3.3- Le conflit aînés / cadets

Il s’agit d’un double conflit qui oppose, de manière diffuse et générale, les hommes aux femmes et la génération des aînés167 à celle des cadets. Il s’agit aussi d’un phénomène inhérent à toutes les sociétés; qui est différemment perçu selon leurs systèmes philosophiques et institutionnels. Ce double problème met souvent en évidence les inégalités sociales et statutaires entre les catégories sociales et les générations dans une même société. Celles-ci doivent être analysées à travers la stratification sociale, les différents mécanismes de contrôle social, de promotion, de reproduction des catégories normatives et des modes d’organisation en vigueur.

Tous ces paramètres d’inégalité sociale sont admis comme inhérents à la cohésion du système. Comme s’ils n’étaient pas à proprement parler des écueils à l’épanouissement des individus. D’ailleurs ils placent certains d’entre eux dans des conditions de subordination perpétuelle; et d’autres doivent attendre longtemps une promotion... Par exemple une femme ne sera jamais chef de lignage quelques soient son âge et son charisme, et un homme doit attendre le décès de son père ou sa déchéance physique et mentale pour accéder au rang de chef lignager; fut-il l’aîné de la lignée... Ces inégalités apparaissent chez les Mbéti dans le système politique et le système magico-religieux où les femmes et les jeunes hommes ont soit un rôle figuratif, soit un rôle déterminant mais occulté par les mécanismes du système ou en sont totalement exclus. Mais la cohérence des agencements du système fait qu’elles ne sont pas facilement observables.

Or le double conflit entre les générations et catégories sociales pose, de manière explicite, le problème de la reconnaissance de la compétence, et de la valorisation du rôle des femmes et des cadets dans l’organisation lignagère et villageoise Mbéti. Autrement dit, il pose celui de la sous-estimation de leurs compétences acquises au fil des années dans divers domaines qui font d’eux des acteurs importants. Il illustre aussi leur frustration, même quand ils sont devenus des acteurs principaux dans leurs familles ou lignées et surtout dans les sectes. Mais ce double conflit revient implicitement sur celui, plus fondamental, de leur accès au pouvoir donc aux responsabilités supérieures dans les chefferies lignagères et villageoises. Ce qui sous-entend une réorganisation du système lignager tant au niveau de sa philosophie, de son fonctionnement qu’au niveau des rapports entre les structures.  

Une telle réorganisation ne peut se faire par une transposition de système, ni par une surimposition de l’un sur l’autre, ni par une remise en question des fondements du système Mbéti. Car la différence des mécanismes d’habilitation des compétences, des normes de la stratification ou de promotion sociale d’un acteur entre le modèle Mbéti et ceux des sectes est telle qu’une complémentarité est plus évidente et nécessaire. Comme ce fut le cas avec le système étatique à travers la scolarisation et le salariat des Mbéti dont les incidences ont fait acquérir à certains cadets et femmes Mbéti un pouvoir économique et des connaissances diversifiées. Elles leur confèrent une certaine autonomie de décision et d’action dans leur propre existence et dans leur lignée limitant ainsi leur mise sous tutelle par les chefs lignagers. Par ailleurs, leur contribution au vécu du groupe lignager, du village et parfois d’une contrée entière et à l’exercice du pouvoir (par les détenteurs) influence désormais les prises de décision des détenteurs du pouvoir lignager ou villageois. Ainsi ces incidences modifièrent substantiellement quelques aspects du système structurel notamment la possession et la circulation des connaissances, de la richesse matérielle, la nature des rapports sociaux extra-ethniques, le règlement de certains types de conflits et la prise en compte de l’universalité de certains phénomènes...

Et de par cette complémentarité de fait, l’évolution du système ethnique a été progressive ; certaines pratiques dépassées o nt été abandonnées modifiant aussi certaines données de cette double exclusion.

Or la faiblesse des sectes est d’abord l’absence totale d’une stratégie cohérente et des structures adaptées à ce type de défi168. On constate, plutôt, en observant leur dynamique, qu’elles focalisent leurs actions sur des faits ponctuels qui n’ont pas un impact réel sur les fondements du système. Et la transposition de modèle semble être leur mode d’action. Comme si assumer une fonction sacerdotale suffisait pour maîtriser les mécanismes d’organisation du système ethnique où l’âge, l’expérience, la normalité et la déviance le charisme... sont autant de variables déterminantes pour une promotion ou une légitimation statutaire. Il est, dans cette perspective, des choses qui peuvent être apprises et maîtrisées en une semaine (comme certains aspects de la philosophie des sectes) et d’autres qui nécessitent des mois et souvent des années de labeur (notamment l’exercice du pouvoir politique ou le règlement des conflits... dans le système ethnique où sont associés généralement la maîtrise des codes du langage spécifique et du droit coutumier, un pouvoir magique, l’affiche de probité, de bonnes relations avec les autres chefs lignagers ou villageois). Là se situe la divergence entre ces systèmes. Celle-ci met en évidence la complexité de leur interpénétration et la faiblesse de l’approche par les sectes des composantes de l’organisation sociale Mbéti d’où l’inadaptabilité de certaines de leurs variantes à cet environnement rural.

D’ailleurs le relatif impact de leur démarche rappelle celui plus antérieur des Témoins de Jéhovah, des Pentecôtistes, de l’église du renouveau... et suscite un discrédit sur tout phénomène religieux de tradition chrétienne. La cohérence du système ethnique est telle, comme l’avait montré J. Lombard dans son étude sur l’autorité traditionnelle en Afrique noire (1967), qu’on assiste à une sorte de déviance volontaire, à des comportements ostentatoires (comme la création de leur propre olèbè, le refus de participation aux réunions intralignagères, le repli sur soi et sur son groupe domestique, la prise personnelle de décisions sensibles sans l’aval des dignitaires du lignage...) des cadets désireux de prouver leur maturité et leur autonomie relative au sein du groupe.

