2.1- Le recours au système traditionnel de divination

Pour déterminer la cause, l’agent pathogène d’une maladie et sa thérapie, les Mbéti ont - depuis des lustres- recours à plusieurs procédés divinatoires. La géomancie, la divination par le coq, la divination par des graines appelée Onga ou Mbéndé ou par un objet magique ’aimanté’, Komaga.

Quand une maladie est pernicieuse et prend au fil des jours un tournant dramatique, surtout si les diverses tentatives de diagnostic et de thérapie échouent continuellement, les Mbéti font appel aux services du Nga-mbéndé 134 du village ou de la contrée. Cela suppose, de prime abord, que la cause n’est pas naturelle et nécessite l’emploi d’un système plus élaboré qui met en jeu des connaissances mystiques. Il arrive que ces procédés ne soient pas efficaces; c’est-à-dire que l’on n’arrive pas à déterminer les causes, ni les agents pathogènes de la maladie. Cet échec renvoie à d’autres stratégies, soit les aveux du malade, soit le procédé divinatoire du Ndjobi. Mais avant le recours au Ndjobi, le système Mbéti procède par étapes préliminaires : le mbèndè et le sacrifice du coq.

L’officiant du mbèndè, c’est-à-dire le Nga-mbéndè est souvent un statut héréditaire, transmis de père en fils ou d’oncle au neveu. Mais on peut aussi devenir Nga-mbèndè par cooptation ou par la volonté personnelle après un apprentissage auprès d’un Nga-mbèndè de grande renommée. Dans la première catégorie de Nga, on y trouve des femmes et des hommes d’un âge avancé appartenant aux différentes strates lignagères. Et dans la seconde catégorie, on y retrouve seulement des hommes. Le Nga-mbèndè peut être consulté à tout moment et pour n’importe quel type de maladie, jugé suspect par le lignage ou le groupe domestique. On peut le consulter pour n’importe quelle infortune : échec pour un chasseur ou un pêcheur, épidémie pour un agriculteur...

Ces devins n’ont pas de statut particulier dans la société Mbéti, ni dans leur lignage, ni dans leur village. Ils peuvent être pères de famille, chefs de lignage, chasseurs ou agriculteurs. La divination n’est pas un travail permanent. Elle est fonction des infortunes diverses des uns et des sollicitations des autres. Le devin peut demeurer trois à quatre mois en inactivité. Ceux qui en font une activité principale doivent effectuer des périples à travers la région ou s’installer dans des centres urbains où la demade est plus importante. C’est le cas de V. Antsomidia du village d’Engobé, qui s’installa successivement à Makoua (un an), à Etoumbi (six mois), à Brazzaville (plus d’une année), à Boundji (plus de six mois) et à Onga (Province du Haut-Ogooué au Gabon, pendant plus de huit mois) entre 1981 et 1984. Il est devin-guérisseur et exerce depuis plus d’une trentaine d’années. Il est d’ailleurs parmi les plus célèbres du pays Mbéti. Cette célébrité est parfois une source d’ennuis familiaux car les Mbéti assimilent toujours le devin-guérisseur au sorcier. Cette opinion repose sur une interrogation récurente: Comment peut-on soigner une maladie imputée au sorcier ou lutter contre les attaques sorcellaires et maîtriser certains mécanismes mystérieux sans appartenir au monde sorcellaire?

D’ailleurs V. Antsomidia n’a pas été épargné par ce type d’accusation. Sa belle-famille l’accusait, en juillet 1988, d’être le meurtrier de l’une de ses épouses morte pendant l’accouchement.

Malgré la célébrité des leurs, les Mbéti effectuent souvent le voyage vers les terroirs Mbochi, Kouyou et Makoua pour consulter des devins-guérisseurs très connus au niveau régional (la Cuvette) et national, qui sont quasiment des professionnels. Notamment le défunt Essé de Linengué (à la périphérie d’Owando), Ossongo d’Ontogo (dans le District de Boundji), Otto à Makoua ou Ndoumakessa à Mbomo.

