1- Le Ndjobi : la variante la plus symbolique du système Mbéti

Le Ndjobi est, à première vue, une société initiatique ordinaire comme l’Eboga chez les Fang du Gabon (R. Bureau, 1972), l’Otouèrè 181 chez les Makoua, l’Ossèndo chez les Likouala du Congo ; ou un rituel comme le Mukisi chez les Téké (M.C. Dupré, 1978), le Mompango chez les Kouyou. Ils se différencient les uns des autres par leur système d’organisation, leur finalité, leurs principes fondamentaux et leurs objectifs. Il faut, donc, observer les caractéristiques les plus importantes du Ndjobi pour saisir sa spécificité. Celles qui lui ont permis d’avoir une légitimité et une importance dans l’organisation sociopolitique et économique des groupes ethniques Kota, Mbéti, Ndassa, Nzabi, Tégué, Wandj (qui le pratiquent) et dans leur rapport avec les groupes ethniques de leur environnement. Pour ce faire, il faut se référer à la définition qu’ils donnent du Ndjobi et ce qu’il représente pour eux.

Le Ndjobi est pour les Mbéti une structure globalisante basée sur leur système magico-religieux, sur leur système d’organisation sociale, sur leur système phytothérapeutique, sur leur histoire, sur leur conception du monde et de l’homme, sur leur système de socialisation et de production des biens matériels, sur leur système judiciaire... Ce qui se traduit par une multifonctionnalité au point que le Ndjobi est devenu en quelque sorte un système à lui seul ou mieux une structure fondamentale du système structurel Mbéti. Cette caractéristique, comme j’ai essayé de démontrer dans l’analyse de ses fonctions (cf. Chapitre IV ), est lisible à travers le règlement des conflits, la socialisation, la lutte contre les attaques en sorcellerie et la protection contre celles-ci, l’accès à la connaissance des hommes et des choses, le renforcement de l’autorité lignagère, la phytothérapie... Ce sont donc la multifonctionnalité et le caractère globalisant qui spécifient le Ndjobi de l’Otouèrè chez les Makoua.

L’Otouèrè est exclusivement masculin et réservé aux notables Makoua. Son champ d’action se limite à l’organisation sociopolitique de la société Makoua et au règlement des conflits par les moyens naturels (jugement, décision, application de la décision,...). Il ne dispose pas de sanctions magiques ou de moyens de pression magique pour sanctionner les déviances ou le refus d’exécuter une décision de justice. L’absence de ses éléments magiques est perçue dans la majorité des groupes ethniques comme un handicap majeur pour leur système structurel. Car leur possession compense ici l’absence de la prison, des forces de l’ordre et d’autres structures existant dans les sociétés européennes chargées de faire exécuter les décisions de justice. Or l’absence de moyens de pressions magiques ou de sanctions magiques incite parfois les membres d’un lignage lésés dans un conflit et qui n’ont été satisfaites par le jugement rendu par les membres de l’Otouèrè à avoir recours aux procédés sorcellaires. D’ailleurs la prolifération du phénomène Andjimba et ses conséquences dramatiques dans le pays Makoua illustrent les limites de l’Otouèrè. L’Andjimba l’a relégué à l’arrière-plan au point d’apparaître à des observateurs comme un moyen de régulation sociale chez les Makoua ou comme la variante la plus caractéristique de leur ethos. Or il n’est qu’une pratique sorcellaire commune aux Likouala, aux Kouyou, aux Makoua...

C’est à partir de l’observation de l’Otouèrè que B.L. (d’origine Mbéti, professeur des lycées et ancien secrétaire aux relations extérieures de l’Association Ovouniki-Mbéti entre 1979-1984) me donnait son opinion sur le Ndjobi : ’ Le Ndjobi concentre en lui plusieurs aspects du système structurel Mbéti qui nous permet, à tout moment, de retrouver un élément de notre éducation de base : notamment dans notre comportement quotidien, dans nos relations avec les femmes, dans la manière de dynamiser notre protection contre les attaques en sorcellerie ou dans le respect d’autrui et de ses biens, dans nos rapports avec les autres... Le Ndjobi est en nous. Le Mbéti (femme, homme, adulte, adolescent, vieillard) n’a pas besoin d’être initié pour se comporter selon les règles du Ndjobi. Il n’a fait que rassembler les règles existantes en s’appuyant sur son pouvoir magique en cas de transgression et de sanction. C’est pour ces raisons qu’il n’est pas une affaire des seuls initiés mais concerne tous les Mbéti qui ont été éduqués selon notre tradition’. En somme la multidimensionnalité s’oppose à la bidimensionnalité de l’Otouèrè.

