3.2- De l’expectative à la conflictualité

L’analyse du double aspect des relations entre le Ndjobi et les sectes doit commencer par la prise en compte de quelques variables importantes comme le caractère inédit de la création d’une des sectes dans le pays Mbéti, l’origine ethnique des acteurs principaux (la prophétesse Otokawa et le pasteur Ambéni), la méconnaissance de leur philosophie, de leur mode d’action, de leur stratégie et de leurs objectifs par les initiés du Ndjobi, le comportement des futurs adeptes de ces mouvements religieux à l’égard du Ndjobi et de ses initiés et surtout le statut d’initié du pasteur Ambéni. En effet, pour la première fois des Mbéti créent et dirigent des sectes dans leur propre terroir. Généralement celles qui ont tenté de s’implanter ici venaient de l’extérieur et étaient dirigées par des non-Mbéti. Elles conservaient donc leur caractère étranger à l’univers ethnique; éloignées des attentes collectives et elles n’avaient pas eu une réelle incidence sur le système Mbéti. Tandis qu’avec les deux sectes, le changement de données et de conjoncture placent les acteurs principaux (initiés comme adeptes) dans une position prudente.

Un Onga-fouoyi nous avouait sa perplexité devant la prophétesse Otokawa qu’il a connue comme une épouse modèle et d’une moralité irréprochable. Comme sa puissance émane des esprits de la forêt donc des esprits ancestraux, gémellaires... de l’univers Mbéti, il y a là une pérennisation de l’esprit traditionnel qui stipule que les génies doivent l’obtenir par une révélation onirique, une transe divinatoire ou une maladie. Ce phénomène révèle de manière explicite, selon lui, la transcendance de ces esprits. Dans ces conditions Mme Otokawa apparaît comme le Messie à qui tout être doit le respect. C’est pour cela que ses prophéties inspirées, poursuit-il, par les ancêtres sont fiables. Tandis que le pasteur est un personnage équivoque et soupçonné par certains Anga-fouoyi d’avoir des intentions dangereuses contre le Ndjobi.

En réalité, la nature des relations entre le Ndjobi et les sectes évoluera au fur et à mesure que s’affirmeront les conceptions philosophiques, les stratégies et le comportement des sectes à l’égard du Ndjobi (en tant qu’institution) et des initiés (en tant qu’acteurs principaux d’un système normatif). Ce seront donc la fiabilité de leurs actes sur le plan thérapeutique, la lutte contre les agressions sorcellaires, la moralisation de la vie publique et le comportement de leurs adeptes à l’égard des initiés et du Ndjobi... qui esquissent de prime abord leur philosophie et la nature des rapports avec les structures du système ethnique et par lesquels ces derniers se détermineront. Peu à peu les chefs de fouoyi réalisent qu’il s’agit de mouvements ayant une stratégie de déstabilisation du Ndjobi. Surtout qu’elles sont actives, par exemple, dans des domaines quelque peu délaissés par la société initiatique comme le suivi psychologique des personnes fragilisées par les maladies et d’autres problèmes sociaux ou le traitement des cas de démence, la responsabilisation des jeunes gens et des femmes dans le domaine religieux... Or ce dernier domaine est généralement le maillon faible des systèmes ethniques et où on note une marginalisation de ces deux catégories sociales. Tandis que dans les sectes, elles jouent un rôle déterminant dans la vulgarisation de leurs catégories philosophiques et normatives; traduisant par des actes la nouvelle philosophie.

Les relations sont devenues de plus en plus conflictuelle à partir du moment où la secte du Saint-Esprit et quelques membres de la secte du Salut adoptent une stratégie très agressive contre le Ndjobi et les initiés. D’abord le Ndjobi est assimilé à une association de sorciers; et les initiés aux sorciers ou ’aux exécuteurs des oeuvres sataniques’’. Ensuite ils leur attribuent la responsabilité de multiples homicides dans leur terroir. Certains d’entre eux ressortent d’anciennes affaires impliquant quelques initiés avant leur adhésion au Ndjobi (faisant fi du serment de la clause de non-récidive dans le Ndjobi). Ils citeront pêle-mêle les homicides attribués au défunt F.L. ou le décès brutal d’une femme attribué à son époux initié...

