Conclusion

L’originalité du Ndjobi est caractérisée par son ambivalence. Il est identifié à la fois comme un danger social et comme une structure du système Mbéti. En effet le Ndjobi est, selon les initiés, un danger social que seuls les Mvandé sont capables de circonscrire et de contenir dans des limites bien définies, et de transformer en une force bénéfique pour la communauté tout entière. Cette dangerosité est symbolisée par l’éloignement du fouoyi et du nkobè du village, par les mesures préventives et les interdits liés à leur fonctionnement et à l’organisation des principaux rituels réservés aux initiés, par l’usage des objets symboliques (censés être dangereux pour les non-initiés) lors des rituels publics, par la catégorisation des initiés et surtout par la non-adhésion des femmes et des adolescents. Les femmes et les adolescents, étant considérés comme vulnérable face au danger du Ndjobi, doivent être protégés par les hommes pour les unes et les adultes pour les autres.

L’usage des objets rituels, qui contiennent et font exprimer cette dangerosité, renvoie à un pouvoir magique, omniprésent, impartial et transcendant. Et pourtant le contrôle de ce pouvoir conçu par l’homme lui échappe dès que sa dynamique est enclenchée. Il ne peut non plus modifier son orientation. Ce qui sous-entend sa supériorité et son indépendance face à l’homme. Ses deux caractéristiques donnent au Ndjobi l’apparence d’une création divine et surtout rendent crédible l’idée de sa dangerosité et de sa transcendance. C’est aussi la transformation de ce danger en une force bénéfique pour tous les Mbéti et en un instrument de lutte contre la sorcellerie qui différencie le Ndjobi d’une association de sorciers ou d’une pratique sorcellaire. Mais il demeure un danger pour les déviants, les sorciers et pour les esprits maléfiques.

Malgré sa dangerosité, les Mbéti considèrent le Ndjobi comme une structure indispensable à la dynamique de leur système. C’est pourquoi, il est une propriété indivise des Mbéti (initiés et non-initiés) comme le sont leur langue, leur histoire, leur mode de stratification...  Il intervient dans divers domaines de la vie du Mbéti. C’est à ce niveau qu’on peut situer les raisons de son rapide essor dans le pays. C’est aussi à travers ses raisons qu’il faut saisir l’identification des Mbéti à cette société initiatique et le rôle de plus en plus important qu’ils lui attribuent dans leur système.

L’ambivalence du Ndjobi repose aussi sur son mode d’adhésion. L’adhésion au Ndjobi est à la fois volontaire et contrainte. Cette double caractéristique est souvent méconnue des groupes ethniques non-Mbéti ou non-Tégué... Ces groupes privilégient souvent le principe de la contrainte. Si bien qu’ils ont recours au Ndjobi en cas de conflit intra-lignager ignorant qu’une personne soupçonnée d’un acte de sorcellerie, par exemple, a le droit de refuser les épreuves ordaliques qui nécessitent avant tout l’initiation des protagonistes. Tout comme les Mbéti qui n’appliquent pas, en cas de conflit, le principe de la liberté de choisir une démarche à sa convenance sans être contraint à l’initiation. Ce comportement des Mbéti et des non-Mbéti peut être expliqué par la forte pression exercée par les membres de leurs lignages sur les protagonistes et par l’impression qu’appliquer les principes de la liberté de choisir et de la non-contrainte sous-entend une reconnaissance implicite de sa responsabilité dans un acte délictueux. Accepter l’initiation c’est surtout affirmer sa personnalité. En ce sens l’initiation n’est plus un acte volontaire mais un acte subi. Et privilégier la contrainte au détriment d’autres principes laisse souvent penser que le fonctionnement du Ndjobi est fondé sur la contrainte, la violence et la privation de droit. Ce qui donne aussi l’impression que la personne soupçonnée subit la loi du Ndjobi sans avoir une voie de recours. Dans ces conditions, le Ndjobi devient un instrument partial contrôlé par les initiés. Cette appréciation va à l’encontre de la perception des groupes ethniques qui le pratiquent.

