour des raisons qui proviennent probablement de leur comportement ou d’autres caractéristiques qui ne leur confèrent pas une symbolique pertinente. Il privilégie plutôt le caprin et le gallinacé qui ont ici une double symbolique concernant le don et le phénomène magico-religieux. Dans les échanges interpersonnels, ils sont un élément de prestige par excellence. Ainsi lors de la réception d’un hôte Ndjia (un étranger) dans son domaine, le chef de lignage doit sacrifier un poulet ou un caprin consommé collectivement (par les membres du groupe et le ndjia) pour marquer à la fois l’intensité des relations et l’importance statutaire du visiteur. C’est une façon très significative de lui souhaiter la bienvenue, de le présenter aux ancêtres tutélaires et de lui témoigner l’hospitalité du groupe lignager. A partir de cet acte, le visiteur n’est plus un étranger dans le lignage mais un associé sur lequel les esprits ancestraux veilleront comme s’il était un des leurs. Cet acte collectif de consommation du caprin établit de façon symbolique le lien entre les vivants des lignages et entre leurs esprits ancestraux respectifs. Le sacrifice d’un animal et sa consommation devient donc un acte intégrateur. Tandis que le don d’un caprin ou d’un gallinacé, au moment de retour du visiteur, est plutôt un acte de pérennisation des rapports inter ou intra-lignagers, de partage de la richesse matérielle et de rapprochement entre les esprits ancestraux des deux parties. C’est pourquoi l’animal donné n’est jamais tué aussitôt mais plutôt inclus dans le bétail existant chez l’acquéreur.

Par contre la symbolique d’un animal (dans le cadre du don) dans le mariage renvoie à l’idée de la reproduction sociale ou de la fécondité du couple. C’est pour cela le lignage de l’époux ne doit donner qu’un animal femelle (synonyme de la reproduction de l’espèce). Et la stérilité de l’animal est parfois perçue comme un mauvais présage dans la capacité de reproduction du couple; surtout si l’épouse tarde à être enceinte. Ces différentes caractéristiques font du gallinacé et du caprin des éléments du patrimoine lignager (ils ne sont pas seulement des bêtes domestiques) au même titre qu’une propriété foncière, un filet de chasse, une maison, un fusil... auxquels les membres du lignage sont attachés. D’où la nécessité de leur élevage.

Outre cette symbolique sociale, le caprin et le gallinacé ont acquis la symbolique sacrée à partir du moment où les Mbéti ont découvert et maîtrisé quelques-unes de leurs vertus: la capacité du chyme (du caprin) de neutraliser tout objet magique et la faculté divinatoire du gallinacé. Néanmoins, nous devons préciser que dans les rituels du Ndjobi et d’une autre pratique cultuelle, la préférence des officiants porte plus souvent sur les mâles que sur les femelles. Car le système de représentation Mbéti lie l’efficacité magique à la masculinité et redoute la puissance nocive des femelles. A partir de cette représentation, le cabri et le coq sont devenus les deux bêtes domestiques les plus sollicitées dans les domaines magico-cultuel, phytothérapeutique et divinatoire. Mais le coq l’est davantage parce qu’il connaît une diversité d’usage dans beaucoup de domaines de grande et de moindre portée (tels que l’imploration d’un ancêtre, des jumeaux ou la divination). Ils interviennent chacun selon une échelle de valeur différente; d’où une hiérarchisation et une complémentarité de leur usage dans le Ndjobi. Généralement l’utilisation rituelle du cabri est consécutive aux résultats du ’procès divinatoire’ effectué sur le coq96. Le Ndjobi reprend donc les procédés traditionnels qui existent depuis des lustres en leur conférant une tout importance, liée cette fois-ci à son identité et à sa finalité.