Dans les débuts de ce conflit, la prophétesse Otokawa tient une place singulière dans la mesure où elle proscrit tout comportement belliqueux, l’usage des préjugés ou des qualificatifs (diabolique ou satanique) affabulatoires à l’égard des ndjobisants ou tout excès de zèle, toute déviance contraire à l’éthique religieuse qui tendent à une remise en cause du système ethnique. Elle prône plutôt le respect d’autrui. La secte doit, selon elle, être complémentaire au système ethnique par l’appréhension différente des phénomènes sociaux. Mais sa neutralité est quelque peu ébranlée par l’agressivité verbale de certains de ses adeptes (surtout les plus jeunes) qui souhaitent la dissolution du Ndjobi et l’adhésion forcée à leur mouvement religieux des Anga-fouoyi et des initiés influents du système. Cette distorsion à la règle est probablement consécutive à divers facteurs notamment la jeunesse du mouvement, l’inexpérience des adeptes dans la définition de la nature des rapports interconfessionnels, l’expression d’un sentiment de révolte longtemps étouffé par la génération des aînés, l’absence d’un mécanisme de contrôle à l’intérieur de son mouvement religieux. En somme, le fonctionnement de cette secte révèle une réelle distance relationnelle entre les jeunes hommes, les femmes et les initiés du Ndjobi.

Deux événements majeurs marquent la dégradation des relations entre le Ndjobi et les sectes autour de la boucle constituée par les villages-fouoyi d’Akoua, d’Ossérantsiéné, d’Okoba I, de Yaba-Mbéti, de Tsama I, d’Engobé. Il s’agit d’abord de l’accusation portée par le pasteur Ambéni contre deux initiés du village d’Okoba pour tentative d’empoisonnement. En effet l’un des deux initiés avait offert une conserve de sardine165 au Pasteur pour lui témoigner son hospitalité quelques mois après son implantation dans leur village. Cet offre se transforma en élément à charge contre cet initié.

Tandis que le second fait aussi grave que le premier est la mise en cause de M. O. R. d’Engobé (l’Onga-fouoyi du village d’Engobé à une vingtaine de kilomètres du village d’Okoba) pour les dégâts matériels causés par la foudre et l’incendie du bâtiment (le 7 Octobre 1988) faisant office d’Eglise pour sa secte. Au cours de cet incendie l’autel et quelques objets religieux furent totalement détruits. Dans les deux cas, ces accusations ne sont pas étayées par des preuves convaincantes. Leur finalité étant, selon le pasteur, de le déstabiliser, de contrecarrer son action contre la collusion Ndjobi-sorcier dans la contrée.

Malgré l’accumulation des accusations contre les initiés et l’affirmation au fil des mois de la stratégie de la secte du Saint-Esprit contre le Ndjobi, aucune action concertée entre les différents Anga-fouoyi de la zone concernée n’est envisagée. La tendance générale est de minimiser leur caractère insidieux. Le mépris et l’infantilisation du comportement du pasteur et de ses adeptes semblent être la ligne de conduite adoptée par les personnes visées par ces accusations. Or ce comportement est perçu par le pasteur et les adeptes comme une reconnaissance tacite de ces faits. Donc il fallait poursuivre cette campagne pour affaiblir la position de la société initiatique dans le système Mbéti. Cette stratégie recoupe celle des missionnaires et des marxisants.

Mais le véritable casus belli sera la tentative de désacralisation du fouoyi du village de Yaba-Mbéti, le 15 mars 1988, organisée par le pasteur Ambéni. Elle avait pour objectifs principaux de montrer sa supériorité face au Ndjobi, de porter atteinte à son intégrité et surtout prouver que le fouoyi est un lieu de conspiration machiavélique des initiés contre les non-initiés à travers l’usage des vestiges humains dans la composition du nkobé et des rituels fondamentaux interdits aux non-initiés. Il menaçait aussi de révéler au public non-initié la constitution du nkobè, l’organisation des rituels importants (comme l’initiation, l’ordalie, le lembini...) et certaines délibérations à caractère mortel ayant eu lieu dans certains fouoyi de la contrée. Malheureusement sa tentative pour désacraliser le fouoyi du village Yaba-Mbéti fut déjouée. Un de ses adeptes (initié), évaluant le danger mortel pour les non-initiés, en informa le chef du fouoyi et les Mvandé de cette localité. Ces derniers prirent la précaution de retirer tous les objets magiques qui y étaient et de désacraliser le lieu cultuel, de neutraliser leur puissance magique à son insu. Le lendemain, il effectua son opération en compagnie d’une cohorte de femmes, d’adolescents, transgressant l’interdiction d’entrée au fouoyi aux non-initiés. Ils ne trouveront que des objets sans portée symbolique166.

