2- La secte du salut de la prohetesse Otokawa

2.1- Historique et dynamique de la secte161

A la différence de la secte du Saint-Esprit plus ancienne, le mouvement prophétique de la prophétesse Otokawa est plus récent. Ces dirigeants et adeptes n’ont pas eu ce profil pastoral similaire à celui de la première secte. D’ailleurs il est une transformation d’une prophétie en un mouvement religieux, d’où le l’imprécision que l’on observe à certains moments dans son fonctionnement.

La secte du Salut est surtout l’oeuvre de Mme Otokawa (épouse Ngangui) qui, jusqu’à la date du 26 janvier 1988 n’était qu’une ordinaire épouse-mère. Elle s’inscrit dans la tradition de quelques femmes célèbres qui ont marqué la vie religieuse et l’histoire africaine comme Kimpa Vita (dont le nom chrétien fut Béatrice du Congo) qui ’prédisait l’avenir et annonçait le jour du jugement dernier’ et fut brûlée en 1786 comme hérétique avec son bébé (C. Coquery-Vidrovitch, 1994), Bagué Honoyo (de son véritable nom Guigba Dahonon) fondatrice du Déima en Côte-d’Ivoire (J. Girard,1974), Nehanda du pays Shona dans l’actuel Zimbabwé, de grande renommée religieuse, qui s’opposa aux expropriations des Noirs décidées par les Blancs. Elle fut exécutée en 1887 dans un lieu tenu secret afin qu’il ne devînt pas le lieu de culte (C. Coquery-Vidrovitch, 1994)...

La prophétesse Otokawa est née vers 1954 à Avouoyi (dans le P. C. A. d’Etoumbi) dans une famille de quatre enfants dont elle sera la deuxième. Elle se convertit au Protestantisme très jeune pendant son cycle scolaire primaire. Malgré les conditions de vie rurale et conjugale souvent difficile, elle demeure une protestante pratiquante. Les messes dominicales et les fêtes religieuses sont les seuls moments d’expression de cette foi.

Mariée à monsieur Ngangui et mère de quatre enfants, Mme Otokawa n’avait jamais attiré l’attention sur elle dans ses rapports avec les trois autres co-épouses, ni avec son entourage familial ou villageois. Mais elle vit le cours de sa vie changée radicalement le 26 janvier 1988 au cours d’une partie de pêche à la corbeille en compagnie de la deuxième épouse de M. Ngangui. Elle fut prise de transes intermittentes et d’hallucinations terrifiantes qui ne lui permettaient plus de continuer la pêche en raison des risques physiques qu’elle encourait. Les deux dames décidèrent donc de rentrer au village. Dès leur arrivée, Mme Otokawa demanda à son époux que leur maison soit vidée de tout objet encombrant y compris toutes les amulettes (familiales et lignagères) et décida d’observer un jeûne de six jours (26 au 31 janvier 1988). Cette décision contraire aux représentations collectives suscita beaucoup d’inquiétudes dans sa famille; mais ne surprit pas son époux qui avait observé les débuts de sa vocation. Auparavant, elle avait eu des révélations oniriques et fait des prédictions qui coïncidaient étrangement avec certains événements se produisant dans la contrée. Mais elles avaient été tenues secrètes par les siens pour ne pas s’attirer des rancoeurs des personnes citées en cas d’une erreur162. Ce comportement des siens résulte du fait que les femmes Mbéti ne s’étaient pas encore illustrées dans ce domaine.

