3- L’initiation proprement dite

L’initiation proprement dite commence dès que l’Odjoho onènè prend fin au village vers 7 h ou 8 h du matin à l’entrée au fouoyi des initiés. L’entrée au fouoyi (comme la sortie) est régie par un rituel rigoureux. Les premiers arrivés doivent attendre à l’orée du fouoyi pour qu’il y ait le nombre suffisant pour permettre à l’Ondouono-andjalé d’effectuer un rituel afférent. C’est-à-dire prononcer une litanie spécifique à l’initiation dans laquelle il sollicite la bienveillante participation des esprits du Ndjobi. Cette litanie est sous-tendue par la pulvérisation de la mâchure du lembana en l’air et à l’entrée du sanctuaire. Ce rite consacre la fin des préliminaires pour les futurs initiés d’une part; et l’annonce le début de l’initiation proprement dite d’autre part. Et l’entrée comme l’occupation des places dans le fouoyi s’effectueront par ordre hiérarchique. D’abord l’Onga-fouoyi, puis les autres Mvandé suivis des Ayangongo et des Akliyongo. Mais le Mvandé akéni est toujours le dernier pour sécuriser les plus jeunes. Cette hiérarchisation des initiés est aussi manifeste dans la répartition des tâches dans le sanctuaire. Les Mvandé s’attelleront aux tâches les plus essentielles en compagnie du Mvandé-à-Nkobè et de l’Ondouonadjalé. Tandis que les Ayangongo et les Akliyongo souvent jeunes et inexpérimentés, s’occuperont de l’animation (chanter et danser) pour maintenir une atmosphère de kermesse.

Le spectacle de danse qui a lieu dans le fouoyi, entrecoupé d’invocations et de libations, du sacrifice d’un coq donne à l’événement la portée sacrée recherchée par les organisateurs. Il peut durer plus de 4 h comme si la danse était plus importante que les autres aspects de l’initiation109. Car au village, les habitants n’entendent que les reprises en choeur des chants par les initiés et les bruits des tam-tams. Ces bruits ont pour objet d’occulter certaines séquences pénibles de l’initiation ou le comportement des nouveaux initiés. Par exemple, celui qui est étreint par les adjiami ne crie-t-il pas ou n’appelle-t-il pas au secours ? Dès lors, on peut estimer que le sens de la prolongation de cette atmosphère de kermesse dans le fouoyi va de pair avec l’importance des danses et des chants dans la dynamique du Ndjobi. Les danses et les chants110 permettent aux uns et aux autres d’extérioriser leur personnalité dans le fouoyi. Ils sont une phase d’exaltation de la puissance du Ndjobi qui incitent souvent les initiés à se surpasser.

Les préliminaires de ce dernier rituel dans le fouoyi commencent d’abord par une sorte de rite expiatoire collectif concernant tous les initiés. Puis s’ensuit un second consacré à ceux qui participent rarement aux activités du fouoyi ayant pour objet de réactiver et de redynamiser son pouvoir magique; d’où le nombre élevé de participants aux initiations. Enfin se déroulent sous la direction de l’Onga-fouoyi des libations et des dévotions dans le sanctuaire. Cette séquence rappelle à tout un chacun l’importance du fait tant pour l’initié que pour la communauté entière. C’est à la fin de ces diverses opérations qu’un Mvandé-officiant ira chercher les aspirants au village. Généralement, il s’agit d’un bon chanteur qui excelle dans les frasques comiques et émerveille le public par ses figures chorégraphiques. Ce qui émeut très souvent les aspirants sera le contenu de ses expressions chantées. Et pour accroître la symbolique de l’événement, il aura une branche de kama à la main droite et le mvouli à la main gauche (sans oublier les évouya, assoki et engondja portés depuis la nuit). Tout au long du parcours (du fouoyi au village) les chants relayés par le roulement de tam-tam venant du sanctuaire l’accompagneront. A l’entrée du village, il redéploie ses forces, gesticule pour attirer l’attention publique. Le Mvandé ira jusqu’à l’olébé-à-ndjobi où les aspirants le rejoindront. De là il les conduira directement au fouoyi.

Les futurs initiés111 se placeront en file indienne derrière lui et ils devront s’abstenir de regarder derrière dès qu’il s empruntent le sentier menant au sanctuaire. L’usage répété du Mvouli à l’orée du sanctuaire annonce leur arrivée. Ce qui fait redoubler l’intensité des danses et des chants dans le fouoyi. L’accès au sanctuaire jusqu’au lieu-dit de l’initiation s’effectuera après une série de rites. Le plus important est l’administration des apoli ou des atonga-a-ndjobi sur les nouveaux aspirants par l’Ondouonandjalé. L’administration des apoli a pour objet d’aténuer leur émotion avant l’intervention du Mvandé-à-nkobè. Celui-ci, dans son invocation préliminaire, sollicite la bienveillance, l’impartialité et la rigueur du pouvoir magique du Ndjobi à l’endroit des nouveaux aspirants.

