2- L’instrumentalisation politique du Ndjobi à Brazzaville à travers l’Association Ovouniki-Mbéti

Brazzaville est, par le caractère cosmopolite de sa population, la diversité des religions, des sectes, des associations et des groupes de danse, la concentration des institutions nationales et internationales, des entreprises... le lieu le plus propice à différentes sortes de solidarité (ethnique, religieuse, syndicale, professionnelle, scolaire...) qui correspondent aux enjeux sociopolitiques et économiques du milieu urbain. Ce contexte fait que les mécanismes de régulation spécifiques au système lignager ont perdu progressivement leur importance au profit des associations, des institutions étatiques et d’autres structures. C’est dans cette optique que les associations professionnelles, scolaires, sportives, religieuses, les syndicats... jouent un rôle important dans l’intégration de leurs membres dans le milieu urbain. Elles sont très actives dans le domaine de l’entraide dans la mesure où la ville engendre des phénomènes spécifiques tels que les problèmes de logement, de la promiscuité, du chômage, du coût élevé des funérailles ou d’une hospitalisation, les conflits de travail, les conflits politiques et sportifs, l’escroquerie...

Cette caractéristique avait déjà été observée par J.M. Ela dans les pays anglophones et en Afrique de l’Ouest où les associations ethniques sont très puissantes. Dans le domaine de l’entraide, ces associations ’fonctionnent souvent comme de véritables mutuelles-décès qui se chargent de couvrir la totalité des frais occasionnés par le décès de leur membre ou d’un parent proche, le rapatriement du corps dans le village d’origine’(J.M. Ela, pp. 1O9-115). Il cite l’exemple du ’Ngondo’ des Bamiléké (qui tire son nom d’un vieux conseil de famille) à Douala au Cameroun ou du ’Suudu’ des Toucouleurs à Dakar au Sénégal (L.V.Thomas,1975 , pp. 294-295).

Il faut rappeler que les associations professionnelles, religieuses, scolaires, sportives, les syndicats... sont multicommunautaires c’est-à-dire que leurs membres sont issus de groupes ethniques différents. Mais la diversité d’origine de leurs membres fait qu’elles ne soient pas des organisations représentatives d’un groupe ethnique. Elles ne peuvent non plus exprimer leurs attentes dans les institutions étatiques puisque l’appartenance ethnique n’est pas une variante de leur dynamique. Ce qui risque de dévoyer leur raison d’être.

A cela s’ajoute le contexte politique. En effet le système politique au Congo fait de l’unité nationale un des fondements de sa politique au point d’occulter les appartenances ethniques des congolais. Les noms des groupes ethniques sont bannis du discours politique. Il se réfère plus aux termes globalisants de région, de peuple congolais, de masse populaire ou laborieuse, de base... C’est pourquoi l’affirmation de l’appartenance ethnique est considérée par les hommes politiques comme un facteur de désunion du peuple congolais. Et pourtant certains aspects tolérés de la vie urbaine sont focalisés sur l’affirmation de l’appartenance ethnique. Notamment la prise en charge des frais des funérailles, des mariages, de l’hospitalisation d’un membre (ou des membres) de la communauté ethnique, la création des groupes de danse traditionnelle et des associations ethniques... Aucun homme politique n’a manifesté sa désapprobation de ces comportements. D’ailleurs les groupes de danse ethnique qui sont utilisés par le pouvoir comme support de sa propagande sont probablement les plus ostentatoires dans la manière d’affirmer l’appartenance ethnique de leurs membres. C’est en cela qu’ils sont, en réalité, des associations ethniques dont les objectifs, l’origine ethnique des membres, la composition de la direction et la finalité corroborent cette caractéristique. Les groupes de danse constituent non seulement l’élément le plus vivace de l’habitus ethnique (en milieu urbain), mais aussi sa variante la plus attractive et populaire qui cristallise le sentiment d’avoir en commun une culture. Car les groupes de danse ont l’avantage de rassembler toutes les générations et catégories socioprofessionnelles de la communauté ethnique tant au niveau de leur direction que lors des manifestations publiques.