Cette sorte de chantage résume le climat délétère qui règne entre les sectes et le Ndjobi. Il me semble qu’elle visait un double objectif: rassurer ses fidèles sur sa puissance divine en révélant le cynisme des initiés du Ndjobi en cas de mesure de rétorsion, et légitimer son approche des problèmes sociaux. La réaction des Anga-fouoyi mit en cause fut immédiate. Ils décidèrent l’exclusion des adeptes des sectes de leur fouoyi et le refus de les soigner en cas de maladies attribuées à cette société initiatique. Tandis que les villages de Tsama, d’Engobé, de Beyi-Mbolo... interdiront l’installation d’une église des sectes sur leur territoire. Ces mesures concertées des Anga-fouoyi montrent une coordination de leur action. Ce qui n’est pas le cas pour les sectes. Or s’il y avait une dynamique complémentaire entre elles, il est probable que les incidences sur le fonctionnement du Ndjobi et du système institutionnel Mbéti seraient plus significatives.

Malgré la dégradation des relations entre le Ndjobi et les sectes, cette conflictualité n’a pas eu d’incidences majeures comme dans certaines régions du monde (Inde, Liban, Iran, Grande Bretagne, Irak...) où les affrontements meurtriers se succèdent au fil des années; et où les problèmes religieux ont acquis une dimension politique caricaturant très souvent le rôle de la religion dans le système institutionnel en général. Néanmoins elle met en évidence à la fois ce hiatus entre les mouvements d’inspiration chrétienne et le système ethnique, et surtout un conflit de générations. Elle révèle aussi les forces et les handicaps des uns et des autres dans l’organisation, la stratégie et leur mode d’action. Mais le tâtonnement et l’absence de charisme de certains acteurs principaux ont énormément contribué à la pérennisation du statu quo dans le système structurel Mbéti. D’où l’impression d’un conflit spécifiquement religieux sans réelle incidence sur le vécu Mbéti.

Dans cette perspective, on peut établir une corrélation entre les incidents opposant certains Anga-fouoyi, les autorités administratives locales (des sous-préfectures d’Etoumbi, de Mbama et de la préfecture d’Ewo), de la région de la Cuvette et le pasteur Ambéni, son incarcération dans les geôles de la police à Brazzaville et sa rapide promotion (dès sa sortie de l’emprisonnement préventif) dans le Conseil oecuménique congolais et comme pasteur principal d’une Eglise à Brazzaville. Comme si les péripéties de son aventure pastorale dans le pays Mbéti lui avaient servi de tremplin ou avaient été sciemment organisées par lui pour parvenir à son ambition nationale et à un niveau très élevé ou elles sont perçues par ses pairs comme la preuve de son charisme et des résultats probants de son travail d’évangélisation ou de lutte contre le système magico-religieux Mbéti. Toutefois, le caractère délétère de ces rapports fait resurgir un phénomène récurrent dans diverses sociétés : le conflit de générations.

Notes
165.

M. A avait offert au Pasteur Ambéni une boîte de conserve pour lui témoigner son hospitalité. Et parce que ce dernier occupé par ses activités religieuses ne pouvait pas aller à la chasse, ni à la pêche.

166.

Deux fidèles (une femme d’une cinquantaine d’années et un adolescent) mourront quelques semaines plus tard. Ils auraient été les premiers à franchir la barrière sacrée limitant l’enceinte du fouoyi à l’univres profane, à toucher les vestiges qui s’y trouvaient avant leur ’neutralisation’ par le pasteur. Cet acte du pasteur suscita l’indignation des parents des victimes qui lui reprochèrent d’avoir sacrifié les leurs pour ses ambitions personnelles.