Comment le Nga-mbèndè effectue-t-il la divination c’est-à-dire ’Koyila onga’? En effet, tout devin doit posséder un ’okocha’ qui est une sorte d’objet magique (pouvant être assimilé à un reliquaire)constitué de divers éléments ayant une puissance divinatoire. Il s’agit essentiellement des graines séchées d’arbres sauvages, des plumes de coq, de perroquet, d’aigle, des griffes d’aigle et des ongles de gorille, certaines écorces de feuilles séchées, les argiles blanches et rouges, l’os crânien du jumeau... Ils sont par la suite enveloppés dans du tissu en raphia au cours d’un rituel organisé par un Nga de renom. Lors des actes publics de divination, les devins utilisent une simple réplique dans laquelle il n’y a que les graines et les argiles kaolin blaches et rouges.

Il faut souligner que le procès divinatoire est effectué en présence des membres du lignage du malade et d’un interprète chargé de transcrire en un langage clair le contenu diffus du message divinatoire. Il commence par quelques actes préliminaires qui permettent au devin de posséder des données suffisantes sur la personnalité du malade. Dans cette optique les consultants remettent au devin un objet appartenant au malade qui spécifierait sa personnalité et lui permet de s’orienter dans son travail. Tout comme il leur confiera une pièce de monnaie qui devra être donnée au malade qui devra dire explicitement ses attentes et de quoi il souffre. En réalité cet objet crée non seulement un lien entre les deux personnes, mais sera un véritable indicateur des contours de la pathologie. A la fin de cette procédure, l’objet est remis au devin qui le placera dans l’okocha. Mais il faut aussi noter que cette procédure est employée pour des situations non-urgentes. Dans des cas plus délicats, le devin l’écourte pour parer au plus urgent. Par contre, quel que soit le cas, la suite de la procédure du procès divinatoire est identique.

Le devin enclenche son mécanisme divinatoire par l’utilisation successive des argiles blanches et rouges avec lesquelles il trace sur ses avant-bras deux traits, puis il ajuste une plume de perroquet dans ses cheveux au-dessus du front. Il frotte les quatre graines séchées l’une contre l’autre, en y projetant- de temps en temps- de la salive, pendant cinq à dix minutes, psalmodiant quelques incantations jusqu’au moment où se déclenche la puissance divinatoire en présence des membres du lignage du malade. Dès cet instant, les mains lâchent les graines et les avant-bras se frottent l’un contre l’autre avec une telle force que cela laisse supposer uneintention mystérieuse; puis s’ensuit un claquement des mains.

C’est la phase cruciale du procès divinatoire où les consultants doivent prêter attention aux faits et gestes du devin, et au cours de laquelle il décrit l’univers social du malade, révèle les causes de la maladie, les différents protagonistes du conflit. L’action du devin est souvent entrecoupée, dans son élan, par des questions des consultants pour élucider certains aspects confus. Cette séance divinatoire peut durer trente minutes à une heure. Par le jeu des questions-réponses, il peut aller au-delà de l’objet de la consultation. Prévenir, par exemple, de l’imminence d’une infortune concernant un membre du lignage consultant. Il s’avère qu’à ce moment là, il est envahi par une illumination divinatoire qui lui donne une possibilité de voir la réalité sociale d’un village ou d’une contrée entière. Selon M. Ossongo du village Ontogo, c’est un moment exceptionnel au cours duquel le devin se surpasse et acquiert une puissance surhumaine. Diverses énergies le traversent et se meuvent en lui. D’où la fatigue que l’on observe à l’issue de certaines consultations divinatoires. Ces graines et les autres objets ont ici un rôle de catalyseur.

En outre, les frottements des avant-bras et des mains s’apparentent à la transe observée dans des rites de possession. La différence réside ici dans le contrôle de soi dont fait preuve le devin, et surtout de son expression et de la manière de canaliser cette puissance interne et d’interpréter correctement les données de sa divination.

A la fin de la consultation divinatoire, le Nga-mbèndè devrait être en mesure de révéler les causes de la maladie, de dire si elle est naturelle ou non, de donner des orientations thérapeutiques, puis de conseiller aux consultants soit la thérapie ndjobiste (si elle relève du Ndjobi), soit le procédé traditionnel d’expiation de la faute commise. La dernière hypothèse est la plus courante chez les Mbéti habitant le monde rural. On aura recours à celle-ci plusieurs fois dans son existence. Il arrive aussi que le devin ne satisfasse pas les consultants ou que son diagnostic soit erroné. Dans ce cas le lignage devra reprendre cette démarche auprès d’un autre devin.