Mais le paradoxe de cette sorte manifestation de l’existence, de la valorisation de l’habitus ethnique et de la représentativité communautaire par le groupe de danse à Brazzaville est la marginalisait des communautés numériquement faibles qui ne peuvent pas en constituer de portée nationale. C’est comme si elles n’existaient pas dans cette ville et au Congo. Dans ces conditions, ce seront donc les communautés à démographie élevée, qui auront les associations les plus dynamiques et incarneront l’identité ethnique. Il y’a :

  1. pour les Mbéti - Ovouniki-Mbéti
    • Olèndè-Mbéti

  2. pour les Kouyou - Edenda
    • Ekongo

    • Oborowé

  3. pour les Makoua - Djika

  4. pour les Lari - Fua-Bisalu
    • Temo-Kongo

  5. pour les Bémbé- Moukoukoulou le peuple

  6. pour les Tegué - Olamaga

  7. pour les Mbochi - Etouri-Ikanga
    • Opéré National

En dépit de la propension à valoriser la culture ethnique, l’organisation et le fonctionnement des associations ne sont pas fondés pas sur des critères comme l’âge, la filiation ou l’antériorité lignagère privilégiés en milieu rural mais plutôt sur le charisme, l’influence sociopolitique intra-communautaire et sur le statut professionnel des membres. Ce qui renvoie à une valorisation individuelle dans la communauté et à une lutte d’influence entre les hommes politiques, les fonctionnaires et les autres catégories socioprofessionnelles. C’est pour cela que la répartition des fonctions au sein des directions devient un enjeu non négligeable. Celle-ci fait apparaître une classification relevant du statut socioprofessionnel, de la génération et du sexe... Ainsi les fonctions liées à l’organisation et au déroulement des manifestations publiques sont réservées aux ouvriers, aux femmes et aux jeunes. Tandis que celles qui ont un caractère politique ou représentatif et financier relèveront de la compétence des hommes et des fonctionnaires. Cette tendance est généralisée dans les associations les plus importantes à Brazzaville. Ce qui est déjà une forme de politisation des groupes de danse.

D’une manière générale, l’instrumentalisation des associations communautaires à Brazzaville par les hommes politiques ou par le système politique congolais est liée à l’idée selon laquelle ’le pouvoir émane du peuple’ d’une part ; et l’influence politique d’un homme est consécutive à sa représentativité au sein de la base d’autre part. La base est, dans le discours des hommes politiques congolais, un concept globalisant qui désigne à la fois les militants du P.C.T. dans une circonscription, un quartier, un arrondissement, une section du parti, une commune, les masses paysannes, le peuple ou le groupe ethnique...

L’instrumentalisation des associations communautaires apparaît, de prime abord, comme une nécessité dans la dynamique du système politique et comme une manifestation de l’osmose entre les gouvernants et les administrés. Ce qui reviendrait à dire qu’elles ont une liberté d’activité et qu’elles participent volontairement aux évènements politiques du pays. En réalité, le système politique occulte une contrainte sous-jacente exercée sur ces associations pour faire en sorte que le rapport entre la ’base’ et les dirigeants apparaisse normal. Comme dans une démocratie de type occidental où les hommes politiques sont élus par la population et sont son représentant dans les institutions. Leur représentativité politique et leur action sont légitimées ou approuvées et sont refusées ou sanctionnées par une élection démocratique. Cette conception au Congo du pouvoir ou de la relation entre les hommes politiques et la population est traduite symboliquement par des slogans et devises comme ’Tout pour le peuple rien que pour le peuple’, ’Le pouvoir par le peuple et pour le peuple’.