Pendant le jeûne, Mme Otokawa fit un rêve. Elle vit apparaître un grand homme qui s’approcha d’elle et lui massa la cage thoracique. Puis le bas-ventre en lui disant: ’je t’apporte le souffle, la puissance divine qui te permettra de sauver la vie des êtres humains. Tu incarneras dorénavant cette puissance spirituelle et morale dans ton environnement’. A la fin du rêve, elle ressentit une chaleur intense, remonter son corps des pieds à la tête. Selon elle, ce grand homme était Dieu. Cette période de jeûne fut consacrée aux prières pour mieux canaliser cette énergie divine. La prophétesse Otokawa multiplia pendant son jeûne des révélations sur l’état de santé de certains villageois, leur déviance maléfique, la prédiction des faits qui allaient se produire dans certains villages environnants. Leur objectivité et leur correspondance avec la réalité renforceront sa position et sa crédibilité au point que certains habitants du village redoutaient d’être mis en cause par cette dernière. Pour elle, il fallait prier pour endiguer la déviance humaine.

Au fil des jours sa détermination fit que son entourage familial la rejoignit et constituera autour d’elle un groupe de prière qui, peu à peu, prendra la dimension d’une association. Ce groupe s’élargira quelques semaines plus tard aux autres protestants du village d’Oponga qui renouèrent avec la pratique religieuse quotidienne; réhabilitant ainsi cette localité dans son statut d’ancienne paroisse à l’époque de l’évangélisation protestante du pays Mbéti. Les habitants des villages voisins comme Engobé, Lessia, Owando et Okoba II s’y associeront et intensifieront l’impact du mouvement naissant. C’est cette évolution rapide du mouvement religieux dans la contrée qui amena le Pasteur Essié de la paroisse d’Etoumbi163 à effectuer le déplacement à Oponga. Cet empressement du Pasteur Essié à le consacrer et à créer une relation officielle entre les deux structures religieuses répondait à l’inquiétude suscitée par l’impact considérable de la secte du Saint-Esprit au détriment des Eglises catholique et protestante dans le territoire Mbéti; et à une volonté de légitimer un mouvement plus proche de sa démarche.

Malgré cette reconnaissance par le clergé local de l’Eglise protestante, la secte du salut doit surmonter un écueil culturel majeur : la sous-estimation par les hommes de la capacité des femmes dans le domaine magico-religieux où elles sont reléguées souvent à des fonctions subalternes. D’où le regard très attentif de certains initiés du Ndjobi sur ses actes afin de déceler une faille susceptible de remettre en cause sa fiabilité. A cet écueil culturel s’ajoute le précédent de la secte du Saint-Esprit qui est devenu une référence néfaste pour les sectes. Mais sa détermination et la foi qu’elle porte en son action, l’appui des habitants d’Oponga et des membres de son lignage, l’objectivité des actes posés et la fiabilité de ses rituels lui ont permis de surmonter ces réticences masculines et d’imposer ses catégories normatives et son approche des phénomènes sociaux.

C’est probablement pour ces raisons que ses premiers adeptes furent avant tout des femmes, des jeunes et des protestants et que son action se focalisa essentiellement sur le vécu quotidien. Ainsi ’nos mouvements, souligne la prophétesse Otokawa, doivent répondre avant tout aux attentes sociales, aux préoccupations du vécu quotidien plutôt que de répandre une idéologie inadaptée à la réalité sociale. Notre crédibilité tout comme notre discrédit viendront de notre capacité ou non à satisfaire ces attentes. Ma mission, poursuit-elle, ne fait pas de l’évangélisation de masse une priorité mais m’autorise à déployer tous mes efforts pour lutter contre la déviance de mes semblables, pour canaliser leurs énergies vers des tâches plus nobles pour les leurs et la communauté. Ainsi la réaffirmation du principe de la sacralité de la vie humaine, par exemple, doit s’inscrire dans un processus de socialisation, de ressocialisation, de repentir et non d’humiliation, de valorisation des capacités naturelles de l’humain. Pour cela, il faut arriver à démontrer la nocivité de cette déviance sur les rapports sociaux, sur la démographie du lignage et du village et voir montrer qu’il s’agit d’un assujettissement de l’homme par rapport à des mécanismes qu’il ne maîtrise pas totalement et qui a ses limites à un moment donné de son usage’164. Cette démarche se différencie de celle de la secte du Saint-Esprit et fait que ce mouvement prophétique s’intègre facilement dans l’environnement Mbéti.