Il s’agit pour les cadets de signifier qu’ils appouvent certains comportements des aînés mais aussi de susciter leur prise de conscience sur des faits précis qui cristallisent leur rancoeur. Ce type d’action est, certes, souvent symbolique mais il peut devenir un facteur d’instabilité du lignage et de fragilisation de la position des aînés. Car la force du pouvoir d’un chef lignager dans l’univers rural résulte à la fois de son charisme, de l’importance numérique de son groupe, de sa capacité à le protéger, à donner et à recevoir, à entretenir une cohésion intralignagère... Aussi cette déviance peut paraître comme une remise en cause de cette autorité. En réalité, elle est perçue par les chefs lignagers comme logique et traditionnelle dans la mesure où elle procède d’une certaine manière à l’affirmation de la personnalité des cadets et à la réalisation d’un acte symbolique qui rompt avec le statut antérieur. Elle marque de ce fait l’entrée dans une catégorie ou une génération supérieure.

On observe souvent dans le pays Mbéti que ces comportements ont été à l’origine de la création de nouveaux villages, de la réorganisation interne des groupes sociaux et de l’exode rural. Ils deviennent des facteurs de réactualisation du mode de contrôle social, de la position des uns et des autres et de la cohérence des structures du système général. Le désordre recrée l’ordre dans une certaine mesure. Il amorce, selon J. M.Ela (1983), soit un fléchissement, soit un raidissement des détenteurs du pouvoir. En somme cette forme d’opposition entre les deux générations et catégories sociales ressort des traditionnelles conséquences de l’exode rural et du relatif affaiblissement de l’autorité lignagère sans pour autant créer un véritable mouvement de changement dans la dynamique systémique.

Le conflit religieux devient aussi un facteur d’exode rural pour les adeptes de la secte du Saint-Esprit comme le sont l’école, le travail salarié et les attaques en sorcellerie. On les retrouve nombreux à Brazzaville où ils constituent la majeure partie des acteurs principaux de la secte du Saint-Esprit. Ce conflit prend cette importance par son actualité et par la marginalisation sociale des adhérents de ces sectes en milieu rural.

Dans cette conflictualité, le rôle des femmes est très diffus. Et pourtant le rôle de la principale personnalité de la secte du Salut, la prophétesse Otokawa, revêt un caractère particulier dans le rapport masculinité-féminité; dans la mesure où il y a redistribution des rôles au niveau magico-cultuel, et où cette redistribution se fait au détriment des hommes. Elle modifie aussi la perception du rôle de la femme dans le système religieux. Elle devient aussi un tremplin d’affranchissement des femmes de la tutelle masculine; qui est concrétisée, par exemple, dans la secte du Salut par la désignation son époux Ngangui comme le coordinateur. Ce qui implique ipso facto la subordination de Ngangui.

Cet exemple attaque un fondement du pouvoir masculin. Il réaffirme explicitement le rôle de la femme dans les rapports intralignagers. En effet, une femme ayant eu une nombreuse progéniture assure d’une manière diffuse un pouvoir important auprès des hommes. Ceux-ci sont souvent - pour des raisons protocolaires- des relais de leurs soeurs ou leur porte-parole. Puisque les femmes ne sont autorisées à prendre la parole au cours d’une assemblée lignagère qu’à condition qu’il n’y ait plus d’hommes représentatifs ou qu’elles soient d’un âge avancé. Cette période est supposée pleine de sagesse et propre à l’exercice du pouvoir parce qu’elle n’a plus d’enfants à élever et parfois plus de relations sexuelles. Ce rapport au pouvoir définit les contours du rapport de force qui place les cadets et les femmes dans une situation de subordination et de soumission.

Il ne s’agit pas d’une inégalité sociale savamment entretenue par les hommes ou la génération des aînés mais d’une forme d’organisation et d’un mode de stratification sociales qui reposent sur des archétypes et organisent l’accès différencié des uns et des autres au pouvoir selon ces catégories normatives. Ainsi l’émergence d’une personnalité suit un processus défini, par exemple, la cooptation, la succession ou la réalisation d’un acte extraordinaire. Or cette logique étouffe plus souvent les membres de la génération des cadets et la catégorie féminine, et les éloigne longtemps des enjeux et des processus décisionnels du pouvoir. En somme, le conflit de générations amène surtout à réfléchir sur la manière de réformer de l’intérieur les systèmes ethniques en général par l’introduction des apports extérieurs tout en pérennisant leur socle institutionnel.

Mais ces rapports entre les générations et les catégories sociales changent de nature lorsqu’elles changent de contexte surtout s’il est religieux. Et le comportement des acteurs est lié dorénavant à leur appartenance à un mouvement religieux.

Notes
167.

Je désigne par aînés, la génération des parents, des grands-parents, des oncles et par cadets, la génération des enfants, des neveux, des petits-fils. La distinction est aussi une distinction entre statuts. Les cadets le sont tant qu’ils dépendent d’un aîné. Dans cette perspective, les femmes sont considérées comme des cadettes pratiquement à vie.

168.

J’ai constaté au cours de mes recherches que de nombreux adeptes de ces sectes ont en majorité connu des échecs tant au niveau scolaire que professionnel en ville et sont revenus au village. Le village est le seul lieu de repli qui leur permet de dissimuler leurs déboires. Ils sont souvent à l’origine des conflits lignagers.