L’instrumentalisation des associations à Brazzaville consiste à faire d’elles un des supports politiques et symboliques de la dynamique du pouvoir d’une part ; et à les utiliser comme un moyen de montrer l’influence sociale ou la représentativité communautaire de l’homme politique c’est-à-dire au sein de la base du P.C.T. d’autre part. Comme support politique et symbolique, il s’agit pour le groupe de danse de vulgariser le projet socio-économique et politique du régime, de valoriser ses réalisations à la base du P.C.T. C’est ainsi que les associations utilisent souvent les chansons dans lesquelles elles font l’éloge du pouvoir et de ses principaux acteurs. Quand elles deviennent critiques à l’égard de ce même pouvoir, elles sont aussitôt sanctionnées. Tandis que la représentativité et de l’influence communautaire se traduisent souvent par une sorte d’appropriation de l’association par un homme ou un groupe d’hommes politiques. Dans ces conditions, l’association n’est plus une propriété indivise des membres.

Dans le système monopartiste qui régna au Congo de 1963 à 1992 (et dans beaucoup de pays africains), cette sorte d’appropriation des associations est caractérisée aussi par la politisation de leur direction, une orientation imposée de leur activité par rapport à l’idéologie du régime, une valorisation élogieuse du pouvoir dans le contenu des chansons et la participation aux diverses manifestations politiques. A travers cette conception du pouvoir se profile toujours l’idée selon laquelle les hommes politiques sont au service du peuple. Mais l’appropriation politique des associations communautaires à Brazzaville prend une dimension particulière pour celles constituées par certaines communautés originaires de la Cuvette. Cette particularité repose essentiellement sur la personnalisation et voire une ’ethnisation’ du pouvoir par les trois chefs d’Etats, par certains ministres et hommes politiques originaires de cette région (entre 1968 et 1992). Elle a eu pour corollaire une appropriation affirmée du pouvoir par la communauté ethnique à Brazzaville. Elle va se caractériser par un soutien mécanique de la communauté d’origine de ou des hommes politiques et une identification réciproque entre les hommes politiques et les membres de l’association ethnique. C’est le cas du groupe Itouri-ikanga des Mbochi de Boundji dont la femme d’un chef d’Etat fut l’une des responsables au milieu des années 70 ; du groupe Ekongo des kouyou dirigé pendant plusieurs années par un ministre ; du groupe Ovouniki-Mbéti des Mbéti dirigé pendant plus de 3 ans par un maire d’arrondissement (qui sera élu quelques années plus tard Député-Maire de Brazzaville). Cette mainmise des hommes politiques sur les directions des associations traduit surtout leur volonté de se valoriser d’abord au niveau de leur communauté d’origine ; puis au niveau des institutions du pouvoir.

Enfin l’instrumentalisation des groupes de danse est surtout caractérisée par l’attribution des dons par le P.C.T. qui est une mise sous dépendance. L’octroi du matériel moderne de musique (mégaphone, microphone, des guitares électriques, enceinte acoustique...), des sommes importantes d’argent, des tenues vestimentaires par le P.C.T. aux associations, l’enregistrement radiophonique de leurs chansons et les voyages à l’étranger dont le coût est la charge de l’Etat, leur participation aux émissions de la télévision et de la radio nationales, leur participation imposée et régulière aux multiples manifestations nationales et locales... sont les aspects les plus visibles de la mainmise du pouvoir politique sur les groupes de danse ethnique. Ce comportement limite leur marge de manoeuvre.

S’agissant de l’association Ovouniki-Mbéti, il est intéressant d’analyser les objectifs que s’étaient assignés ses fondateurs pour saisir la contradiction entre leur motivation initiale et son instrumentalisation par certains hommes politiques Mbéti. ’Il est créé à Brazzaville le 1er septembre 1975, une Association d’Entraide Mutuelle dénommée Ballet Traditionnel ’Ovouniki-Mbéti’ (B.T.O..M), conformément aux textes en vigueur notamment la loi du 1er juillet 1901, la loi N°19/60 du 11 mai 1960, toutes relatives aux contrats d’Association. L’Association créée est dénommée ’Le Ballet Traditionnel Ovouniki-Mbéti’ (B.T.O.M.) qui regroupe les ressortissants des Districts d’Ewo, Kellé, Mbomo, P.C.A. d’Etoumbi et de Mbama sous l’initiative de Monsieur Okissi Joseph, Président fondateur’ (Art Ier du Statut, p 1). Leur motivation est explicitement clarifiée dans le préambule du règlement intérieur de l’association. ’ Si la vie dans les agglomérations urbaines désagrège les liens familiaux et ethniques, il n’en demeure pas moins vrai que les traditions et les coutumes elles aussi à cause du brassage humain, des influences extérieures et certains mécanismes internes subissent des métamorphoses, si elles ne sont pas canalisées, risquent de connaître des aboutissements malheureux. Il convient de rappeler ici que la solidarité qui a toujours caractérisé la vie au village et dans notre société traditionnelle a disparu. Ainsi, la création de la mutuelle dénommée BalletTraditionnel Ovouniki-Mbéti (B.T.O.M) est la conscientation d’une nécessité longtemps ressentie par les Mbétis résidents à Brazzaville, afin de consolider les liens de fraternité, l’unité nationale, l’esprit patriotique et l’amour pour le travail puis de faire valoir leur culture’ (préambule du règlement intérieur, p 1).