En outre, l’originalité du Ndjobi provient de la nature de la danse qui, naguère, était organisée sous forme de rite précédant les razzias, les guerres inter-ethniques ou tout acte symbolique pouvant avoir des conséquences dramatiques. Dans ces conditions, elle avait pour objet de démontrer la force des organisateurs, de les protéger contre la force maléfique des ennemis en la neutralisant. C’est pour cela que les officiants de ce rite utilisaient des objets symboliques considérés comme dangereux ; notamment le feu, l’ossèlè, des amvouli, des antsiémi, les objets et des mixtures maléfiques, et diverses invocations qui font appel aux pouvoirs mortels de certains esprits mythiques, ancestraux, gémellaires... Elle caractérisait aussi l’importance, la gravité ou la solennité d’un événement tel que l’intronisation d’un chef clanique, ses obsèques ou celles d’un chef lignager, la capture d’un troupeau de buffles ou de phacochères... Aujourd’hui la danse du Ndjobi est l’unique moment public où les Mbéti (les Mvandé-officiants) utilisent encore ces objets symboliquement dangereux et où ils abordent publiquement et sans détours le thème de la mort d’un déviant ou de la sanction mortelle. La mort d’un déviant est considérée comme une sanction normale correspondant à la faute commise. C’est par cette dramatisation publique à travers les invocations, l’appel à la sanction mortelle que les Mvandé confirment publiquement la dangerosité du Ndjobi et donnent l’impression qu’il est une association de sorciers. D’ailleurs leur comportement a pour objet d’entretenir une sorte de psychose de l’insécurité et de signifier le recours systématique au Ndjobi grâce à son pouvoir infaillible, inépuisable et fiable. Ce qui n’est pas de nature à clarifier les choses mais plutôt à les rendre complexes.

C’est aussi parce que la société initiatique Ndjobi est l’une des composantes du système magico-religieux et du système structurel Mbéti la plus actualisée, dynamique et représentative de l’ethos Mbéti qu’elle est spécifique. Elle est la plus actualisée dans la mesure où elle a connu plusieurs changements et adapté, dans le temps et dans l’espace, sa philosophie, son organisation, son fonctionnement, certains objectifs, son mode d’action, ses catégories normatives... par rapport aux attentes sociales, aux rapports inter-ethniques et interraciaux ou interinstitutionnels et aux phénomènes sociaux. Cette actualisation se caractérise par la diversité de ses versions et sa multifonctionnalité qui reflètent la complexité de la réalité sociale. Ainsi le Ndjobi est, par exemple, passé du statut de société initiatique à celui d’association ethnique et de groupe de pression dans le système politique congolais par le biais de l’association Ovouniki-Mbéti à Brazzaville; ou du statut de société initiatique réservée à une catégorie sociale donnée à une société initiatique populaire, d’une structure de renforcement du pouvoir à un appareil de lutte contre les attaques en sorcellerie, de sécurisation et de protection des hommes... Cependant elle a conservé une constance dans sa ses fondements, dans l’usage de ses objets symboliques et surtout dans la composition de ses mixtures et de sa puissance magique.

Le dynamisme du Ndjobi est caractérisé par son actualisation, son adaptation aux multiples changements sociaux, politiques, culturels et économiques intervenus au Congo et au Gabon, son instrumentalisation politique à Brazzaville et par son impact intra et extra-ethnique. Notamment dans la lutte contre les différentes formes d’attaques en sorcellerie, la thérapie des maladies et le règlement des conflits liés à ce phénomène... qui ont longtemps été des faiblesse du système Mbéti, et où les Mbéti étaient tributaires du savoir-faire des devins-guérisseurs des groupes ethniques Kouyou, Makoua, Mbochi... Or depuis une vingtaine d’années, cette tendance s’est inversée au profit des Mbéti, c’est-à-dire du Ndjobi (jugé fiables par ces derniers) ; faisant de lui un antidote universel contre les différents types d’agressions sorcellaires chez ces groupes ethniques et chez les Mbéti. Tout comme le Mbéti est redouté et redoutable pour son pouvoir magique.

