2 - Le Lembini : le rituel vindicatif

2.1- Motivations et finalité

Le lembini est un rite vindicatif Mbéti, qui existe depuis très longtemps, dont l’objectif primordial vise la mort de l’auteur d’un homicide. La complexité de sa réalisation et de sa réussite nécessite des compétences particulières pour neutraliser les capacités d’un sorcier, une certaine habileté pour atteindre ses véritables objectifs; et surtout de ne pas faire des victimes innocentes. Ce qui nécessite des Mvandé-officiants et de ces concepteurs de la rigueur et de la minutie qui expliquerait leur assimilation aux sorciers. Les enjeux sociaux et humains sont tellement importants qu’il faille concevoir un mécanisme de répression efficace qui rend vulnérable le meurtrier sur le plan physiologique et psychique.

Mais l’usage de ce procédé fit beaucoup de morts au point que les chefs claniques et les officiants décidèrent à la fois de le restreindre aux homicides volontaires et de diminuer le nombre de personnes habilitées à l’effectuer. Aussi le renouvellement des officiants s’effectuera désormais par un système de cooptation qui, au fil des décennies et des générations, permit sa pérennisation sans qu’il soit dévoyé. Car le lembini était en train de devenir un instrument de règlement de compte. Et certains décès suspects dans les lignages des deux parties en conflit avaient fait naître une suspicion sur les officiants qui auraient détourné le lembini de son objectif. Or il faut préciser que le principe du lembini est tuer. Et dès que son mécanisme est déclenché, le lembini décime, par exemple, le meurtrier et ses complices, puis s’attaque aux membres de leur lignage. S’il les Mvandé-officiants ne neutralisent pas le lembini avec l’accord ou à la demande du lignage qui avait obtenu sa réalisation, il se retournera contre ses membres. Ainsi, certains lignages qui n’avaient pas pris cette précaution essentielle furent surpris par ces conséquences néfastes.

L’autre cas de figure était celui du meurtrier appartenant au même lignage que la victime. Le lembini s’en prenait d’abord au coupable avant de décimer les autres membres du lignage. Or les officiants se sont aperçus tard de leur méprise dans le fonctionnement du rite, n’ayant pas compris qu’il fallait être capable d’arrêter ce mécanisme dès qu’il fait une victime et sans oublier d’aviser le lignage concerné. C’est à partir de ces fautes graves, naquit la nécessité, pour les fondateurs du Ndjobi contemporain, de réorganiser ces mécanismes de réalisation, de créer un cadre normatif rigoureux et surtout d’interdire le recours systématique au lembini pour des faits pouvant avoir un autre épilogue, en lui conférant un statut particulier lié exclusivement à l’application du principe de vengeance. Comment est effectué le lembini?

Généralement le chef du lignage concerné par le décès d’un de ses membres ou un Mvandé-officiant prélève sur la victime un organe ou un objet symbolique (incarnant sa personnalité) à l’insu de la communauté. Il s’agit souvent d’une dent (surtout une molaire), d’une rognure d’ongle, d’une vertèbre, d’un bout de l’orteil ou d’un doigt ou d’une touffe de cheveux. Ce prélèvement est effectué impérativement avant le lavage du corps. Dans ces conditions, seules les personnes d’un âge élevé (pouvant garder le secret sur ces rites) sont autorisées à y participer. Par contre, pour le cas où le corps de la victime aurait subi une décomposition totale ou que l’on suppose qu’il a été neutralisé (cette opération rend ces éléments symboliques inefficaces) par les meurtriers, on utilisera simplement un morceau d’un vêtement de la victime (celui qu’il avait porté quelques jours avant son décès ou celui qu’il aimait porter de son vivant).