Précisons que l’association Ovouniki-Mbéti est inspirée essentiellement du Ndjobi tant au niveau des chansons, de la danse, des accessoires de danse, des tam-tams... Sauf l’organisation et le fonctionnement de sa direction sont fondés sur les dispositions législatives relatives aux associations en milieu urbain. Ces dispositions ont conduit les fondateurs de l’Ovouniki-Mbéti à soustraire de son fonctionnement tous les rituels sacrés du Ndjobi pour n’en garder ceux qui sont liés à la socialisation, à la distraction et à la valorisation de la culture Mbéti. C’est pour cela qu’il est l’affaire de tous les Mbéti à Brazzaville : initiés et non-initiés, hommes et femmes, ouvriers et fonctionnaires... D’ailleurs son fondateur Okissi n’était pas initié au Ndjobi à l’époque de son initiative. Et l’idée de faire de l’Ovouniki-Mbéti une affaire de tous les Mbéti répond à la fois aux objectifs affichés dans son statut et son règlement intérieur, et à la nécessité éprouvée par les Mbéti de Brazzaville de se démarquer des Ngaré avec lesquels ils ont en commun la danse de Lénguéké et certains aspects culturels. La danse lénguéké, par exemple, est souvent une source d’amalgame entre les deux groupes ethniques. D’où la précision symbolique dans la formulation du nom Ovouniki-Mbéti qui signifie le rassemblement des Mbéti.

Mais la vocation d’entraide mutuelle et de rassemblement des Mbéti clairement stipulée dans le statut et le règlement intérieur de l’Ovouniki-Mbéti définie sera dévoyée à des fins politiques par certains membres de cette communauté. Notamment par G. Emouéngué, instituteur de formation et membre du P.C.T, qui avait acquis une expérience d’agent de propagande politique consécutive à une formation idéologique dans un pays de l’Europe de l’Est et à l’animation des émissions politiques à la radio nationale... Il a enseigné pendant quelques années la philosophie marxiste dans un lycée de Brazzaville avant de devenir Maire du 5è Arrondissement de Brazzaville.

C’est à partir de l’assassinat du président Marien Ngouabi (le 18 mars 1977) et de l’émotion qu’il suscita que l’Ovouniki-Mbéti, comme la plupart des groupes de danse de Brazzaville, participe au concert de louanges à l’endroit du pouvoir et à l’illustre disparu et à la stigmatisation de l’impérialisme accusé officiellement d’avoir armé ses valets pour commettre cet acte’. Mais l’instrumentalisation des associations ethniques prend une ampleur exceptionnelle au lendemain du 5 février 1979 après l’éviction du pouvoir de J.J Yombi-Opango (qui incarnait la bourgeoisie compradore selon la campagne menée par les membres pour justifier son limogeage), l’incarcération en prison de ses partisans et l’installation du Comité Préparatoire chargée de préparer le congrès extraordinaire du P.C.T. du 24 au 31 mars1979. Il est dirigé par l’ancien Vice-Président du C.M.P. Dans ce contexte politique, les structures de propagande du P.C.T., la troupe nationale du théâtre et les groupes de danse retrouvent un rôle déterminant. Leur rôle sera de légitimer le limogeage de J.J. Yombi-Opango et la nécessité de changer le régime. Cette campagne de légitimation du Comité préparatoire a été parfaitement organisée par la troupe nationale de théâtre dans une émission appelée ’ scène de vie courante’. Elle s’est illustrée par une caricature des partisans du Président déchu et une stigmatisation de leur comportement ostentatoire et licencieux. Elle avait même attribué le sobriquet Molinga (la fumée en langue Lingala) à un personnage imagé du pouvoir. Et la célèbre phrase ’Molinga akomi civile, chemise ya nylon énzuluki’ qui symbolise depuis 1979 le délabrement matériel de certains anciens hommes politiques.

