2.2- Les conséquences sociales du Lembini

A la différence des autres rites importants comme l’initiation, la phytothérapie, l’ordalie, le lembini se singularise par l’absence de diffusion des résultats au public villageois. Ils sont réservés exclusivement au chef du lignage concerné ou aux différents protagonistes. Mais une indiscrétion de l’un d’eux pourra rompre ce silence et certains faits tragiques peuvent aussi être des indices significatifs pour certaines personnes avisées qui peuvent alors établir la causalité. Selon nos interlocuteurs (des anciens officiants du lembini et des Mvandé du Ndjobi originel), il fallait, dès le départ, donner au lembini un caractère sacré pour que ses résultats soient incontestables et qu’il soit redouté. Cela pour donner à la sanction un caractère sacré et irrévocable

Je prends ici deux exemples qui montrent la complexité des phénomènes. Ils ont permis de lever les doutes sur l’âge des auteurs des homicides, et sur l’origine ethnique de d’autres meurtriers. Car les Mbéti avaient tendance à penser que les sorciers étaient généralement des chefs lignagers d’un âge avancé et qu’ils appartenaient toujours au même lignage ou de la même contrée que leur victime.

Le 18 février 1983, M. L. habitant village d’Otala à 10 km de Mbama (sous préfecture de Mbama) a été porté disparu. Les recherches entreprises par les habitants du village, la famille et la police aboutissent à la découverte de son corps déchiqueté, mutilé et immergé dans l’eau. L’observation du corps laissait supposer une lutte entre la victime et un fauve aquatique. Pêcheur confirmé et reconnu par ses pairs, M. L n’avait jamais connu une telle épreuve de son vivant; et dans la région, aucune mésaventure de ce type n’avait eu lieu. Sa pirogue et ses filets étaient détruits montrant l’âpreté de la lutte. Ce qui donnait à penser, au prime abord, à une rencontre malencontreuse avec un crocodile (Ngando) ou un hippopotame (Ngoubou). Mais les blessures qu’il portait et surtout le sectionnement du sexe enlevèrent toute crédibilité à cette hypothèse. Alors son frère cadet O. A. décida d’effectuer le lembini au fouoyi d’Engobé à une soixantaine de kilomètres d’Otala. Deux mois plus tard, les décès de ses meurtriers se succédèrent à un rythme effréné à Mbama et à Boundji. L’un d’eux reconnut sa culpabilité avant de mourir.

Le deuxième décès eut lieu à Madagascar (à Antananarivo) dans une Ecole militaire. B, d’origine Mbéti et major de sa promotion, succomba à un empoisonnement. Le corps rapatrié au pays fut inhumé dans son village natal, Mina. Son frère aîné décida alors de venger son frère cadet. Le lembini réalisé au fouoyi d’Akoua en juillet 1980, décima en moins de trois mois les auteurs du crime : tous congolais, d’origine Kongo et collègues d’école du défunt B. L’un d’eux avouera, avant son décès, s’être fait manipuler. Les raisons du crime se résumaient à la jalousie. Elle est liée à la probable promotion au grade supérieur pour tout élève-major à la fin de sa formation et à son leadership au sein de la communauté congolaise dans l’île. B aurait été promu au grade de lieutenant et ses collègues au grade d’Aspirants de l’armée dès leur retour au Congo. Ce dernier fait fut d’autant plus retentissant qu’il concernait une communauté étudiante et militaire à l’étranger. Et la succession des décès en un cours laps de temps dans la communauté étudiante congolaise donna l’impression d’une conspiration contre elle dans l’île. Elle laissa une appréhension négative des études à l’étranger.

Ces deux faits mettent en évidence l’efficacité du lembini. Mais, ils suscitent diverses interrogations sur les ’moyens télédynamiques’ du Ndjobi pour atteindre ces cibles. Interrogations qui peuvent laisser entrevoir une manipulation des faits au profit des acteurs principaux représentant le Ndjobi. Sauf, si on se réfère aux caractéristiques que les Mbéti lui confèrent, à savoir l’ubiquité, la télédynamique et son caractère multiforme. Il est l’eau, le vent, le fantôme, l’incarnation d’un esprit magique capable de se mouvoir à tout moment, dans tout milieu et en tout objet.

Hormis le décès des meurtriers, les conséquences sociales, surtout intra-lignagères (s’il y a implication d’un membre du lignage de la victime), vont de la rupture ou la fragilisation des liens intra-communautaires à la scission des diverses composantes d’une entité. Cette attitude est dictée par la gravité des faits reprochés au coupable et à son groupe domestique parce que la composante lésée du lignage se sent trahie et reniée par un des siens. Car, cet acte entame la cohésion lignagère et peut déboucher sur la remise en question des liens de parenté entre les deux composantes. En outre, l’on ne peut accepter, ni comprendre, que deux membres d’un même lignage s’entre-tuent. Aussi, l’animosité intra-lignagère s’installera, s’érigera comme norme de comportement des uns envers les autres et s’étalera au fil des générations.