Le deuxième procédé traditionnel Mbéti est le sacrifice du coq. On y a recours souvent pour des maladies pernicieuses. Le sacrifice du coq peut être conseillé par le nga-mbèndé si sa tentative n’a pu élucider les faits. Dans ce cas on fait appel à un autre nga-mbèndè ou à un officiant spécialisé maîtrisant et interprétant bien les divers aspects de l’expression du volatile sacrifié. Voici comment s’effectue cette divination. Nous avons déjà décrit le sacrifice dans la section consacrée au gallinacé. Ce dont nous allons parler ici concerne uniquement le Ndjobi.

D’abord l’officiant procède publiquement à la délimitation du cercle selon les statuts des différents protagonistes en utilisant le kaolin blanc. Il s’agit de quelques membres du lignage ayant un statut social important, notamment les parents, les oncles et les grands-parents et parfois des amis (s’il y a des indices de leur probable implication). Ils sont ensuite disposés autour du cercle tracé sur le sol (soit à côté de la demeure familiale, soit devant l’olèbè) selon leur statut et selon les secteurs délimités par l’officiant.

Après cette phase préliminaire, le volatile est remis à l’officiant par le chef lignager qui, auparavant, psalmodie une incantation exprimant leur volonté de découvrir la vérité. Et l’officiant à son tour reprend le même rite avant de répandre sur le corps du volatile de la poudre de l’argile rouge; puis il frictionne la tête du volatile avec une potion d’herbes macérées. Enfin d’une voix intelligible, il évoquera, pour les puissances des esprits ancestraux et pour les génies cosmiques incorporés dans son okocha l’objet du rassemblement et la finalité de cet acte. C’est à la fin de ce rite, qu’il tranche le cou du volatile (assisté d’une personne qu’il a choisie) et asperge de son sang le centre du cercle. Dès qu’il amorce quelques mouvements, l’officiant le lâche au centre de la figure. Le coq va se débattre d’un point à l’autre du cercle esquissant souvent une trajectoire qui servira aux interprétations du devin.

Il faut préciser que le sacrifice du coq ne sert pas à déterminer la cause de la maladie mais son origine et l’agent pathogène. Si bien qu’il faut avoir recours à d’autres procédés pour découvrir l’étiologie. Revenons sur la suite du rituel.

Si le volatile suit une trajectoire rectiligne et finit sa course sous les pieds ou le siège d’un individu, il l’aura alors désigné comme l’auteur de la maladie. Prenons le cas d’un membre du lignage du malade. Ce dernier doit révéler les raisons de son acte. Puis s’ensuivra un procès thérapeutique intra-lignager. Quand le volatile emprunte le couloir réservé au malade, sa responsabilité est mise en évidence. Il devra alors faire des aveux au cours d’une confession publique. Dans la plupart des cas, il s’agit d’une sanction consécutive à un mauvais comportement. Il suffira d’un conseil intra-lignager suivi d’un rite expiatoire et de l’administration d’une mixture spéciale pour soigner le malade. Par contre, si elle relève d’un ami (d’un ami aigri...), c’est-à-dire si le volatile finit son parcours sur la place réservée à cette catégorie de personne, la stratégie thérapeutique du Ndjobi sera privilégiée.

Quand le coq emprunte la trajectoire réservée aux anonymes (n’appartenant à aucune filiation), il désignera les jeteurs de mauvais sort et les sorciers. Elle peut renvoyer au Ndjobi tout comme au rite koboma kombo 135 qui est un rite à la fois thérapeutique et expiatoire. Il s’adresse dans l’anonymat à tous les habitants d’un village, aux génies cosmiques, aux esprits ancestraux et aux sorciers pour annihiler les incidences néfastes d’un acte non revendiqué. L’objet symbolique utilisé à cette occasion sera un morceau du tronc d’un jeune bananier, bien ramolli, sur lequel chaque habitant projeter sa salive en psalmodiant quelques paroles salutaires. Après ce premier rite, l’officiant l’utilisera avec de l’eau chaude pour masser les membres du malade.

Enfin si la trajectoire est tortueuse et prête à confusion, on reprendra l’opération avec un autre volatile. Il arrive aussi que le coq reste inerte au centre du cercle. Dans ce cas on reprendra l’acte divinatoire. Si le même scénario se reproduit, on conclura soit à une cause naturelle, soit à une difficulté majeure dépassant le cadre de cette procédure et renvoyant systématiquement à une autre forme de divination.