Traduction littérale : Molinga est devenu civile, la chemise en nylon est délavée.

Cette phrase ironisait sur le sort des anciens responsables politiques et administratifs du régime déchu. Ils étaient des intouchables, des omnipotents qui sont redescendus très bas au point qu’ils sont devenus méconnaissables, même par leurs tenues vestimentaires.

Il faut dire que ’l’instauration d’un régime d’exception par la junte militaire au pouvoir après l’assassinat du Président M. Ngouabi avait, selon N. N membres du P.C.T., étouffé la dynamique du parti. La ferveur révolutionnaire des membres du parti avait cédé le flanc à une torpeur consécutive à cet acte odieux. C’est comme s’il (M. Ngouabi) avait emporté toutes nos espérances avec lui. L’annonce de la chute du régime Yombi et de la tenue d’un congrès extraordinaire du P.C.T. a servi de déclic. Les Congolais avaient retrouvé l’ambiance des grandes kermesses organisées par le pouvoir. Et toutes les structures du parti comme l’U.J.S.C., l’U.R.F.C., la C.S.C., l’A.C.A.P..., les groupes de danse ont retrouvé leur rôle dans la dynamique du parti. Dans ces conditions, les grandes manifestations publiques sont redevenues, par extrapolation, un élément important dans le fonctionnement du P.C.T. Elles sont essentielles dans le rapport entre les gouvernants et les gouvernés dans la mesure où elles apparaissent, par la participation faible ou forte de la base, comme un indice de la popularité des hommes politiques’.

Elles pouvaient rassembler plus de 100 000 personnes et transformaient en plébiscite pour le pouvoir. Cet engouement populaire pour ces événements se soldait parfois par des morts et des blessés. Ce fut le cas lors d’un meeting organisé la mairie d’Ouénzé, quelques jours avant le congrès de mars 1979, présidé par le Capitaine Florent Ntsiba (ancien porte-parole du C.M.P. et membre du comité préparatoire du congrès extraordinaire du P.C.T.). Il eut 3 morts et plusieurs blessés. L’une des victimes avait succombé à une crise cardiaque pendant qu’il dansait ; les deux autres étaient tombées d’un arbre quand la branche cédait sous leur poids de ceux qui étaient assis.

Dès lors, on saisit l’importance accordée par le pouvoir politique aux groupes de danse ou aux grandes kermesses dans la perspective de sa légitimation et de sa prise de distance avec l’ancien régime. C’est aussi pour donner l’impression que les futurs dirigeants seront les représentants du peuple et que le pouvoir sera en osmose avec celui-ci. Dans cette perspective, la réussite d’une manifestation servira de tremplin pour les principaux organisateurs.

Concernant l’instrumentalisation de l’Association Ovouniki-Mbéti, elle peut être étayée par deux faits politiques qui ont lieu à Brazzaville entre 1982 et 1991 et ont focalisé pendant un certain temps l’attention de l’opinion publique. Ils ont aussi mis en évidence de l’importance de cette association pour certains protagonistes de ces affaires. Il s’agit de la déstabilisation politique de G. Emouéngué, Député-Maire de Brazzaville par ses adversaires au sein du PC.T. et la tentative d’arrestation par le pouvoir des auteurs d’une note acerbe (sous l’étiquette des Associations Mutualistes des Ressortissants de la Cuvette-Ouest) au président de la République en août 1990.

