1.2- Réalisation et résultats attendus de l’ordalie

La réalisation de l’ordalie reprend toutes les phases de l’Okwandj : des préliminaires à l’initiation proprement dite. Mais la différence entre les deux rituels est caractérisée par la finalité du port des adjiami dans les deux cas. Dans le cadre de l’initiation, le port des adjiami (kolèhèrè adjiami) intègre le nouvel adepte dans un mouvement magico-religieux.; tandis que dans l’ordalie, le port des adjiami a pour objet de déterminer la culpabilité ou l’innocence des protagonistes d’un conflit. Cette différence est liée surtout aux enjeux sociaux. Généralement l’initiation est un acte qui satisfait avant tout une volonté individuelle et ses conséquences le seront aussi. Par contre l’ordalie répond à une contrainte sociale dont les conséquences seront à la fois individuelles et collectives. Comme pour le rituel initiatique, les Mvandé-officiants effectuent un rite spécifique pour dynamiser la puissance magique du Ndjobi pour qu’il réponde favorablement aux attentes des personnes concernées et des initiés. Voici comment s’effectuerait ce rituel.

Le Mvandé-officiant commence par l’évocation des raisons pour lesquelles le rituel est effectué. Puis il présente les acteurs principaux du différend et insistera initiés126sur l’objectif primordial qui est la découverte de la vérité. Ceci en présence des autres. C’est après cette présentation que commence le port des adjiami par les acteurs du conflit (à tour de rôle). Chaque protagoniste du conflit prend l’objet magique avec ses mains par les deux cordes et le place au dos comme un sac de voyage. Ce dernier commence par son autobiographie et dit les raisons du choix de ce rituel. A la fin de ce monologue, il sollicitera des puissances divinatoires et judiciaires une rigueur et une sanction correspondant à l’acte. Durant ce monologue, le Mvandé-officiant n’intervient pas dans la procédure de recherche des preuves de sa culpabilité ou de son innocence. Elle est déclenchée automatiquement par la puissance magique du Ndjobi et peut durer entre 10 et 20 mn selon la gravité de l’acte ou la personnalité des acteurs. Ce temps permet surtout au Mvandé-officiant de relever les indices susceptibles de prouver la culpabilité ou l’innocence de celui qui porte les adjiami. Très souvent la culpabilité est prouvée par l’étreinte des adjiami. S’il ne peut pas les enlever, il est obligé de faire des aveux complets127. C’est à partir de ces aveux que le Mvandé-officiant effectuera le rite expiatoire qui permet de débarrasser les adjiami. Tandis que l’innocence d’un individu est constatée par la facilité d’enlever les adjiami à la fin du monologue.

Cette description peut paraître sommaire par rapport à la finalité et aux conséquences du rituel. Néanmoins elle montre l’interpénétration de plusieurs paramètres qui rend complexe les rituels magico-religieux. Elle montre aussi l’importance de la maîtrise des vertus de certains objets par l’homme. Mais le manque d’informations précises sur la réalisation du port d’adjiami nous réduit à faire cette description sommaire. On peut mettre en doute la fiabilité ou la neutralité de l’objet symbolique porté par les protagonistes. On ne peut aussi mettre en cause l’impartialité des Mvandé-officiants. Autant d’interrogations qui demeurent en suspens tant l’opacité de la réalisation du rituel demeure un principe fondamental du Ndjobi et limite l’observation du fait. Les bribes d’informations qui constituent l’élément analytique de la recherche ne permet non pas de faire une étude détaillée mais surtout d’examiner la représentation collective de la fiabilité du rituel à travers l’attente sociale. Cependant, une telle solution n’aurait pas de sens si sa fiabilité était sujette à caution. Or cet impact et cette fiabilité sont manifestes par les sollicitations des Mbéti. Cette épreuve ordalique est devenue l’un des actes para-judiciaires qui légitime cette société initiatique dans divers groupes ethniques. Ainsi les initiations des Mbochi, des Makoua, des Kouyou... de la Région de la Cuvette (liées au règlement des problèmes de sorcellerie) s’appuient-elles sur sa fiabilité. Et ce contexte et la situation géographique firent que les fouoyi d’Akoua et d’Etoumbi (situés aux frontières du pays Mbéti avec les autres groupes ethniques) connurent une intense activité par rapport aux autres sanctuaires.

Voici deux affaires liées aux ordalis: l’une concernant les Mbéti et l’autre les Mbochi. La différence est le différend128 qui opposa M. N (retraité et commerçant) à O. (paysan) dans la commune d’Etoumbi. M. N marié à la soeur d’O. perdait ses enfants dans des conditions suspectes. Son beau-frère O. l’accusait alors d’infanticide. La raison avancée par l’accusateur était la rentabilité du petit commerce que tenait M. N. Or ce dernier, les décès de ses enfants ces morts pouvaient être d’origine naturelle ou maléfique ; mais il lui ne pouvait en être l’auteur. La pression accusatrice de sa belle-famille s’intensifiait et eut un retentissement dans son propre lignage et dans l’opinion publique au point que sa position devînt de plus en plus délicate.

