2.3- L’odjoho onènè

Dans l’organisation de l’Okwandji, l’odjoho onènè est le moment le plus important à la fois par sa durée (d’au moins 11 h de 20h à 7h du matin), par le nombre des séquences (trois) et des participants (plusieurs habitants des villages d’une contrée), par la diversité des paramètres du vécu des Mbéti abordés par les Mvandé-officiants, par la consécration préliminaire et publique des futurs initiés, par la participation aux danses publiques des non-initiés et parce qu’il clôt l’ensemble des manifestations publiques au village.

L’odjoho-onènè se subdivise en trois phases bien distinctes. Les deux premières reprennent textuellement les deux séquences de l’odjoho okièhè tant au niveau des chants, de la participation (des initiés et des Enfouomo) que de l’organisation et du contenu des incantations. L’usage répété des antsiéni, des amvouli insiste sur la solennité des événements tant pour le Ndjobi, pour le futur adepte que pour la communauté villageoise. Ainsi il est recommandé à tous les habitants du village-fouoyi d’être présents autour du mba-è-ndjobi 104, l’administration des apoli-à-ndjobi aux initiés et aux spectateurs, le respect scrupuleux de certains interdits (comme l’acte sexuel, l’usage des armes à feu, la sortie de l’enceinte du village... pendant le déroulement de cette opération rituelle). Cette caractéristique est illustrée par la gravité du ton des orateurs pendant certains moments de l’Okwandji.

La deuxième séquence est caractérisée par la présentation officielle des nouveaux adeptes aux Anga-ndjobi et aux esprits tutelaires; qui est suivie du premier rite de sa consécration publique. Le Mwande-ankobè pulvérise sur chacun d’eux du ’lentsintaki lè ndjobi’ dans les mains, sur la poitrine et sur le front. Le rite est sous-tendu par le chant ’nga-ndjobi moni yongo105 et les acclamations et les cris stridents des femmes; durera 3 à 5 mn. Il s’agit là d’un premier pas vers l’initiation qui exclut toute dérobade du nouvel adepte au risque d’écourter ses jours sur terre 106.

Précisons que l’acte pré-initiatique et public est obligatoire pour ceux qui optent pour une démarche officielle. Mais il est facultatif pour ceux qui évitent la solennité de l’événement et préférent se rendre directement au fouoyi. Cette démarche concerne généralement les résidents du village-fouoyi dont l’adhésion est un acte volontaire et qui souhaitent que leur initiative demeure secrète jusqu’à la dernière minute d’une part ; et d’autre part certains cas des adolescents (tendant vers la majorité) qui pensent ainsi symboliser leur changement de statut.

Après cette sorte de consécration préliminaire, la danse redouble d’intensité jusqu’au moment où les danseurs se retirent discrètement du cercle dansant pendant 30 mn à 1 h afin de préparer la troisième séquence107. Ce retrait s’effectue de telle sorte que le néophyte ne constate pas de discontinuité entre les séquences. Pendant cette retraite à l’extrémité occidentale du village (à l’opposé du site du fouoyi), les danseurs portent tous les accessoires liés au rituel initiatique (evouya, engondja, assoki, apono...) et s’enduisent de l’argile blanche (lempièmè) sur les membres inférieurs et supérieurs, le torse (pour les hommes). Dès la fin de cette opération, l’allumage des flambeaux en paille donne le coup d’envoi de la dernière phase ; la plus spectaculaire et dangereuse selon certains Mvandé, en raison de l’utilisation du feu.

La sortie des initiés de cette retraite s’effectuera de la même manière que lors du lèyoho. Mais elle différenciera, par la suite, de celle de lèyoho par le moment de sa réalisation (4h 30 au lieu de 17 h), par l’usage des flambeaux, de l’argile blanche et la participation des Enfouomo. Dès que les danseurs approchent le mba-è-ndjobi, les non-danseurs et les êtres fragiles sont tenus à l’écart pour éviter tout contact avec le numineux qui se dégage de flambeaux108. Cette troisième et dernière phase commence souvent vers 4 h 30 du matin pour s’achever vers 6 ou 7 h. Elle s’effectuera de la manière suivante. Les danseurs partent de l’extrémité occidentale du village en file indienne en direction du mba-è-ndjobi. Tout le long de ce parcours, ils dansent et chantent. Dès que les danseurs atteignent le mba-è-ndjobi, ils forment un cercle de danse. Les spectateurs sont tenus à 6 ou 8 m de ce cercle. Dès sa fin, tous les initiés (ayant pris part à l’odjoho onènè) iront directement au fouoyi sans reprendre contact avec les non-initiés et leur demeure afin d’éviter les effets néfastes et incontrôlés de la puissance du Ndjobi qui se dégage des objets cultuels utilisés. Car du début de lèyoho (où le Ndjobi [puissance magique ] est sorti symboliquement sorti du fouoyi) jusqu’à la fin de l’odjoho onènè au village (où résident les personnes fragiles, les enfants, les vieillards, les femmes et les sorciers), le Ndjobi est considéré comme un danger social, l’odjoho onènè à pour objet de délimiter ce danger, et de le circonscrire dans les limites bien définies (du village pour les autres humains et non pas pour les sorciers et les esprits maléfiques ) et pour finalement le contenir dans le fouoyi avant l’initiation. Ainsi tous les interdits et les précautions liés à l’ odjoho onènè s’inscrivent dans cette perspective.