Dans le domaine thérapeutique Mbéti, le sacrifice du coq intervient à un moment crucial où le procès divinatoire par le gallinacé devient déterminant. Et surtout quand toutes les autres procédures n’ont pas donné les résultats escomptés. Dans ce cas précis la maladie n’est plus naturelle et le procès divinatoire aura pour but d’identifier ’l’agent pathogène’ maléfique ou de déterminer son origine. Pour ce faire, on prendra en compte des paramètres comme le principe de la responsabilité collective (pour une faute commise par un membre du lignage) et la non-appartenance de l’auteur au lignage du malade (les amis, les collègues de travail...). Mais à la différence du rite traditionnel, il s’agit dans le cadre du Ndjobi de déterminer si la maladie lui est imputable ou non.

Voici comment s’effectue le rite sacrificiel du poulet dans un procès divinatoire traditionnel chez les Mbéti.

Le sacrificateur trace d’abord sur le sol un cercle, devant le domicile du chef lignager, qu’il répartit en quartiers correspondants aux catégories de personnes: le père, la mère, les grands-parents paternels et maternels, l’oncle, les amis... Il étend sur chaque ligne de la poudre de l’argile rouge. Il saupoudrera de l’argile blanche sur le centre du cercle et la tête du volatile. Puis le sacrificateur disposera ces personnes ou leurs représentants autour du cercle au bout d’une ligne correspondant à leur statut. Ensuite il psalmodie quelques incantations sollicitant l’appui des esprits ancestraux et des génies cosmiques pour la réussite du rite. Il notifie aussi à haute et intelligible voix ses motivations et les résultats escomptés, le tout ponctué par une pulvérisation de mâchure de lentsintsagui sur le volatile.

A la fin de cette phase préliminaire, le sacrificateur, d’un coup sec, tranche (avec l’aide d’une personne choisie dans le public) le cou du gallinacé et place soigneusement sa dépouille au point central du cercle. Le volatile se débat dans le cercle et peut en sortir. L’endroit où s’achève sa course mortelle et son itinéraire (rectiligne ou sinueux) sont analysés rapidement par l’officiant du rituel. S’ils correspondent à une place occupée par une personne donnée, cette dernière est alors désignée comme l’auteur de la maladie. Il arrive que le volatile soit inerte après son sacrifice ou qu’il sorte du cercle en traçant un itinéraire sinueux qui ne permet pas de manière explicite une analyse des données. Dans ce cas le sacrificateur reprend le procès sacrificiel.

Dans la plupart des cas, le mouvement du gallinacé est très explicite en traçant une trajectoire rectiligne et finit sa course mortelle sous les pieds d’une personne. Le résultat du rite divinatoire, dans ces conditions, ne fera plus l’objet d’analyse particulière de la part du sacrificateur. Il est irrévocable et le lignage devra alors suivre la procédure adéquate pour résoudre le problème posé. C’est à partir de ce moment que la personne soupçonnée peut faire les aveux ou que le lignage peut élargir la chaîne des responsabilités jusqu’à l’implication des ancêtres (à travers leur représentant vivant).

Mais la simplicité apparente de l’acte sacrificiel ne peut laisser supposer que sa réalisation soit aussi facile. Il faut à la fois maîtriser les invocations (leur contenu en fonction des cas et des puissances sollicitées), ses différentes phases, respecter les normes de l’efficacité magique, des vertus du volatile et des divers objets utilisés et surtout, pour l’officiant, être reconnu comme un véritable sacrificateur par ses pairs dans une contrée. Cette maîtrise provient d’un long apprentissage auprès d’un autre sacrificateur. Si bien que les sacrificateurs ne sont pas nombreux dans le terroir Mbéti. Ce sont les mêmes qui sont sollicités partout dans le pays Mbéti. Enfin, c’est l’épilogue du rite qui précise la responsabilité d’une personne dans une affaire d’ensorcellement qui les rend crédibles. C’est cette capacité de divination du volatile qui est utilisé dans le système thérapeutique Mbéti.