Chez les Likouala l’Ossèndo est un rituel réservé aux hommes adultes capables de chasser les éléphants. C’est une chasse très périlleuse en raison des caractéristiques spécifiques de l’animal. Selon G. M (d’origine Likouala, membre de l’Ossèndo) et L. A.(d’origine Kota et chasseur réputé à Etoumbi) l’éléphant est un animal particulièrement dangereux qui a un odorat très dévéloppé qui lui permet de détecter à 100 ou 200 mètres la présence d’un individu. Il peut disparaître ou se transformer en un humain ou en un autre animal. Certains éléphants seraient des sorciers déguisés en animal en quête de ’proie humaine’. Si bien que le chasseur qui veut se spécialise dans la chasse aux éléphants doit être suffisamment protégés par des allumettes contre cette éventualité. Il s’avère selon mes deux informateurs qu’il est capable de reconnaître quelques années plus tard le chasseur qui a manqué de le tuer et de s’acharner sur lui. Et quand il a l’occasion de se venger, il va l’écraser en miettes et les disperser. On comprend donc l’importance de l’adhésion à l’Ossèndo pour les chasseurs d’éléphants et dans une société de chasseurs.

L’impétrant doit être courageux et avoir montré son habilité dans des occasions périlleuses qui renvoient à l’approppriation du pouvoir des esprits de la forêt par la capture des animaux symboliques, au mythe de l’invincibilité du chasseur et de la résurrection après la mort. Comme l’une des caractéritiques de l’Ossèndo est l’emprise de l’homme sur les esprits de la forêt, l’abat d’un éléphant par un initié tout seul est le rite le plus important. Il permet à l’initié d’accéder au statut le plus élevé de l’Ossèndo. Celui qui ne peut le réaliser doit sacrifier par des procédés sorcellaires un membre masculin de son lignage. A partir de ce rite de passage, son appartenance à ce rituel sera à vie. L’impétrant ne peut en aucun cas être exclu, ni se retirer. On peut dire que l’Ossèndo n’est utile que chez les peuples chasseurs et dans un cadre limité de cette activité. En outre, les non-Likouala qui veulent en faire partie sont cooptés par des dignitaires Likouala. On peut opposer l’abat de l’éléphant dans l’Ossèndo aux critères comme l’âge (être adulte), la possession des connaissances et une expérience dans le domaine magico-religieux pour devenir Mvandé, ou l’absence du mode de cooptation dans le Ndjobi pour observer l’importance symbolique de la mort pour l’un et son manque d’intérêt pour l’autre.

Le Ndjobi ne peut non plus être comparé au Mukisi des Téké Tsaayi. Car, une fois désignée par l’esprit du Mukisi, la femme Téké Tsaayi (qui est possédée par celui-ci) ne peut plus se soustraire à cette sorte d’obligation divine ou remettre en cause ce choix ? On peut faire le parallèle avec l’Onkira (ou Konkéra) des Tégué d’Alima dont la manifestation de l’esprit sur la femme choisie est similaire à celui de Mukisi. L’appartenance à l’Onkira est à vie. L’esprit ne sort du corps de l’impénétrante qu’à sa mort pour se manifester dans un autre

Quant à l’Andjimba, la sacralité de la vie humaine n’existe pas comme principe ; car il s’agit avant tout un groupuscule de sorciers où le sacrifice humain (par des procédés magiques) est l’élément essentiel de sa dynamique. Il répond à diverses attentes. Elles vont de l’augmentation de la rentabilité d’un commerce, de l’abondance des produits de la pêche, de la chasse, de l’agriculture à la vengeance mortelle et au renforcement du pouvoir intralignager et communautaire... La valeur de la vie humaine est dans le résultat escompté de l’acte sacrificiel.

En outre, le Ndjobi se spécifie par son ambivalence. Il est à la fois dangereux (quand il y a transgression des normes) et salutaire (lorsqu’il s’agit de la protection contre les attaques en sorcellerie ou du traitement des maladies relevant d’elles...). La dangerosité du Ndjobi est caractérisée par la sanction magique qui concerne le Mbéti ou l’initié (quelle que soit son origine ethnique), auteur d’un acte délictueux comme l’avortement volontaire ou un homicide par les procédés sorcellaires. Ses manifestations sont très caractéristiques et facilement identifiables par les initiés et par certains Mbéti. Il s’agit de la mort subite et accidentelle, de la ménorragie pour une femme adultère, de l’hémiplégie ou de la paraplégie, de l’aphonie, du coma... sauf pour la mort, l’administration sur le malade d’une potion magique par un initié-officiant est suffisante pour que celui-ci recouve partiellement sa santé avant l’amorce du procès thérapeutique approprié. La sanction magique et le traitement de certaines maladies qui lui sont liées n’existent pas dans le système de l’Otouèrè et de l’Essèndo.