Outre les vestiges humains et les objets symboliques, les Mvandé-officiants ont recours à d’autres objets comme du piment (en poudre), des aiguilles ou des morceaux de bambou taillés en forme d’aiguille, des fourmis roses ankéri (dont la douleur de la piqûre peut durer toute une journée et même tuer les personnes fragiles), les crocs d’un léopard ou d’un autre fauve qui introduisent la force nuisible des génies cosmiques. Tandis que la feuille d’emballage du pain de manioc et d’autres éléments représenteront à la fois le travail humain, ses forces et ses faiblesses qui serviront comme un moyen d’affaiblir le meurtrier. Cette association de forces sera déterminante pour cet objectif. Enfin tous ces éléments sont emballés dans un paquet de tissu en raphia au cours d’une cérémonie particulière dans le fouoyi, supervisée par les Mvandé-officiants en présence du chef du lignage ou des différents protagonistes. Les incantations prononcées à cette occasion par les Mvandé-officiants et les membres du lignage auront pour objet de solliciter de la part des esprits du Ndjobi une sanction mortelle à l’encontre du meurtrier. Elles sont aussi caractérisées par leur virulence vindicative et excessive qui expriment à la fois la douleur, la rancoeur et la volonté de vengeance.

Cette cérémonie se déroule à côté d’un arbre appelé ongomoua dont la spécificité est d’abriter toujours une nuée de fourmis noires du même nom. Sa sève est très redoutée par sa toxicité. Et les Mbéti pensent que la vigueur du venin de ces fourmis provient de son absorption. Par conséquent ils confèrent aux fourmis ongomoua un rôle similaire à celui des objets suscités. C’est sur cet arbre qu’est accroché avec une ficelle ce paquet (c’est-à-dire le lembini) que ces fourmis rongeront au fil des jours. Elles y déposeront, pendant un temps donné, leur venin renforçant ainsi sa puissance. Il faudra alors que cette ficelle casse. Ce qui peut durer de trois semaines à six mois correspondant au temps passé à rechercher le coupable. Mais on peut aussi supposer que la ficelle casse sous l’effet conjugué de l’usure occasionnée par les fourmis et de son propre poids131. Cette hypothèse ne peut être envisagée par les Mvandé-officiants pour qui il s’agit de l’effet de la puissance du Ndjobi.

Cet événement est l’un des indicateurs probants de l’atteinte de la personne supposée. Au-delà de ce délai, l’incertitude gagnera à la fois les Mvandé-officiants et le chef du lignage éprouvé. Ils redoutent, en réalité, l’effet inattendu et inverse. C’est-à-dire le retournement du lembini contre le lignage. Deux hypothèses étayent cette situation: soit la mort fut naturelle, soit le sorcier a échappé au lembini. Les Mbéti excluent souvent cette seconde hypothèse parce qu’elle remettrait en cause la fiabilité du Ndjobi.

Revenons quelques instants sur les conséquences de la cassure de la ficelle. Dans le premier cas, le chef du lignage est averti par les Mvandé-officiants qu’il doit observer le comportement de ces membres pour déceler les éventuelles manifestations du lembini (surtout des maladies bénignes; des accidents de chasse, des morsures de serpents, des piqûres de fourmis et d’abeilles qui prennent une ampleur démesurée...). Autant d’indicateurs qui focaliseront l’attention sur quelques individus, permettront de les suivre et d’identifier le meurtrier. Par contre, si ce dernier se trouve par exemple à un millier de kilomètres du fouoyi ou de la résidence lignagère donc difficile à identifier, on se contentera du seul indice qu’est le déclenchement du piège mortel; sans pouvoir vérifier les résultats. Cet aspect du lembini suscite quelques interrogations sur la réalité des résultats. Le doute persistera dans le lignage éprouvé tant qu’il ne disposera pas de faits réels attestant l’atteinte du meurtrier.

Dans le second cas où le lembini a atteint le coupable, examinons ses conséquences. Elles sont de deux ordres: individuel (touchant uniquement les coupables) et collectif (concernant le lignage entier ou la communauté villageoise). Celui qui succombe d’une mort brutale à la suite soit d’un accident de travail (chasse, pêche...), d’une maladie bénigne aux multiples complications et au diagnostic difficile à établir par les médecins est désigné comme l’auteur de l’homicide; même les aveux circonstanciés faits au dernier moment ne modifieront pas la nature de la sanction. Ils permettront tout simplement au lignage éprouvé de savoir ses motivations. S’il s’agit d’un acte solitaire où le coupable cumule les fonctions de commanditaire et d’exécutant, le lembini s’attaquera ensuite à sa famille et à son lignage. Par contre, s’il s’agit d’un acte collectif, la sanction touchera tous les membres du groupe et s’étendra à leurs lignages respectifs.

