II - LA PROTECTION INDIVIDUELLE ET COLLECTIVE

Comme la protection contre les diverses sortes d’agression sorcellaires est l’une des motivations principales pour adhérer au Ndjobi, on comprend pourquoi ses créateurs accordent à cet aspect une importance particulière. Il y va de sa crédibilité; d’autant plus qu’avec la diversité de la sorcellerie, les Mbéti s’aperçoivent que le sorcier n’appartient plus au lignage de sa victime, ni au même village, ni au même groupe ethnique. Le sorcier peut être un individu inconnu, un collègue de travail et un habitant d’un même quartier de la ville. Ce type de sorcellerie est plus délicat à cerner. Or les Mbéti étaient habitués à leurs pratiques sorcellaires qui s’apparentaient à un chantage à la mort; qui, une fois que le diagnostic avait établi la nature de la pathologie, étaient aussitôt soignées par des guérisseurs locaux. Tandis que le mouandja, par exemple, nécessite dans la plupart des cas le recours à un devin et à un guérisseur non-Mbéti. En somme la prolifération des attaques en sorcellerie crée un sentiment d’insécurité, de suspicion et de méfiance vis-à-vis de son voisin ou d’un parent, ce qui incite les Mbéti à prendre beaucoup de mesures préventives.

Ainsi les cheveux, les rognures d’ongles et les haillons sont soigneusement cachés. Le paysan prend soin de ne pas laisser à la portée de quiconque ses outils de travail; même traverser le champ de quelqu’un en son absence et apprécier la qualité d’un produit deviennent, dans certaines circonstances, un comportement suspect. Cette peur d’être ensorcelé touche aussi les villes. A Brazzaville, le verre de table, par exemple, a perdu sa fonction usuelle dans les bars122. Les consommateurs de bière la prennent dans la bouteille de peur d’être empoisonnés. La capsule de la bouteille de bière est replacée aussitôt après une gorgée. Ils vident le contenu de leur bouteille de bière avant de participer à une partie de danse ou d’aller aux commodités.

Dans le pays Mbéti, les autres structures du système ayant montré les limites de leur capacité dans ce domaine, le Ndjobi s’est octroyé le pouvoir de protection des Mbéti (initiés et non-initiés). Pour atteindre cet objectif, il doit surtout priver les sorciers de leur capacité de nuire et de tuer impunément. Mais les procédés seront différents selon qu’il s’agira des initiés ou des non-initiés (pris collectivement).

Pour les adeptes, leur protection est acquise lors d’initiation par l’inoculation du mbomo 123 dans le létemba et par l’absorption de diverses potions magiques. Celles-ci les dotent d’une force d’immunitaire contre les actes maléfiques. Cette force immunitaire doit être régulièrement entretenue par l’initié par le rite de pulvérisation du lembana mâché et des incantations particulières. La possession de nombreux objets cultuels comme le sama, les antsiémi, le mbomo... dans la maison familiale complète ce dispositif. Mais son efficacité provient aussi du respect scrupuleux des lois qui structurent la vie d’un initié et la dynamique du Ndjobi tant dans le fouoyi qu’au village. Dans cette optique de sécurisation, l’initié qui est dans une situation périlleuse dans quelque lieu est autorisé à utiliser les objets rituels en sa possession.

Tandis que pour les non-initiés (femmes, hommes, enfants, adultes) la procédure de protection contre les agressions sorcellaires est différente. Plusieurs mécanismes sont mis en oeuvre pour la protection collective des non-initiés. D’abord lors de l’installation d’un fouoyi dans une zone donnée, les Mvandé-officiants enfouissent (discrètement en pleine nuit à l’insu des habitants de la localité) dans la terre sous le futur mba-è-ndjobi et dans l’olèbè-à-ndjobi une sorte d’amulettes qui représente la puissance du Ndjobi. Elle est aussi présente dans la forêt à travers le nkobè et divers objets déployés dans le fouoyi. Puis Les Mvandé disperseront d’autres mixtures sous forme de poudre dans les lieux publics et dans les sentiers, les champs, les étangs... Cette première phase (inconnue des Enfouomo) est aussi importante dans la double perspective d’appropriation du pouvoir des différentes forces d’une contrée et de son espace.