L’une des caractéristiques majeures de la sanction magique est la vengeance post-mortem. Elle concerne uniquement les initiés et est acquise lors de leur initiation. Elle s’active automatiquement dès que le décès de l’initié est jugé suspect par les siens ou les esprits du Ndjobi. La vengeance post-mortem se manifeste et a les mêmes conséquences que le Lémbini. Le décès de l’auteur de l’homicide intervient dans la plupart des cas de manière soudaine et violente ou à la suite d’une longue maladie.

Enfin, il faut souligner que le Ndjobi est considéré certains groupes ethniques congolais comme une sorte d’antidote universel contre les différentes formes d’attaques en sorcellerie. Cette affirmation sous-entend une supériorité du Ndjobi face à Andjimba ou toute autre sorte de sorcellerie. Elle est souvent corroborée par les multiples initiations des non-Mbéti dont l’un des objectifs avoués est de se protéger contre les attaques en sorcellerie. C’est ce que faisait savoir un notable Makoua, membre à l’Otouèrè lors de son initiation au fouoyi de Mbama. Il faisait l’objet d’une accusation en sorcellerie et était contraint sous la pression des neveux à l’épreuve ordalique du Ndjobi. ’Le Ndjobi est, pour moi, quelque chose d’exceptionnel. Il m’a permis de prouver mon innocence. Et ce malgré les preuves apportées auparavant par les épreuves divinatoires effectuées à Makoua et à Mossaka par des devins de renommée nationales et à Ouesso par les pygmées. Mes neveux, qui m’accusaient, ont toujours réussi convaincre l’entourage lignager que j’avais pu influer sur le cours des épreuves ordaliques par mon statut d’initié à l’otouèrè et par mes relations. Heureusement que le Ndjobi qu’ils ont choisi pour son impartialité a confirmé ce qu’ils refusaient d’admettre. C’est la confirmation de mon innocence (malgré la perte des membres de mon lignage) qui m’a poussé à imposer l’initiation au Ndjobi de tous mes enfants ; de telle sorte que personne ne pourra, conclut-il, attenter à leur vie, ni porter un soupçon sur eux pour des affaires de sorcellerie.

Cette tendance à surévaluer l’efficacité du Ndjobi a été corroborée de manière carricaturale par le comportement de M. E, une femme d’origine Ngangoulou mariée (mère de trois enfants) à un haut fonctionnaire Mbéti. Son comportement est devenu un exemple que les Mbéti citent ironiquement sur la soi-disant puissance du Ndjobi et de son identification à tous les Mbéti. Il montre l’importance que le Ndjobi a dans les rapports entre les Mbéti et les autres groupes ethniques au Congo. M. E avait abandonné en novembre 1983 le foyer conjugal, semble-t-il, pour ne pas être démasquée par le Ndjobi de son beau-père qui venait d’arriver à Brazzaville. Selon la belle-famille, sa mère aurait placé une amulette sous le lit du couple. L’amulette avait un double objectif : consolider le mariage et éliminer les éventuelles co-épouses. Cette affaire, qui est devenue une sorte de référence, suscite la réserve sur les mariages avec les Mbéti de la part des mères de jeunes femmes non-Mbéti (ignorant souvent les principes du Ndjobi). Cette réserve repose sur une méconnaissance des principes du Ndjobi et de l’identification du Mbéti à cette société initiatique. Ainsi, la sanction d’une aventure extraconjugale, du vol ou d’une trahison impliquant l’épouse est la mort. Une telle affirmation est fausse et caricaturale, bien qu’elle tienne lieu de mise en garde envers les futures épouses des Mbéti.

Ces deux exemples montrent à quel point le Ndjobi entretient une sorte de mythe d’efficacité et de supériorité face aux éléments des systèmes magico-religieux non-Mbéti.