Ainsi le recours à ce rite est exclusivement réservé aux cas de décès inopinés, inexpliqués ou brusques et dans des conditions estimées atroces pour le Mbéti. L’interprétation de ces conditions appelle diverses hypothèses dont on exclut généralement le hasard et la conjugaison des facteurs objectifs, et où l’accidentel est toujours interprété comme la simulation d’une objectivité tendant à dissimuler l’acte criminel et maléfique. Le recours systématique au lembini est réservé à deux situations : la première est consécutive aux échecs des procédures divinatoires qui n’ont pu révéler le meurtrier. La seconde situation écarte d’office toute initiative préliminaire visant à rechercher le coupable. Elle est dictée par l’atrocité des conditions de décès (telles que les hématomes sur le corps de la victime, le sectionnement des organes, le décès par la foudre...). Cette démarche est en quelque sorte l’application systématique du principe de la vengeance. Sans état d’âme, ni remords, ni volonté de réconciliation, le lembini est perçu par les Mbéti comme une procédure d’exécution capitale sans qu’il y ait une possibilité d’intenter un recours, ni de faire d’appel de la sentence prononcée.

Mais les conséquences dramatiques de ce rituel vindicatif nécessitent toujours une concertation des dignitaires du lignage concerné avant le choix de son option. Ils doivent avant tout jauger ses conséquences. Car, au cas où cette mort brutale serait naturelle, donc sans interférence maléfique, le lembini se retournerait contre le lignage de la victime. D’où les multiples concertations intra-lignagères avant cette prise de décision, l’attention particulière portée au délai prévu du déclenchement du piège funeste et l’observation rigoureuse de son environnement social afin de déceler les incidences de sa manifestation. C’est l’une des limites culturelles qui bloque l’extension du Ndjobi au-delà de la société Mbéti.

L’autre objectif implicite du lembini est d’inciter à une prise de conscience collective sur deux points: la vulnérabilité de l’être humain (quelle que soit l’efficacité des amulettes et d’autres objets magiques) et la relative connaissance des vertus des objets magiques dans la mesure où d’autres aspects sous-jacents des phénomènes magico-religieux demeurent méconnus. D’autant plus que la puissance du Ndjobi leur est supérieure parce qu’elle est la synthèse bien élaborée de diverses pratiques Mbéti en la matière. Il s’agit aussi de socialiser par la gravité de la sanction, de ses conséquences sociales et par la responsabilité individuelle et lignagère. Car, le lembini 132 s’en prend à la fois aux auteurs du crime et aux membres de leur lignage. Ainsi le chef de lignage, le chef du groupe domestique comme un autre membre du lignage (quel que soit son statut) partage responsabilité de l’acte commis par un autre membre de leur entité. Il y a donc un processus d’individualisation de la criminalité et d’élargissement du champ des droits et des devoirs des uns envers les autres. C’est de cette manière que le principe de la responsabilité collective intra-lignagère est appliqué.

Le lembini retrouve avec le Ndjobi contemporain l’une des fonctions essentielles (le pouvoir de sanction par des moyens appropriés) et indispensables à toute société pour sa cohésion interne. Mais malheureusement les Mbéti taisent son existence comme s’il s’agissait d’un rituel illégal dont les conséquences dramatiques seraient contraires à la philosophie du Ndjobi et à l’éthique Mbéti. En réalité, il faut lui donner un véritable statut dans la perspective d’une dynamique d’ensemble.

Notes
131.

Le fil casse lorsque la cible est atteinte. L’usure occasionnée par les fourmis et l’humidité sont alors considérées comme l’expression de la puissance magique du lembini.

132.

J’approfondirai l’analyse du lémbini dans la deuxième section.