Cette description concerne le rituel effectué en dehors du système Ndjobi. Il est certain que son organisation peut être modifiée dans le Ndjobi d’autant plus qu’après avoir révélé la responsabilité du Ndjobi, il faudra préciser la nature de la faute (sa gravité ou non). C’est à partir de la nature de la déviance que l’on déterminera les différents procédés à suivre: soit une initiation obligatoire, soit une annulation de l’initiation du déviant, soit le traitement de la maladie nécessitant le sacrifice d’un caprin...

Si le sacrifice du volatile cherche à déterminer l’implication du Ndjobi dans une maladie, celui du caprin répond à trois préoccupations principales: la première est consécutive au sacrifice du volatile; la seconde est liée à la nécessité d’annuler l’initiation d’un sociétaire et la troisième concerne la neutralisation des objets maléfiques. Le sacrifice du caprin est lié exclusivement à la gravité de la maladie ou de l’acte commis par un individu. Dans ces conditions, l’Ondouona-ndjalé et les Mvandé-officiants doivent procéder à l’expiation de la transgression. Comme on dit en Mbéti : Ndjobi aléla ntaba qui signifie littéralement Ndjobi pleure le poulet. En d’autre terme le Ndjobi exige le sacrifice d’un gallinacé. Ils doivent aussi réussir à infléchir l’ardeur des esprits courroucés. Ainsi, on appliquera le principe de substitution (de l’homme par l’animal) lors d’une tentative manquée de suicide qui est considérée comme un homicide ou pour un homicide avoué qui est sanctionné par la mort de l’auteur. Les Mvandé-officiants immolent le caprin sur le lieu de la tentative et répandent le chyme du cabri sur le sol, les herbes, les arbustes... après une longue procession rassemblant exclusivement les éminents Mvandé du fouoyi 97.

Ce rite a pour objet de rompre le lien maléfique entre la victime et les forces agissantes du Ndjobi d’une part; et de revitaliser son immunité d’autre part. Et d’une manière générale de rétablir une certaine harmonie dans les relations entre les hommes et le Ndjobi. Tandis que la procédure concernant les rites comme la neutralisation d’un objet maléfique et l’annulation d’une initiation ne comporte pas cette dimension dramatique. Le rite repose sur l’aspersion du chyme du caprin sur l’objet maléfique et sa destruction98 pour l’une; et l’aspersion du chyme du caprin sur les objets cultuels appartenant à l’initié déviant et l’absorption par ce dernier d’une mixture spéciale qui annihile son pouvoir magique acquis lors de l’initiation pour l’autre.

Il importe de souligner que toutes les pathologies liées au Ndjobi ne sont pas nécessairement traitées par les rites sacrificiels d’animaux. Pour certaines, l’administration au patient des apoli-à-ndjobi suffit pour qu’il recouvre sa santé; surtout si la cause ne mérite pas un procès thérapeutique complexe. Autrement dit l’usage rituel du chyme du caprin est réservé à des situations très graves et dramatiques. Ce qui explique sa rareté.

Le chyme du caprin est donc une substance particulière par rapport au coeur, aux poumons, au sang qui représentent la personnalité de l’animal et sont des organes cultuels par excellence utilisés couramment pour les offrandes destinées aux esprits ancestraux, gémellaires... Leur usage rituel est généralement synonyme de rapprochement entre les esprits ancestraux et les humains, de la redistribution des produits du travail, de la solidarité intra-lignagère et de la vitalité des liens. Tandis que le chyme du caprin introduit la notion de rupture de liens et de déviance grave. Ce qui remet en cause un certain équilibre au sein d’un système donné. Le chyme du caprin a acquis cette symbolique par la nature de ses éléments constitutifs. Car, il est constitué des restes de la nourriture des humains et d’une diversité d’herbes, de graines, de fruits, d’écorces et de feuilles... dont les composants chimiques ont certainement une capacité à neutraliser les objets magiques de tout genre. C’est donc cette capacité de neutralisation que les initiés ont su maîtriser et utilisent dans le système Ndjobi et le système magico-religieux Mbéti.