Il faut surtout relever qur l’arrivée dans le lieu de l’initiation des nouveaux aspirants avec le Mvandé officiant est annoncée par ce chant très significatif : ’koyigui léla oméni, Ndjobi mpiéni’.

Traduction :

Ces chants s’adressent à ceux qui, ayant un parent Mvandé, pensent être à l’abri d’une surprise désagréable. Les sermons d’une grande atrocité verbale décrivent le pire qui attendrait les futurs initiés. Ces péripéties s’apparentent souvent à une sorte de bizutage qui leur donnent l’impression que l’initiation commence.

Pendant ce temps le collège des initiateurs s’attelle à la mise au point des derniers éléments, les aspirants subissent quelques brimades verbales; manière de les amener à jauger la gravité de l’acte futur et son impact social tant que le plan individuel que communautaire. Certains initiés prédisent même le pire pour les aspirants qui selon eux seront dévorés par le Ndjobi. Ces brimades verbales souvent vulgaires, ironiques et cyniques poussent les nouveaux adhérents à faire des aveux, croyant être devant le véritable objet magique avec lequel est effectué l’initiation. Tout ceci se passe aux alentours de 11 h du matin. Certains postulants marqués par ce ’cynisme’ ne résisteront pas au besoin d’aller aux commodités pour éviter le ridicule pendant le rite décisif : le port des adjiami 112 .

Après cette démoralisation, l’officiant appelle à tour de rôle les postulants dans le troisième espace du fouoyi. L’invocation précède le port des adjiami et il s’ensuit une sorte de confession publique à haute et intelligible voix du postulant sur son vécu.

Il faut rappeler qu’il est muni d’un coq sacrificiel et d’une somme d’argent symbolique (environ 10FF) pour honorer ses engagements spirituels et s’acquitter de ses dévotions. Le sacrifice du coq aura lieu avant le port des adjiami parce qu’il scelle le pacte avec le Ndjobi. Le sang du coq est aspergé ensuite sur le pilier central du ndongo. Dès cet instant le postulant pourra alors passer à l’initiation proprement dite. L’invocation introductive prononcée par l’officiant dit les motivations de l’initiation et présente le postulant au nkobè.

En principe, l’acte initiatique s’effectue devant tous les initiés pour montrer la solennité de l’événement et réduire les probabilités de remise en question d’un aveu du postulant (concernant par exemple un homicide), pour montrer l’impartialité des forces spirituelles et tutélaires du Ndjobi. Les adolescents sont tenus à l’écart dans la première aire du fouoyi pour diverses raisons notamment le traumatisme résultant des aveux sordides d’un sorcier. L’initiation se réalise - semble -t-il - par le port des adjiami suivi par une sorte d’auto-confession publique et par une scarification (létemba) au niveau de l’épaule. Ce qui correspondrait à ceci: le postulant prend des deux mains les adjiami et les dépose sur son dos comme un panier, aidé par l’officiant. Ce geste est suivi d’une autobiographie en insistant plus sur les actes maléfiques ou réprouvés (les homicides, la complicité d’homicides, les attaques en sorcellerie, le vol, l’adultère...).

A la fin de ce monologue-confession, si rien de compromettant n’est révélé, l’aspirant se débarrasse sans difficulté de l’objet magique et le replace dans l’endroit habituel. Une troisième invocation clôt ce rite. Par contre s’il se révèle coupable d’homicide, ou s’il ment, l’étau se resserre sur lui. Le postulant ne pourra pas se débarrasser de l’objet sauf s’il fait des aveux. Dans ces conditions, on procédera à deux autres rites: l’un expiatoire et l’autre compensatoire moyennant le sacrifice d’un cabri et une amende financière. Cet aspect allongera la durée de l’acte initiatique113.

Il arrive rarement que le nouvel adepte s’obstine à nier sa culpabilité lorsqu’il subit l’étreinte des adjiami. Comme les principes du Ndjobi proscrivent une quelconque pression sur l’individu, l’officiant procédera simplement à la levée de l’objet magique. Dans ces conditions, on lui accordera six mois pour se repentir. Au-delà de ce délai, s’il y a une mort subite, sa responsabilité est engagée. Dans la plupart des cas, l’initié reviendra sur sa décision et demandera une convocation du corps des Mvandé-juges et passera aux aveux. Ce comportement lui vaudra une forte amende financière et deux bêtes sacrificielles (un coq et un cabri de plus). Ces cas sont assez rares en pays Mbéti. Généralement l’initié qui tait les homicides préfère mourir que de les révéler pour ne pas compromettre l’honneur et l’avenir des siens ou leurs rapports sociaux au sein de la communauté.

