3.1- La complémentarité

Bien qu’il n’existe pas de relation officielle entre eux, on observe une convergence sur les thèmes abordés et une complémentarité de fait dans certains domaines et objectifs qui relèguent en arrière-plan leurs divergences sur le plan philosophique, sur les références bibliques, mythiques, ancestrales ou divines et les catégories normatives. D’ailleurs l’observation de la réalité sur le terrain nous a laissé perplexe sur le contraste entre la dimension discursive des sectes, du Ndjobi et leur pratique. Il nous semble que ce contraste est surtout une illustration de la lutte pour l’hégémonie territoriale (sur laquelle nous reviendrons dans la section suivante).

Par exemple, les thèmes suivants sont abordés indistinctement par le Ndjobi et les sectes au cours leurs séances publiques de socialisation: le vol, l’adultère, le mensonge, la trahison, le respect d’autrui, des biens d’autrui et surtout du système lignager, la sacralité de la vie humaine... Et le mode d’action privilégié dans ce cadre précis par les deux systèmes est souvent une sorte de cours magistral et public étayé par des références bibliques pour les sectes et par des références mythiques ou ancestrales pour le Ndjobi, et animée soit par le pasteur, soit par un adepte pour les premières; soit par un Mvandé pour le second; les transes divinatoires et les révélations oniriques pour les sectes et l’ordalie pour le Ndjobi dans le cadre du diagnostic ou la détermination de la phytothérapie...

Ainsi dans le cadre de la lutte contre les agressions sorcellaires, les sectes ont introduit un mode d’action courant dans le Vaudou (A.Métraux,1977), le Kibanguisme et les diverses sectes: la transe divinatoire et la fouille des domiciles privés et des lieux publics à la recherche des fétiches. Ce dernier procédé qui a été déjà utilisé en 1974 par le devin Oto dans la région de la Cuvette permet à la fois d’empêcher un acte sorcellaire, de sécuriser la victime et de mettre un terme à la déviance de l’auteur. Tandis que le Ndjobi focalise son action sur le rituel initiatique avec une variable déterminante: l’ordalie. La complémentarité de fait se situe à ce niveau d’action dans la mesure où le Ndjobi ne peut empêcher un acte, ni prolonger son action de neutralisation des sorciers par la fouille de leur domicile, se fiant uniquement à leurs aveux et à leur volonté d’apporter leurs objets magiques; et les sectes ne peuvent pas sanctionner de manière efficace (par exemple par la mort) un récidiviste d’homicide et neutraliser réellement la puissance sorcellaire d’un individu.

Un sorcier peut, par exemple, reconnaître sa culpabilité dans un homicide au Ndjobi sans pour autant remettre les objets mléfiques pour la neutralisation. Mais cette action inachevée peut avoir un dénouement au travers les révélations d’un adepte suivies de la fouille du lieu où ils sont dissimulés. Dans ce cas le caractère fortuit des événements est un atout indéniable pour ce genre de phénomène. L’illustration de cette complémentarité eut lieu à Okoba en mai 1988 par la découverte (par les adeptes de la Secte du Saint-Esprit) d’un fétiche enfoui sous les racines d’un arbre en plein coeur de ce village.

En somme, cette complémentarité a permis surtout de réduire la capacité de nuisance des sorciers vivant dans les centres urbains éloignés du pays Mbéti qui peuvent échapper aux mécanismes de sanction du Ndjobi. Ainsi le 25 mai 1988 dans le village d’Okoba, le pasteur Ambiéni avait réussi à convaincre une femme d’annuler son voyage pour Brazzaville (à 15 Km du lieu de départ) dans un véhicule transportant plus d’une trentaine de personnes. Selon lui, l’enfant de cette femme était en danger de mort s’ils arrivaient à Brazzaville à la date prévue du 30 mai. Pour cela, il a fallu qu’il fasse une sorte de portrait robot de l’enfant, qu’il donne des précisions sur l’état de santé de la femme et de son enfant et certains éléments déterminants sur son statut matrimonial. L’enfant souffrait d’une fièvre intermittente qui l’affaiblissait au fil des jours; tandis que la mère avait un cycle menstruel perturbé qui, malgré les soins reçus dans son village, n’avait eu aucune amélioration. Le Pasteur lui expliqua que les sorciers (sa tante et son cousin) utilisaient la maladie comme moyen de pression sur elle afin qu’elle rejoigne son époux enseignant à Brazzaville, là où ils opéreraient librement loin de la base du Ndjobi. La femme et l’enfant furent soignés par la secte durant plus d’une semaine, puis poursuivirent leur voyage à Brazzaville. A la fin de son traitement, le pasteur lui recommanda de révéler l’affaire en conseil lignager à Brazzaville afin de susciter une action intra-lignagère et rendre public le comportement des deux personnages.