C’est de cette caractéristique que provient l’interdit, tant dans le Ndjobi que dans d’autres pratiques cultuelles, d’administrer sur le corps d’un individu le chyme du caprin. Il est utilisé uniquement sur des objets censés représenter un pouvoir maléfique. C’est certainement pour ces mêmes raisons que son usage dans le Ndjobi n’a lieu qu’à la fin du procès thérapeutique ; c’est-à-dire au moment de rompre le lien symbolique entre l’homme et une puissance magique quelconque. Car administrer le chyme du cabri sur le corps du malade annihile toute la force, la puissance protectrice que tout être semble possèder naturellement dès sa naissance. Autrement dit, le chyme détruit son immunité et l’expose, le rend vulné-rable à toute agression des forces nocives. La rupture du lien entre la malade et l’agent pathogène s’opère symboliquement par la coupure d’une fine liane (emblème du lien symbolique) recueillie dans la forêt. Deux personnes la tiennent par les extrémités - après une invocation des esprits tutélaires- l’officiant la coupe et l’enduit du chyme. En sus, l’officiant prendra la précaution de la jeter dans la nature afin d’éviter tout autre usage.

Enfin l’analyse de la symbolique des objets et des substances rituels appelle quelques remarques. D’abord la maîtrise du mécanisme de transformation des vertus ou des composants chimiques des vestiges humains et des éléments de la faune et de la flore en une force bénéfique ou maléfique donne à certains initiés un pouvoir certain dans le système Ndjobi et dans la société Mbéti. Pouvoir qui est exercé de manière implicite, par exemple, lors des rituels du Ndjobi. Cette sorte de monopole des connaissances par un groupe d’hommes, le mode de leur transmission d’un individu à un autre ou d’une génération à une autre en font une catégorie particulière et l’objet de spéculations diverses. Certains de ses membres sont souvent soupçonnés d’actes de sorcellerie ou de cupidité; et la société initiatique sera identifiée à une sorte d’association de sorciers. Ce qui aboutit à une polarisation de la société Mbéti entre les sorciers désignés et les victimes impuissantes.

Ensuite on observe une sorte de généralisation de cette perception négative à l’ensemble des détenteurs des connaissances et du pouvoir (quel que soit le domaine, la nature ou le niveau). Les intellectuels, les commerçants, les fonctionnaires, les devins-guérisseurs, les initiés (Mvandé) du Ndjobi sont les premières personnes visées. Et une quelconque réussite ou une promotion professionnelle fait l’objet de cette spéculation au point que les capacités physiques, intellectuelles, morales... de l’homme sont sous-estimées et dévalorisées. Les capacités de l’homme sont tributaires du pouvoir des objets cultuels ou des objets maléfiques. En somme cette perception négative du rôle des détenteurs des connaissances dans le domaine magico-religieux est symptomatique de leur pouvoir dans la société Mbéti et de la place du Ndjobi dans le système structurel Mbéti. Elle renvoie aussi à la manière dont le Ndjobi est présenté par les initiés comme un danger social qu’ils sont les seuls capables de circonscrire et contenir dans un espace donné et à transformer une force dynamique et bénéfique à la communauté entière. Mais il demeure un danger pour les déviants. Cette tendance à présenter le Ndjobi comme un danger social et non une institution publique est très manifeste lors de l’Okwandji où les initiés insistent plus sur des aspects liés à la dangerosité, à la répression, sur la mort des déviants ...

Notes
96.

Sauf pour l’annulation de l’initiation d’un nga-ndjobi consécutive à une transgression grave d’un interdit; ou pour un différend opposant un nga-ndjobi à un konfouomo nécessitant une égalité de droit des deux protagonistes devant l’oracle.

97.

L’animal ne sera jamais consommé parce qu’il est considéré comme une dépouille humaine

98.

Tout rite est marqué par une invocation.