Il s’agit d’un des facteurs de déstabilisation des villages qui aboutissent dans la plupart des cas à leur dislocation et à leur recréation dans d’autres lieux, souvent sous forme de hameaux constitués uniquement des membres d’un groupe domestique. Dans ces conditions, le contrôle de la circulation des membres à travers les mariages devient un élément déterminant dans la perspective de l’agrandissement du village. Ainsi, les mariages seront exclusivement virilocaux renforçant le contrôle social. Et comme la notoriété d’un lignage dépend à la fois de sa cohésion, de la solidarité de ses membres, du nombre élevé de ceux-ci et surtout de la probité, de la représentativité et de l’autorité de ces dignitaires, on mesure l’impact de ces conséquences dans l’organisation de ces groupes. Or, s’íl y a formation des micro-entités, leurs dignitaires se marginalisent et amenuisent leur capacité d’influencer les options politiques. Le second aspect sera l’opprobre jeté sur des innocents, qui par leur simple appartenance lignagère porteront (quel que soit leur statut) cette lourde responsabilité de meurtriers potentiels. Ils sont touchés par une sorte d’ostracisme feutré et d’autres comportements. Ainsi, un homme appartenant à ce lignage ne pourra plus prendre en mariage une fille de son village, ni de la contrée voisine. Il sera obligé de se marier avec les femmes issues des groupes ethniques voisins ou des villages éloignés du sien.

Enfin l’extension de la sanction à toute autre personne (membre du lignage du coupable ou coauteur du délit) met en évidence le principe de la responsabilité. Elle fait des victimes innocentes qui ont le tort d’appartenir au lignage d’un meurtrier. C’est cet aspect qui a amené les fondateurs à limiter son usage à des cas précis et les Mvandé-officiants à arrêter sa dynamique à la demande de la famille dès que l’on constate les premières victimes. Car, il suffit de laisser faire pour que l’action du lembini devienne irréversible. Si par inadvertance, le rite de neutralisation n’est pas effectué à temps, le lembini se retournera contre la famille de la victime. Ce fut le cas en juillet 1974 dans le village Akoua pour Mme E, grand-mère d’une petite fille morte (N.A.) par noyade dans la rivière Lessebé. Le lembini effectué à cette occasion ne tarda pas à tuer les deux coupables (dont un K. A. appartenant au même lignage que la victime). Mais la stupeur suscitée par l’âge de la victime (sept ans et demi) et des auteurs (dix huit ans), et par les conditions du décès laissaient penser qu’il y avait des commanditaires plus âgés d’où le retard pris pour la neutralisation du lembini. Le retournement du lembini contre le lignage de la victime se manifesta d’abord par l’épidémie frappant le champ de manioc de Mme E; puis cette dernière constatera plus tard que ses vêtements rangés dans une malle métallique étaient réduits en poussière. Ces deux faits poussèrent les dignitaires de son lignage à demander aux Mvandé-officiants la neutralisation du piège funeste.

Lors du procès de sa neutralisation, les Mvandé-officiants utilisent une mixture composée essentiellement du chyme de caprin associé à d’autres éléments végétaux, animaux et de l’eau. Elle est déversée sur le lembini après diverses invocations révélant ses résultats et justifiant sa neutralisation. Puis suivra la délicate opération du retrait des vestiges humains du paquet symbolique par les Mvandé-officiants qui doivent les remettre au représentant du lignage pour qu’il n’y ait pas une utilisation abusive à leur insu. Au cours de cette première phase, le Mvandé-officiant sacrifiera un volatile, dont le sang apportera l’élément compensatoire interrompant la poursuite et les sanctions. Ce rite est ponctué, du début à la fin, par une litanie circonstanciée félicitant les génies justiciers de leur action et de leur impartialité. Ces invocations tempèrent l’ardeur vindicative qui prévaut avant la réalisation du lembini. La satisfaction qui ressort des invocations contraste avec l’amertume et la volonté de vengeance manifestées lors de sa réalisation.

A la différence du Kolèhèrè adjiami, le lembini ne procède pas à la réconciliation entre les parties en conflit. Mais l’un de ses objectifs est de sensibiliser l’homme sur le caractère néfaste de cette déviance par la gravité de la sanction et ses incidences sociales (notamment la perte d’une personne et les dissensions intra-lignagères). Le lembini est socialisant parce qu’il soumet les membres du lignage ou du groupe domestique auquel appartient l’auteur aux mêmes interrogations sur les déséquilibres internes et aux mêmes implications dramatiques que le lignage de la première victime. Bien que très rare dans la quotidienneté des Mbéti, il est institué pour montrer sa capacité de sanctionner la déviance.

Enfin, par le lembini et le kolèrèhè-adjiami la société transfère le pouvoir de sanction des actes graves du lignage au Ndjobi qui est censé, par ses moyens magiques, assumer cette fonction avec rigueur, efficacité et impartialité. En outre la finalité du lembini est analogue à celle de l’épreuve du poison ou du Béngé des Azandé et des Mangbétu (E.E. Evans-Pritchard, op cit, 1972) ou au Mompango des Kouyou. Elle est une prérogative exclusivement masculine et l’un des principaux mécanismes de domination et d’affirmation de l’autorité masculine. C’est aussi l’expression des antagonismes des sexes et des générations parce que les femmes et les adolescents sont exclus de leur exercice. De la même manière, son rôle dans la thérapie poursuit cette stratégie de socialisation de l’homme par la sanction et par le respect des catégories normatives du Ndjobi.