Elle est suivie par la phase publique qui consiste à masser les membres ou le corps (pour les malades) des non-initiés par les Mvandé-officiants avec des apoli-à-ndjobi lors de l’Okwandji ou lors d’autres rituels publics. Les Mvandé-officiants leur feront absorber d’autres mixtures. Il faut souligner que la réalisation de ces rites est toujours sous-tendue par les incantations, la pulvérisation de la mâchure du lembana dans l’air, sur la terre et l’usage de l’ongoumou. Le contenu de ces incantations sollicite toujours la protection des esprits du Ndjobi.

Ensuite intervient la phase purement privée qui concerne seulement les lignages qui ont un initié. Celui-ci étant autorisé à posséder certains objets rituels qui protègent contre les esprits maléfiques peut les disposer dans des endroits spécifiques de la maison lignagère. Le sama, par exemple, est accroché à un pilier ou fixé au mur de celle-ci. Tandis que d’autres objets plus dangereux sont enfouis dans la terre au milieu ou à l’entrée de la maison. Comme pour la protection collective, les incantations et la pulvérisation de la mâchure du lémbana sur les coins de la maison confirment le rite.

De cette manière tous les habitants du pays Mbéti semblent être protégés par cette puissance du Ndjobi. Cependant, l’inexistence d’une structure centralisatrice des fouoyi sur le plan territorial est compensée par l’effet additionnel de leurs forces qui devient supraterritoriale. Elles instaurent le principe de l’inviolabilité du pays Mbéti. Ainsi tout résidant du pays Mbéti porte un pouvoir immunitaire dont il doit savoir préserver le principe actif par le respect des lois du Ndjobi. La protection collective semble rassurer les Mbéti d’autant plus qu’ils constatent au fil des décennies le fléchissement partiel de la sorcellerie sous sa forme la plus violente. Même si on observe quelques actes attribués aux sorciers selon l’opinion publique comme la foudre qui tua en 1985 Mme Méya dans son épicerie à Mbama ou le saccage de la toiture des bâtiments du collège de Tsama par la tornade en avril 1989, et quelques affaires d’accusation d’agressions sorcellaires.

Les Mbéti manifestent de plus en plus une certaine assurance face aux actes sorcellaires. Celle-ci est caractérisée par une confiance en eux-mêmes et au Ndjobi, par un esprit conquérant, par un comportement souvent ostentatoire de certains citadins (surtout non-initiés) et par une affirmation de leur identité. Il s’agit là d’un considérable changement dans le comportement Mbéti dans la mesure où il y a quelques décennies une épidémie, une infortune et une mort inexpliquée étaient dans la plupart des cas attribués aux sorciers. Ces changements de comportements peuvent être observés dans différents domaines.

L’impact du Ndjobi est aussi perceptible dans le domaine économique qui, avec l’introduction de l’économie de traite par la colonisation, a connu beaucoup de changements. L’économie de traite a profondément bouleversé le système de production Mbéti, créé de nouveaux besoins et des enjeux socio-politiques. J’ai déjà évoqué les cas des sacrifices d’un membre d’un lignage pour le transformer en homme à tout faire par des procédés mystérieux. Ces procédés sont souvent employés par les sorciers Mbochi, Makoua, kouyou pour des opérations de pêche. Ils ont été évoqués dans le Vaudou haïtien sous le terme de Zombi (A. Métraux, 1977). Certains hommes sont devenus de grands producteurs de café, ou de célèbres chasseurs grâce à ces procédés. Il arrive aussi que les sorciers utilise ce moyen mystérieux pour réduire les capacités des autres producteurs; faisant d’eux de piètres chasseurs ou agriculteurs.

L’importance de l’usage des objets maléfiques est illustrée par deux affaires qui ont révélé le comportement contrasté de deux personnages dans les villages d’Akoua et d’Oka-Bambo (distants d’au moins 3 km). Ces deux personnages se disputaient toujours le leadership dans la production agricole. Tous les deux sacrifiaient par des procédés magiques les jeunes membres de leurs lignages qui étaient transformés, selon leurs aveux, en travailleurs invisibles. Ainsi les personnes sacrifiées augmentaient la production de leurs maîtres.