La déstabilisation de G. Emouéngué avait commencé par une rumeur persistante véhiculée dans tout Brazzaville annonçant le limogeage du député-maire avant le terme de son mandat de cinq ans. Cette rumeur reposait sur deux arguments très pertinents dans un système marxisant : le détournement des fonds publics et l’incompétence. Ses adversaires concentraient leurs critiques sur la construction de sa villa de plus 25 pièces (selon ses détracteurs et la rumeur publique) et le détournement des fonds de la société des transports en commun de Brazzaville (S.T.B.). Ainsi la villa de G. Emouéngué située dans le ’quartier pétrole’ (désigné ainsi parce qu’il avait connu une évolution considérable pendant le boum pétrolier des années 80 et beaucoup d’hommes politiques avaient construit des villas) était devenue tout Kellé et Pegaso, le nom du constructeur espagnol des bus de la S.T.B était décliné en ’Pendant (pour le P) qu’Emouéngué (pour le E) gaspille (pour le Ga) Sassou (pour le S) et observe (pour le O) ’. Les graffitis portants cette phrase étaient régulièrement inscrits sur les bus couverts de poussière lors des escales du Marché Total à Bacongo, à Makélékélé ou à Moukondo.

Kellé est le chef-lieu de la préfecture du même nom où les Mbéti sont originaires. ’Or désigner la villa de G. E. par tout Kellé est, selon un ancien secrétaire aux relations extérieures de l’Ovouniki-Mbéti, implicitement dire qu’elle appartient à sa communauté d’origine et qu’elle peut s’y abriter. C’est surtout signifier la faiblesse numérique et politique des Mbéti à Brazzaville. C’est enfin identifier les Mbéti à l’ostentation et à la démesure de l’homme politique. Les Mbéti se sentaient concernés par cette campagne qui vise un des siens et se voyaient dans l’obligation de le soutenir’. L’affaire G. E. était en passe de devenir une affaire ethnique – comme le furent l’assassinat du président M. Ngouabi attribué au capitaine de l’armée Kikadidi d’origine Kongo qui jeta l’opprobre sur tous les Kongo ou le limogeage. Ils étaient tous des assassins. Ceux en qui il ne fallait pas faire confiance. Allusion faite à l’épouse (kongo) du défunt chef d’Etat qui aurait trahi son époux au profit des siens. Cette allusion est aussitôt relayée dans les arrondissements de Poto-Poto, Ouénzé, Talangaï dans une phrase d’une des chansons du groupe Itouri-Ikanga : ’Bangouna babomi Marien: les ennemis ont tué Marien’. Cette phrase a été déformée en ’Bakongo babomi Marien : les Bakongo ont tué Marien’.

Le soutien des Mbéti à G. E. ’ a consisté, selon B. L. ancien Secrétaire chargé des relations de l’Ovouniki-Mbéti, en une démarche (de la direction de l’association) visant à obtenir l’accord des groupes de danse les plus importants de Ouenzé, de poto-Poto, de Talangaï et de Moungali pour qu’ils ne participent pas à la campagne de déstabilisation contre le Maire. Nous avons offert des dons à ces associations comme gage’.

La deuxième phase de la réaction contre la déstabilisation du député-maire fut l’organisation par les dirigeants d’Ovouniki-Mbéti (sous l’initiative de ce dernier) d’une soirée de danse à son siège de Talangaï. Elle se transformait en plébiscite pour le député-maire de Brazzaville. Les participants y dénonçaient aussi les malversations financières organisées par les détracteurs de G.E et connues des Brazzavillois.