Par contre le caractère spectaculaire et dramatisant de certains rites de l’Okwandji, l’usage des objets cultuels supposés dangereux, la virulence de certaines incantations... peuvent laisser croire qu’ils ont pour objet de lutter contre les sorciers. Il s’agit là d’une redondance inutile dans la mesure où la présence du mba-è-ndjobi et l’olèbè-à-ndjobi (sous lesquels sont enfouis des objets symbolisant la puissance magique du Ndjobi) au village et l’installation du fouoyi (siège de cette puissance magique) suffisent à lutter contre les sorciers ou à neutraliser les esprits maléfiques; comme si le rapprochement spatial des objets symbolisant la puissance du Ndjobi avec les hommes (c’est-à-dire les sorciers) suffisait à éliminer la menace qu’ils constituent. Et pourtant les rites comme l’ordalie et le lembini, sans être publics, sont considérés comme les plus fiables par les initiés et ont réussi à éradiquer partiellement la mence sorcellaire. Il me semble que le comportement dramatisant des initiés pendant l’Okwandji s’inscrit dans une perspective globale où, pour faire valoir l’éthique du Ndjobi, ils doivent s’appuyer sur des éléments dangreux pour susciter la réflexion sur les enjeux sociaux.

Cette conception du rapport au pouvoir magique du Ndjobi est aussi perceptible dans les propos des initiés qui expliquent, par exemple, que l’usage des flambeaux pendant cette phase de l’Okwandji poursuit les mêmes objectifs que les flammes du mba-è-ndjobi, la mâchure du lembana pulvérisée en l’air ou sur le sol, les objets cultuels... Il s’agit de continuer à répandre la puissance du Ndjobi dans l’univers villageois, de chasser de cet univers les esprits maléfiques et protéger les habitants du village-fouoyi et des environs. L’action du flambeau, disent-ils, est une oeuvre à long terme parce qu’elle s’attaque aux objets maléfiques dissimulés dans les cases, enfouis sous ou dans les arbres et aux esprits maléfiques dans une zone assez large. La dispersion de la fumée du flambeau par le vent lui permet d’atteindre ses objectifs. C’est la capacité de destruction des forces maléfiques qui amènent les initiés à identifier le Ndjobi au vent et à la pluie ou à des esprits invincibles.

Dans cette optique, la participation des non-initiés aux phases publiques de l’Okwandji serait facultative et inutile dans la mesure où elle n’influe pas sur la pouvoir magique du Ndjobi. Or leur participation prend une importance symbolique dans la cadre des rapports entre le pouvoir du Ndjobi et les non-initiés et de son essor dans les milieux non-Mbéti, Tégué, Nzabi, Wandji. Car il s’agit pour les Enfouomo de l’ultime moment d’imprégnation de ce pouvoir et d’assimilation de ses normes ; et pour les initiés de faire accepter l’idée selon laquelle le Ndjobi contemporain est différent du Ndjobi originel et des sociétés initiatiques et secrètes antérieures ; et surtout qu’il est une structure publique et non sectaire, une affaire de tous les Mbéti initiés comme non-initiés.

On peut relever trois incidences sous-jacentes de la participation des Enfouomo au rituel public : une sorte de banalisation de la non-adhésion des femmes au Ndjobi et la tendance à minimiser la différence statutaire entre les Enfouomo et les Anga-ndjobi et la tendance à occulter l’importance croissante du Ndjobi par rapport aux autres structures du système Mbéti. Elles instituent subtilement une confusion qui ne semble pas clarifier le rôle des non-initiés ; et faisant assumer une fonction importante dans la vulgarisation des catégories normatives et de la philosophie du Ndjobi. Ce qui revient à donner l’impression qu’ils sont égaux. C’est dans cette perspective que les Enfouomo, c’est-à-dire certains lycéens, étudiants, fonctionnaires et ouvriers résidant en ville, sont devenus dans la plus part des cas et sans se rendre compte de l’impact de leur comportement des agents du prosélytisme du Ndjobi. Par contre ceux qui ont une autre perception des faits sont automatiquement considérés comme des anti-ndjobi donc des sorciers ou de marginaux.

C’est aussi de cette manière que l’implication des spectateurs et des danseurs non-initiés occulte le caractère privé de l’initiation (pour les futurs initiés) pour en faire une affaire collective ou un épiphénomène dans la vie d’un individu.

Notes
104.

Les malades, les vieillards et les femmes ayant des nourrissons sont exemptés de l’obligation de présence.

105.

Cette expression signifie l’initié a vu les mystères du système magico-religieux.

106.

Deux cas m’ont été relevés et avaient eu lieu dans les village-fouoyi d’Engobé en 1986 et d’Akoua en 1980. Le premier adepte était d’origine Makoua et le second d’origine Mbochi. Tous étaient tous soupçonnés par les membres de leurs lignages respectifs d’avoir commis les homicides par des procédés sorcellaires. Les fugitifs seraient morts chez eux quelques mois après leur fuite. Sans doute effrayés par l’âpreté verbale des initiés leur promettant la mort en cas de culpabilité. Les excès de langage ont pour objet d’exercer la pression sur les futurs initiés et à les amener à avouer leurs actes.

107.

Je ne ferai pas ici une description détaillée de l’odjoho-onéné mais je le situerai dans cet ensemble afin de suivre la structuration du processus initiatique.

108.

Du fait de la non-adhésion des femmes et de leur participation active à cette séquence, l’incantation qui précède leur entrée dans le village évoque ces aspects et sollicite des forces sacrées leur protection. Par contre aucun rite important ne s’effectuera en présence de celles-ci et des jeunes danseurs.