Ce type de divination dont l’issue peut paraître aléatoire, truquée pour certains ou vouée à être remise en question par la partie désignée coupable illustre bien la spécificité de certaines pratiques propres aux groupes ethniques. Voici l’exemple du Komaga spécifique aux Mbéti et redouté par les sorciers pour ses actions spectaculaires et publiques. Il s’agit d’un objet magique conçu uniquement pour traquer les sorciers et les esprits maléfiques, et les chasser hors de leur victime humaine ou des villages. Généralement, il est utilisé au cours d’une séance publique où le guérisseur-officiant le remet à un volontaire capable de résister à des épreuves pénibles similaires à celles d’un film de fiction: par exemple, marcher sur du charbon ardent (sans se brûler), marcher sur des épines (sans se blesser), poursuivre l’esprit maléfique (que personne d’autre ne voit), grimper dans un palmier (sans utiliser de ceinture), ouvrir une sépulture (afin d’en déloger le mauvais esprit qui s’y cache)... Autant d’actes qui nécessitent une capacité à toute épreuve.

Le porteur du Komaga ne réalisera l’énorme travail effectué que le lendemain, soit par la fatigue ressentie, soit par les écorchures sur son corps. Généralement il s’en sort sans aucune fracture ou lésion marquante. Il est en quelque sorte protégé par la puissance du Komaga.

Selon. Mon informateur V. Antsomidia, il y a dédoublement de l’être à tel point que tout s’effectue avec une grande facilité pour le spectateur. Or, la lutte est âpre entre le porteur du komaga et l’esprit maléfique. L’homme n’est qu’un simple intercesseur et le komaga utilise sa force psychique et physique pour atteindre son objectif : annihiler la capacité maléfique soit en confinant celle-ci dans un endroit où le guérisseur pourra alors la détruire, soit en la boutant hors de l’espace résidentiel du malade de telle sorte qu’elle n’y ait plus accès. Toutefois l’invisibilité du jeteur de mauvais sort ou du sorcier pour le public spectateur de l’événement suscite des interrogations sur la véracité des faits et l’opérationalité du Komaga. Ne s’agit-il pas d’un simulacre tendant à faire d’une réalité fictive un fait concret? Comme le Komaga intervient dans la phase finale d’une procédure thérapeutique, ne serait-il pas une manipulation pour accréditer la thèse d’une action maléfique? Mais, en réalité, pour le Mbéti qui vit le phénomène de l’intérieur et connaît son importance, depuis des lustres, le Komaga est un mécanisme comme tant d’autres dont l’usage est à situer dans un système global.

Son usage le plus historique et mémorable concerna en 1963 un adolescent Ontsouma Sébastien de Tsama. Il avait été déclaré mort par les siens, à la suite d’une longue maladie. Mais quelques signes sensoriels faisaient planer un doute. Si bien que son oncle qui y voyait un coma profond, s’opposa à son inhumation et fit appel au guérisseur M. V. Antsomidia. Lequel réussira la prouesse de le sortir du coma et de chasser l’esprit maléfique par l’emploi du komaga.

Il est utilisé aussi pour retrouver des personnes égarées mystiquement dans des forêts. Celles-ci sont souvent sourdes, muettes, aphones et inertes donc incapables d’orienter vers elles ceux qui sont à leur recherche. Ce phénomène fut courant au milieu des années soixante après le périclitement du Souakanisme et concernait les zones d’Omboye, de Tsama, de Kelle et de Mina. Il a disparu avec le redéploiement du Ndjobi.

Enfin, les deux procédés divinatoires que nous venons d’étudier peuvent aboutir soit à une thérapie prescrite par le devin, soit à donner des orientations qui conduisent à mieux cerner les causes de la pathologie et renvoient à une confession ou à un aveu du malade (quand le devin est convaincu de sa responsabilité) et au Ndjobi (si le devin n’arrive pas à élucider les véritables données du fait ou si celles-ci relèvent du Ndjobi. La confession est à la fois tant dans le système thérapeutique Mbéti traditionnel que dans le Ndjobi un élément important parce qu’elle établit clairement les responsabilités, élimine les ambiguïtés et réduit les phases du procès thérapeutique. Par l’objectivité des faits révélés et avoués par le malade, le guérisseur précisera convenablement les remèdes à administrer. Ce sera soit l’échec de ses procédures, soit la révélation de l’implication du Ndjobi qui conduira à ces mécanismes spécifiques.

Notes
134.

Koyila onga : procéder à la consultation divinatoire.

135.

Koboma kombo : neutraliser la force maléfique d’un sorcier.