La mobilisation des Mbéti et de ses partisans a -t-elle influé sur l’éviction annoncée de G.E. du poste de maire de Brazzaville ou sur sa carrière politique. Répondre à cette question par l’affirmative ou la négative serait un peu simpliste. On peut néanmoins observer qu’il a été relevé de ses fonctions de maire et nommé ambassadeur en Chine. Beaucoup d’autres facteurs sous-jacents doivent être pris en compte pour expliquer ou analyser certaines décisions politiques. Il importe aussi d’insister sur l’importance de la rumeur politique au Congo. Elle est souvent organisée par les hommes politiques pour jauger son impact public et politique d’un acte pour agir par la suite. On peut citer en exemple la rumeur persistante à Brazzaville en novembre 1978 évoquant le désaccord entre le Vice-Président du C.M.P et un ses membres Pierre Anga et annonçant l’éviction du second. La rumeur sera confirmée avant la fin de l’année 1978 par la suspension du C.M.P. du Capitaine Anga.

L’opposition à la tentative d’arrestation des auteurs de la note (voir annexe) au chef de l’Etat en août 1990 (dont le contenu ne lui avait pas plu) marque un tournant dans la dynamique de l’association Ovouniki-Mbéti. Car les auteurs de la note sont tous originaires de l’actuelle Cuvette-Ouest et appartiennent aux groupes ethniques Kota, Mbéti, Mboko et Tégué. Ils agissent sous le couvert des associations Lessampari, Oyessi et Bana-Mbomo qui regroupent les membres des groupes ethniques ci-dessus. Et devant la menace de plus en plus pressante de leur arrestation par la police politique, les auteurs de la note voulaient susciter autour d’eux un élan de sympathie ethnique en donnant l’impression que leur action servirait la cause de ces communautés. Leurs membres à Brazzaville devaient s’unir pour s’opposer par tous les moyens à l’action de la police politique. Mais comme les associations Lessampari, Oyessi et Bana-Mbomo n’ont pas encore acquis la notoriété équivalente à celle de l’Ovouniki-Mbéti, ils s’adresseront aux dirigeants de celle-ci pour organiser une manifestation unitaire publique. Les signataires ont réussi à faire accepter à certains membres de leurs communautés que le pouvoir politique s’acharne sur les leurs sans de véritables raisons. Cette conviction fit que l’opposition à la tentative d’arrestation des signataires s’est constituée autour de deux axes : la surveillance par les partisans du mouvement de la villa dans laquelle se tenaient les réunions du collectif des associations des originaires de la Cuvette-Ouest et où les dirigeants du mouvement étaient rassemblés pour qu’ils ne soient pas interpellés par la police ; l’action publique fut l’organisation d’un rassemblement public au siège d’Ovouniki-Mbéti. Il eut pour objet de rendre publique la tentative d’arrestation qui n’était connue que des seules personnes concernées. Au cours de la manifestation, les orateurs s’efforçaient de démontrer l’importance de la démarche des signataires de la note au Président et le risque qu’ils encouraient si leurs communautés d’origine ne se mobilisaient pas pour eux.

Rappelons que ce type d’action avait déjà conduit en prison deux hommes politiques Koukouya et Ngangoulou (M. Miérassa et M. Ngongara) pour sédition et tentative de renversement des institutions. Cette qualification, dans la phraséologie du pouvoir, montre la gravité de l’acte dont la sanction devant les tribunaux d’exception est souvent l’emprisonnement pour une décennie. Ce que redoutaient les Mbéti était à la fois l’élimination physique des leurs et la marginalisation définitive de leur élite dans les institutions nationales en cas d’échec de leur action. Il faut souligner que les auteurs de cette note dramatisaient leur situation pour paraître comme des martyrs du pouvoir. Enfin de compte, le pouvoir abandonna sa décision qui a été considéré comme une victoire des opposants. En réalité, il faut interpréter cette décision du pouvoir dans la perspective de l’effondrement du bloc communiste et de l’U.R.S.S. et du fameux sommet franco-africain de la Baule où le président F. Mittérand demandait aux chefs d’Etat africains de démocratiser leur régime. Il faut aussi inscrire l’abandon de l’arrestation des signataires de la note dans un souci d’apaisement parce que le Congo connaissait beaucoup de mouvements sociaux et la fragilité du pouvoir devenue trop perceptible.