M. L, habitant le village d’Oka-Bambo avouera ces faits au devin Oto à Makoua en 1970 au cours d’une séance publique de divination. Son fétiche appelé Waraha était disposé dans une des pièces de sa maison, interdite à toute autre personne. La neutralisation de son Waraha le fragilisera tant au niveau familial que productif. Une tentative de récidive lui sera fatale au début de 1972. Quant à M. A, habitant Akoua, qui s’est fait une réputation intra et extra-ethnique par ses qualités de phytothérapeutique de diverses maladies, il fut piégé par l’un de ses neveux initiés au Ndjobi. Ce dernier l’accusa d’être l’auteur d’agression sorcellaire sur sa personne et le défia au Ndjobi. C’est lors de son initiation au fouoyi du village d’Omboye qu’il reconnut sa responsabilité dans plusieurs décès touchant son lignage.

L’un comme l’autre pouvait décider pour un temps voulu que les chasseurs de son village comme K. A. et O. A. ne capturent plus de gibier. Tout comme il pouvait créer une épidémie dans un champ de manioc, de café ou une rizière d’un potentiel concurrent. Quelle que soit l’ardeur de ces victimes, rien ne changera le cours des choses sauf s’ils possédaient et utilisaient des objets magiques ayant une force identique. Pour atteindre ses objectifs, le sorcier prélevait un petit morceau de viande ou l’os du gibier capturé par la personne visée et le plaçait dans une sorte de reliquaire après avoir effectué un rite afférent à cet enjeu. Il déploiera toute son énergie à cet effet pour freiner l’élan du producteur. Tant que cet élément représentant le chasseur n’est pas sorti du reliquaire et neutralisé, ses infortunes se multiplieront au rythme voulu par le sorcier.

On observe que l’utilisation des objets maléfiques favorisera les possesseurs au détriment des autres agriculteurs. Elle instaure un déséquilibre entre ces deux catégories. C’est pourquoi l’apport du Ndjobi en tant qu’institution garantissant l’égalité des chances et valorisant l’utilisation des capacités naturelles (physiques et intellectuelles) sera influente non seulement par le démantèlement des réseaux de sorciers, la neutralisation des objets magiques et la proscription dorénavant de leur usage mais surtout par une double action. Dans les villages-fouoyi les Mvandé-officiants organisent un rite au cours duquel ils rassemblent quelques outils de travail des habitants au coeur du village sur lesquels ils pulvérisent du lembana mâché. Ce rite est différent de ceux qui sont traditionnellement effectués par des chefs lignagers et villageois avant les semailles ou les récoltes. Dans le cas du Ndjobi, il y a le sacrifice d’un poulet qui est suivi d’incantations circonstanciées. Et l’usage des objets maléfiques à partir de ce moment sera considéré comme une déviance grave équivalent à un homicide.

Il importe de préciser que le rite du Ndjobi ne se substitue pas au rite traditionnel mais qu’il lui est complémentaire. Le Ndjobi participe, comme d’autres structures du système Mbéti, à accroître la capacité productive de l’homme sans être tributaire des objets maléfiques et des pratiques sorcellaires. Car l’usage de ces objets maléfiques et de ces pratiques sorcellaires institue une sorte de principe de la substitution de responsabilité, en cas de défaillance de l’homme, vers ces objets magiques. Ainsi l’homme n’étant pas responsable de ses mauvaises performances, peut-il apporter des changements dans l’organisation de son travail ? Est-ce que ce travail de socialisation entrepris par les Mvandé a-t-il modifié le comportement des Mbéti à l’égard des objets maléfiques ; a-t-il réellement accru la production agricole dans le pays ? Il est difficile de répondre à ces interrogations par l’affirmitive ou par la négative dans la mesure où il n’existe plus d’élément fiable pour estimer l’augmentation ou la baisse de la production agricole depuis la disparition de l’O.N.C.P.A124 et l’abandon de ces cultures au profit d’autres produits. Or ceux-ci les n’ont qu’un relatif impact financier. Néanmoins, on observe une certaine volonté des jeunes Mbéti d’entreprendre des expériences dans des domaines comme le commerce.

Notes
122.

J’ai observé ce phènomène vers la fin des années 70. Il a pris une ampleur impressionnante dans les années 80. Et les morts suspectes de certains hommes politiques et des hauts fonctionnaires dans les années 80 a accru cette psychose.

123.

Mbomo ou Koboli Kombomo désigne la potion magique inoculée dans le letemba lors de l’initiation.

124.

Office national de commercialisation des produits agricoles qui était chargé d’acheter le café, le riz, le cacao... auprès des paysans congolais.