Il faut souligner que les commerçants sont au Congo l’une des catégories socioprofessionnelles les plus soupçonnées en matière de sorcellerie. Depuis une dizaine d’années les hommes politiques et les hauts fonctionnaires font l’objet des mêmes chefs d’accusation. Pour ces deux dernières catégories, c’est la promotion politique et professionnelle qui justifierait leur comportement. Et les éléments d’analyse de ce conflit renvoient à cette conception du rôle des pratiques maléfiques ou de leur impact supposé sur l’activité humaine à partir du moment où la production agricole, par exemple, est très abondante et dépasse les résultats normalement admis dans le milieu. Dans ces conditions, la hausse de la production agricole est sujette à caution et si malheureusement le décès d’un membre du lignage de l’agriculteur a lieu à un moment donné du mois ou de l’année. Cette causalité entre l’augmentation de la production agricole et le décès est souvent un élément de désaccord entre certains ruraux et urbains ou entre certains intellectuels et ouvriers. Il est très difficile de faire comprendre aux tenants de cette causalité que l’abondance d’une production agricole ou la promotion professionnelle est le résultat d’un effort soutenu tant au niveau physique, intellectuel, psychologique... Et que l’usage d’un objet maléfique ou magique ne peut être un facteur d’efficacité. Celui-ci est certainement un simple support psychologique dans certains cas. 

Comme cette conception (de la causalité entre la rentabilité d’une activité et le sacrifice d’un homme) est prédominante dans les milieux ruraux, le seul moyen de prouver son innocence lorsqu’on est accusé d’attaque en sorcellerie est l’ordalie du Ndjobi. C’est ce que fit M. N. Elle annonça la culpabilité d’O qui reconnut les faits. Il justifia son acharnement sur M. N par la prospérité de son activité commerciale et par son statut privilégié de retraité. Le beau-frère avait été pour O. la personne idéale dont le statut de commerçant rendait plus crédible la suspicion jetée sur lui.

Le deuxième différend opposa en 1984 un oncle à son neveu. Il portait lui aussi sur un problème d’homicide. Le neveu O. E accusa son oncle O. A. d’avoir assassiné son cadet. Mais le statut social et politique de l’oncle fit que toute démarche divinatoire au niveau du groupe ethnique se soldait par l’innocence de ce dernier. Les interminables réunions du lignage ne purent infléchir la détermination du neveu O.E; qui, selon ces consultations divinatoires, serait la future victime. La dernière réunion du lignage décida enfin que les deux protagonistes en compagnie de deux autres membres se rendraient à Akoua (dans le pays Mbéti) pour l’épreuve ordalique. La réalisation de ce rituel fut retardée de deux jours en raison de pluies diluviennes (attribuées à l’oncle O. A qui voulait entraver le déroulement de l’épreuve). Finalement elle eut lieu et l’oncle fut reconnu coupable.

Le Ndjobi - à travers ces faits qui ont focalisé l’attention de l’opinion publique et ont entamé la cohésion sociale- a permis d’élucider certaines situations confuses et conflictuelles. Il a permis aussi à certaines personnes accusées ou soupçonnées injustement de sorcellerie de recouvrer leur dignité bafouée. Car, l’accusation de sorcellerie constitue en pays Mbéti un opprobre aux conséquences diverses : divorce, perte d’influence dans la sphère lignagère, sous-estimation des capacités réelles et naturelles dans les actes de production (chasse, agriculture, commerce129...), infantilisation du comportement de l’homme, méfiance à l’égard du soupçonné, fragilisation des liens intra-communautaires, ostracisme... Ce fut le cas de V. du village de Lessia (dans la sous-préfecture d’Etoumbi) accusé de sorcellerie sur les jeunes memebres de son lignage et contraint à l’initiation au Ndjobi en 1970. Il sera innocenté. Tandis que N. A. d’Engobé, malgré son initiation, subit depuis 1986 une terrible pression sociale pour avoir reconnu naguère sa responsabilité dans l’échec scolaire des adolescents de son village. Le contraste des deux situations provient surtout de l’interprétation des données d’une infortune qui est toujours d’ordre maléfique dans les milieux ruraux. Le cas de A. N. du village d’Engobé est intéressant parce que les victimes supposées (les adolescents de son village y compris ces neveux) lient la réussite de sa progéniture à l’action du père.

Outre déterminer le coupable, l’ordalie a aussi pour but de réconcilier les deux parties en conflit, de ressocialiser le coupable et de l’amener à dédommager la partie lésée. Cette seconde phase est aussi importante que la première dans la mesure où elle réactive ici les mécanismes traditionnels des conflits et de cohésion sociale. Comme la reconnaissance de la culpabilité pour un homicide volontaire ou pour un acte sorcellaire est un des facteurs de détérioration des relations intra-lignagères, les Mbéti font appel aux Mvandé, aux Ankani, aux chefs de village et de lignages (tous étant initiés) en tant que juges d’application des peines, huissiers ou assistants sociaux. Cette procédure post-ordalique cherche aussi à empêcher la tentation de récidive pour celui qui se sent humilié ou la tentative de vengeance par la partie lésée qui considère que la sanction est assez faible. Cette procédure est une des caractéristiques du Ndjobi contemporain qui marque sa différence avec les sociétés initiatiques antérieures.

