4 -Les règles d’imprégnation de la puissance du Ndjobi

Au sortir du rituel de consécration dans le fouoyi, le nouveau Nga-ndjobi doit observer trois règles fondamentales qu’il faut soustraire des autres lois du Ndjobi qui structureront désormais son comportement. Il s’agit de l’abstinence sexuelle, de l’interdit de tout travail manuel et de dispute pendant la première semaine post-initiatique. Au-delà de cette phase d’imprégnation de la puissance du Ndjobi, le nouvel initié retrouve son train de vie habituel qui est marqué dorénavant par le pacte initiatique115.

En effet, cette semaine est considérée par les Mvandé comme un moment test et crucial pour le nouvel adepte parce qu’il détermine d’abord la dispersion et la fixation dans son corps des propriétés immunitaires résultant de l’absorption et de l’inoculation des potions et mixtures sacrées; ensuite la réalisation d’un nouvel équilibre interne avec cette présence magique. Enfin, elle est capitale parce qu’elle permet au nouvel initié de réaliser la portée du processus initiatique suivi, de faire la différence entre sa situation antérieure et actuelle, d’où la sérénité souhaitée par les fondateurs du Ndjobi. Mais ces règles sont d’autant plus importantes qu’une transgression est un facteur de fragilisation psychique et physique du nouvel adepte et qu’elle est suffisante pour annihiler l’efficacité de la puissance magique acquise lors de l’initiation. D’où l’exigence d’un repos hebdomadaire favorisant les divers mécanismes d’adoption.

Le caractère néfaste de l’acte sexuel, du travail manuel et de la dispute découle de la façon dont ils sont perçus dans la culture Mbéti. En réalité, l’impact néfaste du travail manuel -au sortir de l’initiation- n’est manifeste qu’au moyen la sueur engendrée par l’effort physique et psychique. La sueur et le crachat ne favorisent pas une fixation de cette force immunitaire, mais au contraire participent à sa dispersion dans la mesure où ils ne sont nullement contrôlés par l’homme. D’ailleurs, il ne fait que les subir et il est devenu plus vulnérable qu’avant l’initiation. Tandis que la nocivité de l’acte sexuel dans la production des biens matériels et dans le système magico-religieux renvoie à la dangerosité de la femme. Il faut donc éviter tout contact avec elle parce qu’elle détient un pouvoir nocif qui engendre une contagion de l’homme (qui deviendra lui aussi dangereux). Dans ces conditions, le sperme perd sa valeur de facteur de reproduction des hommes et devient plutôt un facteur déstabilisateur. Les Mbéti pensent que la vigueur du sperme n’est plus contrôlable par l’homme, et devient dangereux pour les actes rituels. Ce qui entraîne l’interdiction d’accéder au fouoyi et de participer au rite pour quiconque ayant eu des rapports sexuels. Le Ndjobi réactualise là une norme qui existe depuis longtemps.

Quant à la dispute, l’effet redouté est la déconcentration de l’initié qui manifeste publiquement son manque de maîtrise de soi. Or l’un des effets recherchés par les fondateurs du Ndjobi au sortir de l’initiation est la maîtrise de soi, quel que soit le cas de figure. Elle est à la fois un facteur de socialisation et d’affirmation d’une personnalité bien assumée. Comme la sécrétion de la sueur, des larmes et des crachats incontrôlés, l’expression colérique produit une dispersion de cette force surnaturelle qui crée un dysfonctionnement interne à l’organisme humain.

Le Ndjobi renforce par ces catégories normatives sa transcendance et sa dangerosité. L’initié devient pour les autres membres du lignage l’objet d’une attention particulière à la fois pour éviter une transgression et pour pérenniser le modèle social ndjobiste. Et cette violence normative s’appuiera sur la pression communautaire qui exclut une déviance qui remettrait en cause cette caractéristique du modèle social.