Enfin, le Ndjobi est un des éléments le plus représentatif de l’identité Mbéti par lequel tous les autochtones s’identifient et sont identifiés par les autres groupes ethniques de la Cuvette et du Congo. Cette identité est caractérisée ici par la nature de sa danse, par l’usage de la langue Mbéti comme langue religieuse, par le type et le contenu des chants, des contes, des légendes, par l’usage des objets symboliquement dangereux (comme les antsiémi et les amvouli, le feu...) lors des rituels publics et par l’évocation des esprits ancestraux, gémellaires et cosmiques Mbéti qui reflètent la vie, l’histoire, les habitudes, la manière de s’exprimer, d’agir des Mbéti ou leur conception du monde et de l’être, leur mode d’organisation du système magico-religieux, leur mode de stratification sociale... C’est pour cela qu’il est défini comme la synthèse des différents constituants du système général Mbéti. Cette diversité débouche sur une multifonctionnalité focalisée sur la socialisation, l’éthique, la lutte contre les différentes sortes de sorcellerie, la sécurisation et la protection des hommes, le règlement des conflits spécifiques à la sorcellerie, le traitement de certaines maladies, le contrôle social, la moralisation de la vie publique, la valorisation des capacités naturelles de l’homme au détriment des objets magiques dans la production des biens matériels, la réhabilitation du système lignager... C’est à travers cette multifonctionnalité et la fiabilité de ses rituels que le Ndjobi a connu un essor rapide dans le pays Mbéti, ayant en outre des incidences extra-ethniques considérables. Les multiples initiations des membres des autres groupes ethniques du Congo sont probablement l’un des indices de la perception positive qu’ils ont du Ndjobi. Ainsi le rituel ordalique (l’un des plus pratiqués) a permis dans la plupart des cas de résoudre des affaires de suspicion ou d’accusation d’agressions sorcellaires qui ont souvent détérioré les rapports sociaux dans un village ou un lignage...

C’est dans le domaine de la socialisation que l’on observe les effets du Ndjobi tant chez les initiés que chez les non-initiés Mbéti, par exemple, résidant en ville. On constate que malgré leur éloignement du pays d’origine, ces derniers respectent scrupuleusement les catégories normatives du Ndjobi comme s’il y avait une épée de Damoclès magique suspendue au-dessus de leur tête. Cette société initiatique a réussi à imposer ses catégories normatives qui définissent la normalité comportementale et la déviance. Ce qui apparaît comme une violence normative limitant la liberté individuelle. Ainsi l’interruption volontaire d’une grossesse en ville (considérée ici comme un homicide volontaire quels que soient les motivations de son auteur homme ou femme) est devenue un facteur d’éloignement de certains citadins de leur terroir. Ils redoutent d’être victimes d’une sanction magique de retour au village pour ceux qui y ont momentanément échappé.

Mais la multifonctionnalité donne aussi une image contrastée du Ndjobi lorsque l’observateur ne peut établir la distinction entre une société initiatique et une association de sorciers dans le domaine très complexe des agressions sorcellaires. Car les secrets qui entourent les rituels importants de la première et les mécanismes de la réalisation des actes sorcellaires pour la seconde, leurs conséquences mortelles, la similarité de la symbolique de certains objets rituels rapprocheraient l’une de l’autre. Ce qui suscite beaucoup d’interrogations. Par exemple, comment le Ndjobi peut-il lutter contre les agressions sorcellaires sans être une association des sorciers? Comment les Mvandé peuvent-ils maîtriser les mécanismes de la réalisation des actes maléfiques sans en commettre? Quelle est la différence symbolique entre la mort attribuée au Ndjobi et celle imputée au sorcier ? Il suffit que les réponses à ces interrogations soient simplistes pour qu’il ait une confusion entre la lutte contre la sorcellerie par le Ndjobi (qui entraîne la mort du sorcier par exemple) et la mort d’une personne orchestrée par un sorcier où les deux utilisent des moyens inconnus de l’opinion publique. Ce type approche des phénomènes jette souvent le discrédit sur certaines structures du système ethnique. Disons que cette confusion n’a lieu pas d’être à partir du moment où l’analyse de la dynamique de ses deux phénomènes est approfondie.

En somme le Ndjobi est devenu au fil des années l’une des structures les importantes du système Mbéti qui a permis à la fois de le valoriser et de le pérenniser en dynamisant ses autres structures, et de le faire connaître chez d’autres communautés du Congo. Mais les incidences croissantes de l’exode rural, de la scolarisation et des mariages inter-ethniques ne vont-elles pas entamer son impact et modifier son évolution ?