1 KolEhErE adjiami: l’ORDALIE

1.1- Motivations et finalité de l’ordalie

’L’ordalie désigne, selon A. Retel-Laurentin (1974, p 13), l’épreuve judiciaire où une puissance surnaturelle est le fondement de la décision. Pour cela, la société choisit comme représentatif un élément selon que son symbolisme répond à l’idée de transpercer la vérité, de l’atteindre à travers les apparences et les déguisements’. A partir de cette définition apparaît déjà la diversité de conceptions et de symbolisations qui engendre inévitablement une diversité de systèmes ordaliques. A. Retel-Laurentin en énumère quelques-uns : l’épreuve du poison, l’épreuve du corps étranger dans l’oeil, l’épreuve du liquide bouillant, l’épreuve du fer rougi, l’épreuve de la piqûre... Ils reflètent l’esprit judiciaire et les objectifs visés dans certaines sociétés. Bien que ces différentes épreuves n’existent pas le système du Ndjobi ou dans le système Mbéti en général, la finalité demeure identique dans le kolèhèrè-adjiami et le lembini.

Précisons les deux acceptions du rite kolèhèrè-adjiami selon qu’il s’agit de l’initiation ou de l’ordalie. En effet, kolèhèrè-adjiami désigne en Mbéti à la fois l’épreuve ordalique et l’acte fondamental initiatique; d’où la ressemblance dans leur organisation et leur réalisation respective. La différence majeure apparaît dans les objectifs, la finalité, le contenu des invocations et dans les motivations qui déterminent l’option d’une procédure rituelle. Dans le cadre du rituel initiatique, les invocations sollicitent la bienveillance des génies, des esprits tutélaires du Ndjobi à l’égard du nouveau Nga-ndjobi dont ils assurent la protection à tout moment de son existence. L’appartenance du nouvel adepte à cette société initiatique s’inscrit dans le cadre de l’élargissement de ’la famille philosophique’. Ainsi, les incantations auront une portée conciliatrice, où le dénominateur commun sera la solidarité.

Tandis que l’acte ordalique vise par sa finalité à résoudre un conflit qui entame la cohésion sociale dans les lignages et la communauté villageoise. Aussi le rituel se doublera d’un autre objectif, la réconciliation des deux parties quelle que soit l’issue. Par conséquent, la sollicitation de ses génies tutélaires s’appuiera sur leur rigueur, leur impartialité et leur objectivité. Les incantations prononcées à cette occasion sont des diatribes et des stigmatisations sévères des actes maléfiques et de leurs auteurs. Et les protagonistes du conflit sont placés devant leur responsabilité et ne trouveront aucun support dans le groupe des Mvandé-officiants du rituel. Surtout que la gravité des faits (comme les homicides, le soupçon de culpabilité dans un homicide), ne méritant aucune concession, expliquerait souvent la virulence des invocations. Il s’agira de montrer la néfastété du conflit pour la cohésion sociale. Enfin, cette partie publique permettra aux non-initiés de jauger à la fois la gravité des faits et la nécessité d’une solution pouvant désamorcer les tensions dans le groupe lignager.

Cependant la subtilité, l’opacité et la complexité des pratiques sorcières, la difficulté de révéler les auteurs d’un acte maléfique ont amené les fondateurs de cette pratique magico-cultuelle à élaborer une stratégie ordalique. Le recours à celle-ci répond à deux motivations : la recherche des coupables impliqués dans un acte mortel ou une maladie et la clarification d’une situation d’accusation ou de suspicion de culpabilité. Il s’agit en fait de rechercher la vérité (la culpabilité ou l’innocence) sur un fait précis. Dans ces conditions, c’est le groupe lignager qui est le plus visé; parce qu’on ne peut étendre une telle suspicion aux non-membres sans courir le risque de déclencher un autre différend.