Il faut distinguer l’objet de cette courte période d’astreinte de la période d’observation de 6 mois consécutive au refus d’acceptation de la culpabilité ou en cas d’innocence sujette à controverse. Dans ce second cas, le nouveau Nga-ndjobi est soumis à l’observation des Mvandé qui vont déceler les indices (comme une fièvre pernicieuse, une blessure incurable, un accident...) susceptibles de prouver sa culpabilité. Généralement, on aboutit à des fins tragiques quand le soupçonné préfère taire la vérité pour éviter son humiliation. Le repentir postérieur à l’initiation est perçu comme un manque de personnalité. Et il est plus désastreux sur le plan social dans la mesure où on l’admet comme la conséquence d’une pression des forces spirituelles du Ndjobi et qu’on associe dans la sanction sociale l’ensemble du lignage à la déviance d’un ses membres. Nous avons là l’application de la responsabilité lignagère ou collective.

Comme l’initiation au Ndjobi n’est pas une résurrection, ni une renaissance mais un mécanisme complémentaire qui s’insère dans le processus de socialisation, on saisit l’importance du suivi post-initiatique. Le système d’éducation Mbéti tient compte des diverses influences liées à l’environnement social qui légitiment certains comportements (même déviants) au point de briser la frontière entre l’interdit et l’autorisé. C’est le cas des différents types d’agressions sorcellaires qui sont devenus pour certaines personnes un support de leur pouvoir. Cette valorisation de ce type de déviance occulte donc le caractère nocif des attaques en sorcellerie. C’est pourquoi la sanction est un des moyens pédagogiques assez fiables parce qu’elle dévoile la déviance, révèle sa nature et son auteur au public. La société assure le contrôle social par son intermédiaire.

C’est donc une action permanente de la société qui ne connaît son aboutissement qu’avec la vieillesse. Aussi les principes fondamentaux, les interdits et les sanctions qui en résultent, constituent le substrat philosophique de cette société initiatique. Ils tracent les perspectives d’un projet social. De la même façon, les fonctions qui expriment cette dynamique accompagnent l’homme dans son vécu au moment où il agit et réagit seul. Le libre arbitre, la responsabilité individuelle et lignagère fonctionnent comme autant d’atouts et d’éléments du code moral. Et l’intériorisation de ce corpus de valeurs non seulement réhabilite l’ordre traditionnel mais permet à l’homme de s’épanouir.

En cela, le Ndjobi n’est pas simplement une survivance d’un habitus ethnique mais une institution qui s’appuie sur l’ethos Mbéti et de nouveaux apports. Et sa réactualisation et son adaptabilité au nouvel environnement social congolais interpelle tout observateur sur la vitalité de cet ethos au moment où l’uniformisation culturelle, calquée sur le modèle européen, est devenue une norme universelle. Son évolution, son organisation structurelle et rituelle laissent apparaître une dynamique singulière dans la Cuvette qui est manifeste par son impact intra et extra ethnique, tant en milieu rural qu’urbain.

C’est par l’Okwandji que s’effectue une socialisation collective au moyen des chants, des proverbes, des faits historiques, des contes, des incantations et des légendes. La pertinence du message véhiculé par les expressions verbales vise surtout les Enfouomo spectateurs qui n’ont que ces instants précis pour avoir un contact avec la puissance sacrée. Dans cette optique, la théâtralisation et souvent la dramatisation des faits initiatiques (orchestrées délibérément par les Mvandé) au cours du rituel poursuit un triple objectif: vulgariser les catégories normatives et philosophiques du Ndjobi; montrer les changements intervenus à la fois dans sa philosophie, les rapports entre les initiés et non-initiés dans la diffusion de cette philosophie et enfin faire saisir aux Enfouomo la dangerosité du Ndjobi bien que leur participation à certains rites soit autorisée.