Mais la fiabilité de l’ordalie est limitée lorsqu’elle ne peut révéler le coupable parmi les protagonistes d’une part; ou lorsque le présumé coupable nie les faits malgré l’étreinte d’adjiami, d’autre part. Dans le deuxième cas, les Mvandé-officiants ne peuvent le contraindre à reconnaître sa culpabilité. Ils laissent la latitude au présumé coupable, durant une période d’observation de 6 mois (comme lors de l’initiation) afin de se repentir. Dans le cas contraire, son sort est souvent tragique avant même la fin de ce délai. Le comportement du présumé coupable est souvent lié à plusieurs éléments : la sous-estimation de l’efficacité du Ndjobi, la volonté de le défier ou l’idée selon laquelle taire la réalité épargnerait sa descendance ou soi-même de l’opprobre. A lui seul incombe cette responsabilité. Ce comportement se manifeste souvent chez les non-Mbéti.

Enfin, il arrive aussi que les protagonistes soient innocents. Cela signifie que l’auteur de l’acte n’est pas parmi les protagonistes ou qu’il est doté d’une capacité à brouiller les mécanismes de recherche du Ndjobi. Dans ces conditions, les protagonistes et les dignitaires de leurs lignages choisiront la démarche du lembini. Elle ne peut être recommandée par les Mvandé-officiants, ni par une tierce personne à cause de la gravité de ses conséquences humaines et sociales. C’est aussi pour les raisons liées à l’efficacité et à la délicate réalisation du lembini que les protagonistes de l’affaire et les Mvandé-officaints le tairont aux autres membres du lignage et aux autres habitants du village. Ce secret a pour objet de créer la dispersion de l’attention et la focaliser sur d’autres phénomènes. Ce qui éviterait à certaines personnes de faire des rapprochements avec d’autres faits qui se produiront dans le village, par exemple. Ce secret permet aux Mvandé et aux dignitaires du lignage concerné é de mieux observer et apprécier les différentes caractéristiques des phénomènes qui ont lieu dans les lignages concernés dans le pays Mbéti ou ailleurs pour établir la causalité entre le lembini et la mort d’une personne.

Il importe de préciser que le Ndjobi ne remet pas en cause la hiérarchie lignagère et ne procède à un acharnement systématique sur l’oncle, le père ou le grand-père... dans le cadre de l’ordalie. L’ordalie établit la culpabilité d’un individu sur la base des éléments concordants qu’il reconnaît. Mais il est vrai qu’en tant que chef de lignage et protecteur symboliquement admis des siens, le père, l’oncle, le grand-père sont souvent soupçonnés d’actes sorcellaires sur les catégories inférieures de leurs lignages. Tout comme il est assez rare que le fils soit l’auteur d’un parricide ou que le neveu commette un homicide sur un oncle ou le petit-fils sur son grand-père... ou sur quelqu’un plus âgé que lui ou d’un statut supérieur au sien. Cette conception de la dynamique de la sorcellerie est certainement liée à la symbolique de la supériorité du statut qui suppose que les catégories sociales supérieures dans un lignage (le père, l’oncle, le mère...) sont dotées d’une immunité très fiable face aux attaques en sorcellerie. Donc les catégories inférieures ne peuvent pas perpétrer des attaques en sorcellerie contre elles. Cette conception provient aussi de l’idée selon laquelle une personne d’un âge avancé n’est plus physiquement fiable pour être un facteur d’efficacité dans une activité commerciale ou agricole, par exemple. Donc, il est inutile de le sacrifier. Ces arguments sont corroborés par notre observation de la réalité sur le terrain Mbéti. Sauf pour des cas de vengeance où les sorciers s’en prennent indistinctement aux catégories inférieures et supérieures. Ce constat est manifeste aussi chez les Kouyou et les Makoua que nous avons pu observer pendant quelques années et ou beaucoup d’affaires de sorcellerie ont souvent focalisé l’attention publique sur eux entre 1972 et 1980 ; ou encore, chez les Koukouya étudiés par P. Bonnafé130

Notes
126.

Les autres initiés n’ont aucune influence sur les protagonistes d’un conflit. Même le Mvandé-officiant ne sert que d’intercesseur entre le puissance du Ndjobi et les protagonistes.

127.

Il y eut des cas où le présumé coupable refusait d’admettre sa culpabilité malgré cette étreinte des adjiami. Un rite était alors effectué dans le fouoyi pour lui ôter les adjiami et un délai lui était accordé pour se repentir

128.

Le différend N-O eut lieu à Etoumbi et couvait depuis 1974. Il fut très symbolique par la personnalité de N. et révélateur des incompréhensions liées au statut social qui prête à suspiçion.

129.

Le commerce suit une logique qui n’est pas encore intégrée dans les représentations de l’acte productif. C’est pourquoi le commerçant est toujours soupçonné d’agressions sorcellaires parce que son activité étant extérieur aux représentations des Mbéti.

130.

Bonnafé, Nzo-lipfu, le lignage de la mort, 1978