En somme la spécificité du Ndjobi repose essentiellement sur sa nature. Il n’est pas un culte de possession comme le Mukisi chez Téké ou comme l’Onkira chez les Tégué d’alima; ni une société secrète comme l’Ossèndo chez les Likouala, ni un groupuscule de sorciers comme l’Andjimba chez les Makoua. Comme l’initiation est volontaire et non un choix d’un esprit, l’impétrant peut renoncer à tout moment à son engagement par l’abandon des pratiques rituelles. Mais il ne donne pas lieu à un rituel spécial pour matérialiser la rupture symbolique entre l’initié et les esprits du Ndjobi. On peut l’exemple d’Ambéni Emile qui est devenu plus célèbre en raison de son nouveau statut de pasteur dans la secte du Saint-Esprit. Soulignons que le principe de l’abandon ou de démission n’existe pas dans l’Otouèrè, ni dans l’Ossèndo, ni dans le Konkéra chez les Tégué d’Alima. Dans certains cas, l’esprit de l’initié s’introduit dans une personne à la mort de l’initié.

Il y a aussi l’exclusion d’un initié du Ndjobi. Elle prend une dimension particulière singulière parce qu’elle est prononcée par la direction d’un fouoyi (duquel dépend l’initié) à la suite d’une faute grave liée au fonctionnement du fouoyi ou du Ndjobi et d’un homicide volontaire sous la forme d’une attaque en sorcellerie. Dans ces conditions, elle est entérinée par le rituel de la neutralisation de la puissance de l’initié. Cette puissance magique est acquise lors de l’initiation. Le rituel de neutralisation est effectué dans le fouoyi par des Mvandé-officiants en présence de l’Onga-fouoyi et de la direction du fouoyi auquel appartient l’exclu. Il est très rare puiqu’il s’agit une sanction exceptionnelle. Il peut être assimilé, à peu près, à l’excommunication d’un évèque dans l’Eglise Catholique. Cette procédure d’exclusion est très rare dans les systèmes magico-religieux par la crainte que l’initié déchu ou l’excommunié ne divulgue les secrets ou certains aspects essentiels des rituels importants. Or dans le Ndjobi, l’initié comme l’ancien initié est tenu à l’obligation de secret concernant les rituels les plus importants puisque la sanction prévue à cet effet est la mort. Cette sorte d’épée de Damoclès ’ magique’ suspendue sur leur tête demeure un obstacle majeur aux études sur le Ndjobi. Elle confère au Ndjobi une dimension surhumaine et parfois divin.

La présentation sommaire de quelques carctéristiques des rituels et des sociétés initiatiques non-Mbéti montre les contrastes entre eux et le Ndjobi. Ils renvoient à la complexité de la réalité sociale, de la diversité des enjeux sociaux d’un groupe ethnique à un autre et des mécanismes spécifiques à leur dynamique. D’ailleurs une uniformité des rituels ou des sociétés initiatiques tendrait à leur banalisation ou à l’occultation leurs différences. Ce sont leurs contrastes qui font leur originalité et la spécificté des systèmes ethniques ou des systèmes sociaux en général. C’est surtout un signe de vitalité de ces systèmes magico-religieux qui malgré l’évangelisation, la scolarisation, l’urbanisation et le salariat... touchant ces groupes ethniques, les sociétés initiatiques, les rituels continuent à jouer un rôle dans ces sociétés. C’est dans cette perspective que la perception du Ndjobi comme la variante la plus symbolique et la plus caractéristique de l’ethos Mbéti a favorisé dans les milieux urbains une tendance à identifier le Mbéti au Ndjobi et lui à attribuer ses capacités supposées ; à vulgariser quelques éléments de la culture Mbéti. Il s’agit d’un effet inattendu de l’essor du Ndjobi dans les autres groupes ethniques au Congo. Mais l’un des aspects les plus populaires et probablement le plus caricaturale de son essor est son instrumentalisation politique par un groupe de Mbéti à Brazzaville.

Notes
181.

Otouèrè, Ossèndo, Mompangui, Andjimba sont des éléments des systèmes magico-religieux des Makoua, des Kouyou, des Likouala de la région de la Cuvette que j’ai étudiés quelques caractéristiques (l’organisation, la finalité, les critères d’initiation ) pour analyser la différence et les ressemblances avec le Ndjobi. Ce travail n’a pas été facile à cause des implications de l’affaire P. Anga dans la Cuvette d’une part ; et du secret qui entoure certains aspects importants de leurs rituels et la réserve des informateurs face aux chercheurs étrangers au groupe ethnique d’autre part. J’ai eu recours aux initiés de ces sociétés initiatiques résidant à Brazzaville ou à des étudiants appartenant à ces groupes ethniques.