Enfin l’Okwandji est aussi l’une des phases déterminantes pour la diffusion dans l’espace villageois, sur les habitants (surtout les spectateurs) de la contrée en particulier et dans le pays Mbéti en général de la puissance magique du Ndjobi par la fumée de l’ongoumou consumé, la pulvérisation dans l’air du lembana mâché, les sifflements des amvouli et des antsiémi, la force rythmique de la danse, les incantations et d’autres rites. Son impact s’étendra à l’ensemble d’une contrée d’une dizaine de villages (n’ayant pas de fouoyi et dont les habitants sont soit spectateurs, soit initiés). Dans cette perspective l’appartenance d’un initié à un village donné est déjà en soi un atout considérable dans la mesure où l’usage qu’il fait du lembana, des invocations et des antsiémi dans son espace résidentiel procède de la même manière que l’Okwandji. Tandis que dans l’optique de socialisation, le Nga-ndjobi et le Kofouomo jouent conjointement et à des degrés divers un rôle important.

J’ai été surpris par l’activisme ou plutôt une sorte de prosélytisme des Enfouomo. Ils parlaient librement du Ndjobi alors que les Anga-ndjobi sont tenus à l’obligation de réserve. Cet activisme est généralement focalisé sur l’explication du contenu des chants, des incantations qui stigmatise le vol, l’adultère, les homicides (par avortement ou sacrifice humain )... Il s’agit en réalité d’une sorte de moralisation collective qui a un écho dans les milieux juvéniles jugés facilement malléables. Leur aisance dans cette explication peut laisser supposer à un observateur leur appartenance au Ndjobi et une meilleure connaissance du sujet que les initiés. Elle confirme l’imposition des catégories normatives du Ndjobi.

A ce sujet, j’ai eu plusieurs entretiens avec des élèves des collèges d’Etoumbi, de Mbama, de Kellé, de Tsama. Mes différents interlocuteurs abondaient - consciemment ou non- dans le même sens; c’est-à-dire qu’ils se référaient constamment aux catégories normatives du Ndjobi lorsqu’ils essaient d’analyser un phénomène social. Ils définissaient, par exemple, la déviance et la normalité comme si les normes du Ndjobi étaient les meilleures dans le système Mbéti. Mais à la fin de la discussion lorsque je leur signifiais que leur comportement (la référence exclusive à celles-ci comme seul fondement éthique Mbéti) leur mutisme était révélateur d’une certaine hégémonie normative du Ndjobi. La violence normative est perceptible sur ceux qui ont un comportement déviant par rapport aux normes du Ndjobi et sont socialement marginalisés. Surtout s’ils sont des non-initiés. L’initiation est déjà en soi l’affirmation de la personnalité et une mise en conformité avec les valeurs socialement admises.

Tandis que la non-adhésion fait peser une suspicion d’appartenance à un groupuscule de sorciers ou laisse profiler la probabilité d’un comportement délictueux. Il s’agit là une pratique qui rappelle étonnement celles des missionnaires chrétiens en Afrique imposant leur philosophie religieuse et existentielle comme un modèle universel. Bien que ce comportement des initiés à l’égard des non-initiés ne soit pas institutionnalisé, il est révélateur des non-dits qui souvent instituent des mécanismes très discrets et efficaces de légitimation de certaines catégories normatives. Elle s’amplifie par l’interdiction de l’usage des amulettes et des autres objets magiques faisant en sorte que le Ndjobi s’arroge le rôle de la plus efficace puissance magique contre les agressions sorcellaires. On retrouve cet esprit dans sa multifonctionnalité qui lui permet d’avoir une emprise réelle dans les domaines déterminants du vécu des Mbéti et qui lui assure une légitimation sociale dans leur pays. Ce rôle de plus en plus important du Ndjobi lui confère une position dominante dans le système général Mbéti et en fait une institution publique par excellence.

Notes
115.

Cette phase d’imprégnation me paraît analogue à celle qui marque l’initiation des possédés les Orishas ou les Zav.