Certains sorciers qui pensaient recourir au Ndjobi pour se sécuriser en avouant partiellement leurs actes délictueux connurent une fin tragique. Ce fut le cas de l’unique et célèbre guérisseur de la maladie liée à l’ombandji dans la zone de Tsama, habitant ce village qui, gravement frappé par le Ndjobi, s’était résolu à l’initiation au fouoyi de Beyi Mbollo. Au cours de celle-ci, il reconnut avoir décimé une partie des hommes valides des villages Avouoyi, quelques-uns à Okoba, à Lessia, à Tsama I et II. Mais l’intransigeance de certains Mvandé qui exigeaient une liste nominative des victimes lui fut éprouvante en raison de son extrême fragilisation physique et psychologique. Il savait que son refus le condamnerait automatiquement; c’est-à-dire qu’il succomberait à sa maladie afin d’éviter de ternir l’image familiale. Il fut ramené chez lui à Tsama I dans un état très critique et succomba deux jours après.

Cet exemple montre la diversité des perspectives de l’initiation. Et quelle que soit cette issue, le nouvel adhérent subit une scarification (létémba) au niveau de l’épaule gauche par laquelle s’effectue délicatement l’inoculation de la potion magique protectrice. Celle-ci sera le signe visible de son initiation. Outre cette inoculation par cet orifice artificiel, le nouvel adepte et les autres initiés absorberont des potions magiques ayant la même finalité.

Le létémba114 sera le dernier rite initiatique et le plus symbolique après lequel les nouveaux adhérents participeront à des enseignements spécifiques sur les interdits, la connaissance de son propre corps, les rapports avec autrui et le sacré, l’usage de certaines substances ndjobisantes en cas de difficulté (lembana lors d’une quelconque opération périlleuse...), les nouveaux schèmes de comportement... A la fin de ce processus initiatique les nouveaux initiés rejoindront les autres initiés dans la seconde aire du fouoyi. Pendant que ces nouveaux initiés essayent d’oublier ces moments de détresse, les autres initiés vont prendre un bain rituel et collectif.

Il faut noter que l’une des conditions pour le choix du site d’un fouoyi est la proximité d’un cours d’eau où les initiés se laveront à la fin des rituels ayant eu lieu dans le fouoyi. Ce bain les purifie de la charge néfaste qu’ils ont reçue pendant le déroulement de ces épreuves et qui est dangereuse pour les non-initiés. C’est pour cela que les Mvandé-officiants purifieront aussi tous les objets cultuels et les accessoires (comme les évouya, les tam-tam, les assoki,...) qui sont souvent laissés à la portée des non-initiés dans les lieux publics (comme l’olèbè-à-ndjobi, la maison familiale...).

Les nouveaux en sont exemptés pour ne pas annihiler leur puissance magique récente. Et le même Mvandé-officiant repart au village annoncer au public l’issue de chaque initiation en insistant plus sur les faits maléfiques reconnus. Son retour au fouoyi marquera la fin du rituel et le retour au village. La sortie du sanctuaire a lieu généralement entre quinze et seize heures. Et tous les initiés transiteront par l’olébé-a-ndjobi avant de rejoindre leur domicile. Certains porteurs des accessoires ou d’objets cultuels les déposeront à leur emplacement habituel, permettant ainsi de ramener les forces surnaturelles au village et d’entretenir la circularité entre les deux univers.

Il est intéressant de revenir sur deux cas: celui des initiés coupables d’homicide et l’initiation des enfants. Dans le premier cas, leur sort est examiné dans le fouoyi durant la première semaine post initiatique. Car les Mvandé-officiants doivent avoir tous les éléments d’appréciation notamment les objets magico-maléfiques afin de déterminer avec équité leur sort et le type de sanctions; d’où la recommandation impérative enjointe aux déviants de d’apporter au fouoyi tous leurs objets magiques. C’est à la suite de cela que les officiants procéderont d’abord à leur neutralisation. Ce rite est important dans l’optique d’appropriation des connaissances sur leur composition, les mécanismes de réalisation des actes criminels et leurs capacités de dédoublement. Car, ils en tireront des éléments précieux leur permettant de préparer un antidote contre divers types d’agressions sorcellaires étrangères au milieu Mbéti. Si bien que ce rite peut être effectué en trois ou quatre heures et dans une totale discrétion; surtout s’il concerne un membre des ethnies Mbochi, d’un Kouyou ou d’un Makoua redouté par leur excellente connaissance et usage de l’andjimba, du mouandja et du mombandji.