Ces deux exemples montrent l’importance que les hommes politiques ont donné aux associations communautaires à Brazzaville au point qu’elles apparaissent dans certains cas comme des groupes de pression. Elles sont devenues le lieu d’expression des catégories sociales qui ne participent à la gestion du pouvoir. C’est ainsi qu’elles mènent, dans leurs chansons, une réflexion critique sur le fonctionnement du système politique, le népotisme, le sectarisme, les abus de pouvoir, le détournement des fond publics, l’inimitié ou la trahison en politique... Le changement d’orientation des groupes de danse n’étant pas du tout apprécié des hommes politiques est sanctionné. Ainsi l’interdiction d’activité du groupe Ekongo (des Kouyou) par le Comité préparatoire du Congrès extraordinaire du P.C.T. le 10 avril 1979 à Brazzaville pour l’organisation d’une manifestation publique (dans la nuit du 5 au 6 février1979) en soutien au Président déchu et l’interdiction de diffusion sur les antennes de la radio nationale d’une des chansons du groupe Itouri-Ikanga ont été les sanctions les plus symboliques touchant les groupes de danse.

Ces groupes de danses de témoignaient leur soutien au Général Yombi-Opango (évincé de la Présidence de la République le 5 février 1979) et de stigmatiser cette sorte de trahison de son successeur (qui fut la 2ème personnalité du régime pendant 21 mois). Mais la chanson du groupe Itouri-Ikanga (des Mbochi de Boundji) intitulée Avogo badja ako awoura tsé obégué a été explicite et visait le président du comité préparatiore du Congès extraordinaire

Traduction littérale de la chanson : Les souris qui mangent les pieds viennent du dessous du lit.

En d’autres termes ’ les traîtres sont toujours les proches de la victime ’. Allusion faite aux liens qui existaient entre le président et le vice-président du Comité militaire du parti avant l’événement politique du 5 février 1979 et au comportement du second à l’égard du premier. La chanson dénonce la trahison et l’inimitié en politique. Elle fait remarquer que la confiance n’exclut pas le contrôle. Les partisans de l’ancien président lui reprochaient sa confiance aveugle envers son vice-président qui a permis à ce dernier de s ‘emparer du pouvoir.

Les associations communautaires n’ont qu’une influence symbolique dans la mesure où elles ne participent à l’élaboration du projet social ou de la politique du pays. Mais elles sont à la faveur de certains événements politiques une sorte de partis ethniques jouant le rôle dévolu aux syndicats et aux groupes de pression. Cette transposition de rôle fait du P.C.T. une sorte de confédération d’associations ethniques et du gouvernement celle des régions; d’où l’institutionnalisation du système de cooptation de certaines personnalités qui ne sont pas représentatifs de leur communauté ou de leur région d’origine.

L’analyse de l’instrumentalisation du Ndjobi à Brazzaville met en évidence son importance dans le vécu des Mbéti (même éloignés de leur région d’origine) et celle des groupes ethniques dans les mécanismes d’organisation du pouvoir politique au Congo. Et ce malgré la focalisation du pouvoir sur l’unité nationale qui a tendance à occulter l’affirmation ethnique. Il est aussi intéressant d’observer que les Mbéti de Brazzaville –initiés et non-initiés, femmes et hommes- se sont appropriés le Ndjobi au même titre que ceux du monde rural ; au point que l’assimilation du Ndjobi à une association de sorciers véhiculée par le pasteur Ambéni et certains Mbéti n’ont pratiquement aucun répondant à Brazzaville. Mais cette tendance à s’identifier au Ndjobi peut avoir des incidences négatives lorsque, par exemple, un Mbéti ou un initié a un comportement réprouvé par la norme du Ndjobi.

Enfin, l’instrumentalisation des associations dans les villes est très manifeste au Zaïre (actuel R.D.C.) avec le groupe Salongo... ou au Gabon avec le groupe Kounabéli...) et probablement dans d’autres pays d’Afrique. Elle est devenue le faire-valoir d’une certaine osmose entre les hommes politiques et la population ; donnant ainsi une forme particulière à cette relation et donnant au pouvoir une certaine crédibilité sociale.