Généralement, les protagonistes optent pour cette démarche ordalique lorsque tous les procédés divinatoires traditionnels ont été épuisés ou qu’il y a possibilité de manipulation ou de falsification des résultats voire de chantage sur l’officiant125 dans la mesure où il est fortement impliqué dans la réalisation. Il est l’acteur principal de tout le procès divinatoire. Le changement d’officiant suppose donc un changement à la fois de méthode et de technique... Tandis que l’ordalie du Ndjobi offre l’avantage de l’impartialité, de la rigueur et de la non-implication du Mvandé-officiant dans le procès divinatoire. Le Mvandé-officiant n’est qu’un simple intercesseur entre le sacré et les protagonistes d’un différend. Il peut être remplacé par un autre Mvandé-officiant sans que cela influe sur l’organisation, ou sur la finalité du rituel. Ce rôle secondaire de l’officiant permet surtout aux protagonistes du conflit de jauger d’eux-mêmes l’immanence, la transcendance et la fiabilité de l’institution et surtout leur responsabilité sociale en révélant ou en occultant les faits. Et dans cette optique certaines précautions sont prises selon quatre cas de figure.

Lorsque le différend oppose les Enfouomo (non-initiés), l’ordalie est subordonnée à leur initiation qui les plonge au coeur de la sacralité du Ndjobi. Celle-ci permet de respecter les principes d’égalité et d’impartialité et place les protagonistes dans les mêmes conditions psychologiques. Par contre, s’il oppose un initié à un non-initié, le premier doit d’abord perdre sa qualité d’initié. Dans ces conditions, on procède à l’annulation de son initiation: d’où l’expression ’Koboma kouogo go ndjobi’. Elle signifie littéralement : tuer le bras du Ndjobi. Et ce n’est qu’après l’initiation (le même jour) des personnes en conflit que l’on procédera à l’épreuve ordalique. Tandis que l’implication d’une femme dans un conflit appelle une démarche exceptionnelle. Le fait qu’elle ne puisse être initiée au Ndjobi (pour des raisons déjà évoquées) ne soustrait pas les hommes de son lignage à leur responsabilité sociale. Ainsi, elle sera remplacée par un homme de son lignage (soit son frère, son oncle, son fils ou son neveu) quelle que soit la gravité du problème. Enfin, le cas le plus simple est celui concernant des initiés. Dans ces conditions, la phase de l’Odjoho onènè sera supprimée et tout sera ramené uniquement au procès ordalique. Aussi, ces dispositions visent à éviter toute remise en cause de la probité des Mvandé-officiants ou des résultats de l’ordalie. Elles réduisent surtout la marge de manoeuvre des Mvandé en référence aux abus constatés dans l’Ompièlè.

La procédure ordalique se singularise par sa double finalité qui reprend ici le rôle des structures de socialisation et de contrôle social. Elle s’articule non seulement autour de la recherche de la vérité (culpabilité ou innocence, complicité ou non, reconnaissance des faits...); mais aussi construit toute une dynamique de socialisation, de ressocialisation, de réconciliation et de la neutralisation de l’arsenal maléfique. Car, il ne s’agit pas de recréer une situation conflictuelle à partir des résultats de l’ordalie mais d’en faire un élément de jurisprudence favorisant une autre lecture des faits sociaux. La découverte de la vérité dénoue partiellement une crise intra-lignagère et détermine les futurs moments du processus. D’elle, on peut prévoir le dédommagement de la partie lésée et des mesures persuasives pour éviter une éventuelle récidive. Par contre, l’échec du procès de la recherche de la vérité nécessite d’autres démarches comme le lembini. Il change totalement de registre et de finalité. Il est considéré par les Mbéti comme l’ultime moyen de la recherche de la vérité et de la sanction. Le trépas étant l’objectif final. C’est l’acte vindicatif par excellence.

Cette différence est accentuée au niveau de l’organisation du rituel, de l’information donnée au public et de sa participation. La réalisation de l’ordalie implique totalement la communauté villageoise à travers l’Okwandji. D’où la confusion qui naît entre l’initiation et l’ordalie, sciemment entretenue par les Mvandé-officiants et les autres initiés. Bien que la pertinence des incantations diffère totalement du rituel initiatique, on retrouve la sacralité du Ndjobi. l’annonce de ses résultats montre la nécessité de transparence. Mais il s’agit, en réalité, de lier ceux-ci au vécu lignager et communautaire. C’est en cela que la finalité et les objectifs de l’ordalie se rapprochent des mécanismes de socialisation et du contrôle social.

Notes
125.

A ce sujet un puissant chef lignager ou un chef de village, un Nkani ou un devin de grande renommée peuvent infuencer plus facilement le devin que ne le ferait un simple citoyen. Ils mettront en évidence l’impact néfaste d’une culpabilité sur la notoriété de l’ensemble de la chefferie locale.