Le manque d’expérience des acteurs principaux de la secte les a amenés à organiser leurs activités en trois domaines: les activités religieuses, les activités thérapeutiques et l’intendance. Dans cet organigramme, la prophétesse, qui est considérée comme un messie, n’occupe pas de fonction. L’action de coordination des trois divisions revient à son époux Ngangui. Il faut souligner la similarité des stratégies thérapeutiques des deux sectes,,alors qu’une différence apparaît au niveau du comportement des acteurs. Dans la secte du Salut la discrétion est ici une vertu. Elle épargne, par exemple, d’humiliation certaines personnes lors de la neutralisation de leur objet magique en l’organisant en privé.

Le principe de la gratuité des soins dans les sectes pose un réel problème par rapport à l’éthique Mbéti qui lie la fin de l’acte thérapeutique à un paiement soit en nature, soit en argent. Car ce paiement rompt le lien symbolique entre le malade et le guérisseur; et supprime toute la pression psychologique sur la personne soignée et guérie. Tandis que le non-paiement d’un acte thérapeutique ne la sécurise pas psychologiquement. Ce qui peut être une cause de rechute. On a là une négation totale de la culture locale par les sectes. C’est comme si on déniait aux guérisseurs le droit de travailler et d’être rémunéré. Les guériseurs ont ici le même type de relations avec les malades que le médecin consulté occasionnellement. Il n’est pas semblable à celui d’un médecin appartenant à une association humanitaire (qui est rétribué par la direction de celle-ci). En réalité, on peut dire qu’une stratégie de mise sous tutelle des personnes soignées, guéries et sécurisées par les sectes se dissimule dernière cette gratuité des soins. Elles subissent une subtile pression morale et psychologique. Elles sont parfois obligées pour les riches commerçants, par exemple, à rétribuer leurs services en dons d’une valeur très élévée. Ainsi certains ont donné des voitures ou d’autres biens à leurs guérisseurs. On oublie que la guérison est l’oeuvre de Dieu et donc inestimable.

Le principe de la gratuité des soins thérapeutiques utilisé par les sectes est contraire par ses objectifs et sa philosophie au principe de rétribution des soins du Ndjobi. Mais dans la perspective de l’expansion de ces mouvements religieux, de la lutte hégémonique entre eux et le Ndjobi, certains de leurs adeptes utilisent l’argument de rétribution des soins thérapeutique comme une caractéristique probante de la collusion entre cette société initiatique et les groupuscules de sorciers. La maladie liée au Ndjobi étant perçue par ces adeptes comme une sorte de leurre orchestré par les initiés dans un but essentiellement mercantile. La percevoir ainsi c’est sembler ignorer que la maladie liée au Ndjobi est consécutive à une déviance de l’homme. C’est aussi les principes et la dynamique de cette société initiatique. La perception contradictoire du principe de paiement et de gratuité des soins thérapeutiques entre le Ndjobi et les sectes est une des caractéristiques de leurs divergences tant au niveau philosophique qu’au niveau du mode d’action et du système référentiel. Cette perception contradictoire est déjà en soi symptomatique de la nature des rapports entre ces systèmes religieux.

Notes
161.

Ses adeptes la désignent par mouvement du Salut. Mais le comportement et les premiers actes de Mme Otokawa correspondent plutôt à la dynamique d’un mouvement prophétique ou millénariste. Je la désignerai ici à la fois par la secte du Salut et par le mouvement prophétique.

162.

Il s’agit du témoignage de son entourage familial, de l’autre épouse de Ngangui, de quelques adeptes du mouvement et les propos de la prophétesse que j’ai reecueillis lors de nos entretiens du 28 juin, 06, 11, 13 juillet 1989 à Oponga.

163.

La région ecclésiastique comprend aussi Tcherré, Kellé et Oponga.

164.

Entretien du 28 juin 1989 avec la prophétesse dans sa maison qui fait office de lieu de prière.