Toujours dans cette perspective, le second acte du Pasteur eut lieu dans la commune d’Ewo où il déterra plusieurs objets maléfiques qui -selon lui- étaient à l’origine des décès survenus au dispensaire et des troubles psychiques frappant spécifiquement les élèves du collège. Il s’agissait, selon lui, d’un facteur considérable de déstabilisation de cette commune en raison de son impact sur les fonctionnaires qui redoutaient le pire pour leur famille et certains s’abstenaient d’y venir travailler.

Cette complémentarité est aussi significative dans le domaine thérapeutique. Souvent on constate un mouvement réciproque entre le Ndjobi et les sectes pour des maladies diverses. Ainsi l’hémiplégie frappant un adolescent dans le village d’Okoba qui fut à l’origine de la célébrité du pasteur Ambéni dans la contrée avait longtemps été soignée, sans succès, par les Mvandé du fouoyi et le centre médical d’Ewo. C’est le pasteur qui, par un rituel désespéré, avait réussi à endiguer l’évolution de cette maladie. Tout comme la démence d’une femme venue du village d’Entchoho que la prophétesse Otokawa soigna en une seule semaine. Cette dernière avait été rendue à la famille par un neurologue chinois officiant au Centre Hospitalier de Talangaï à Brazzaville (jugeant son cas désespéré) et le fouoyi de son village natal avait également reconnu son impuissance.

Certains malades vont de la secte au Ndjobi. Le cas le plus significatif est celui d’un adolescent originaire du village d’Obala et adepte de la secte du Saint-Esprit qui souffrait d’un mouandza foudroyant lui faisant perdre énormément les cheveux. Il avait suivi assidûment et en vain un traitement dans la secte. Il a dû se résoudre à consulter les Mvandé du fouoyi de son village. Son initiation et le traitement avaient réussi à endiguer sa maladie.

Ces exemples esquissent une complémentarité de fait entre le Ndjobi et les sectes qui s’oppose à leurs stratégies contradictoires et donne l’impression d’une alliance possible. En réalité, elle est suscitée par les nécessités vitales des Mbéti. De fait cette complémentarité esquisserait les contours d’une coexistence harmonieuse entre le Ndjobi et les sectes n’eut été rendue toutefois impossible à cause du comportement de certaines personnes et de l’activité réelle de ces structures. Elle n’utilise pas une approche exclusive des phénomènes sociaux, et ne suppose pas la surimposition d’un système sur un autre. Par ailleurs l’absence de liens institutionnalisés rappelle la situation qui prévalait, dans les années 1970, entre l’appareil judiciaire et les systèmes ethniques concernant les attaques en sorcellerie au Congo.

L’appareil judiciaire a longtemps sous-estimé la fiabilité des procédures divinatoires et ordaliques concernant les agressions sorcellaires; sans pouvoir endiguer le phénomène, ni établir au terme d’une instruction une quelconque responsabilité des individus soupçonnés. Aucune affaire de sorcellerie n’a jamais été entièrement élucidée par la procédure judiciaire. Car, la simulation des faits maléfiques en données objectives engendre souvent une confusion de telle sorte qu’elle réduit la probabilité d’établir avec certitude la culpabilité des auteurs. Ce sont l’ampleur du phénomène et ses incidences négatives sur l’ordre social qui ont conduit les autorités congolaises (à partir des années 80) à revoir leur position à propos des andjimba pour finalement associer dans les procédures judiciaires les divinations et les ordalies. Cette situation dissimule souvent une conflictualité sous-jacente entre les institutions qui apparaît sous différentes formes au travers du comportement de certains acteurs, occultée par l’imbrication de certaines variantes du système ethnique.