Ces objets maléfiques sont sortis de leur emballage par leur ancien possesseur et remis à l’officiant; qui, certainement, prélève quelques composantes substantielles. Puis il y versera une mixture neutralisante constituée principalement du chyme du cabri associé à d’autres éléments. Ensuite, l’officiant fait absorber au coupable une autre mixture neutralisante au cas où il aurait avalé cette puissance maléfique dans le corps.

Dans le second cas, l’initiation des enfants (entre 5 et 15 ans) est surtout symbolique en raison leur jeune âge et de leur fragilité. La souplesse affichée à leur égard traduit en quelque sorte la philosophie Mbéti sur l’éducation qui se fait en plusieurs étapes. Ainsi, les moments du procès initiatique sont réduits. Ils n’assistent pas à celle des adultes. Et la leur s’effectue souvent après celle des adultes en présence de leurs parents ou d’une personne pouvant les sécuriser. Leurs yeux sont probablement bandés au moment de l’acte final de telle sorte qu’ils n’observent pas certains mécanismes rituels. Et ils ne porteront pas les adjiami comme les adultes. Néanmoins elle leur assure une véritable protection contre les agressions sorcellaires. Celle-ci est acquise par l’absorption des potions magiques et leur administration sur le létemba lors de cette initiation. Enfin, dès qu’ils auront atteint la majorité, ils pourront reprendre la démarche en jaugeant la portée de l’acte à accomplir. Ils devront alors donner leur biographie entre les deux moments.

Ces deux cas, diamétralement opposés dans leur esprit, mettent en évidence les différents mécanismes de socialisation selon l’âge et les actes commis. Et la proportionnalité de la sanction et la souplesse des règles visent surtout à placer chacun dans un contexte précis mais conforme aux catégories normatives et philosophiques du Ndjobi.

Enfin la description de l’initiation amène à émettre quelques réserves sur l’authenticité de certaines informations. Car le secret qui les entoure et les sanctions prévues pour une transgression n’autorisent pas la vulgarisation de leur substantialité. Ce qui est donné à voir aux non-initiés occulte l’essence des faits importants dans l’objectif d’entretenir cette image de transcendance comme s’il s’agissait d’une création divine et non humaine. Le non-dit renvoie à la dangerosité du Ndjobi (pour les non-initiés). Il a pour objet, entre autres, de déifier ses créateurs et de les rapprocher des ancêtres-fondateurs, créateurs du système institutionnel Mbéti. A ce niveau, le secret devient fondamental parce qu’il permet à une catégorie sociale donnée de posséder des connaissances sur la vie humaine, sur la mort, les mécanismes de la phytothérapie, des sanctions, de la conception de la puissance des objets magiques et sur la capacité de l’infléchir dans un sens voulu... Ce qui inscrit, de toute évidence, la supériorité des uns par rapport aux autres et maintient les seconds dans une position de dépendance à l’égard des premiers. C’est-à-dire que leur existence dépend dorénavant des diverses facultés des détenteurs des connaissances.

En outre cette stratégie du secret vise surtout, à travers la maîtrise des connaissances, le contrôle du pouvoir social c’est-à-dire du système institutionnel à partir du moment où celle-ci est déterminante pour l’accès au pouvoir. D’ailleurs les astreintes post-initiatiques concernant les nouveaux Anga-ndjobi n’illustrent-elles pas la triple perspective de sacralisation, de dangerosité et de contrôle du pouvoir sur ces derniers et indirectement sur les Enfouomo (appartenant à leur entourage immédiat).

Notes
109.

Je reconstitue ici des bribes d’informations recueillies lors des entretiens tant au Congo qu’au Gabon.

110.

Je reviendrai sur le contenu et la portée des chants, des invocations et des interdits dans la fonction socialisatrice du Ndjobi dans le chapitre IV.

111.

Chacun des postulants apportera son coq sacrificiel

112.

Comme pour les autres objets cultuels utilisés dans le fouoyi, la forme, les dimensions et la constitution des adjiami sont tenues secrètes. Néanmoins on peut dire, selon les analogies utilisées par mes informateurs, que les adjiami ou séri auraient la forme d’un petit panier de petites filles Mbéti dans lequel sont disposés des objets symboliques.

113.

Il est difficile de déterminer la durée exacte du rite initiatique en raison de divers paramètres (comme la maladie, la culpabilité ou l’innocence du postulant) qui peuvent, à tout moment, modifier son organisation.

114.

Comme pour les autres rites qui ont lieu dans le fouoyi, il est difficile d’obtenir des informations sur la nature et la forme de l’instrument avec lequel est faite cette scarification. Néanmoins la forme de la scarification laisse supposer l’usage d’une lame de rasoir.