A. Panorama des pratiques d’intelligence économique, technique et stratégique

Avant de décrire une organisation d’intelligence technique spécifique pour la R&D, il est intéressant de se pencher plus globalement sur les pratiques de veille et d’intelligence économique dans d’autres entités. Après quelques années de balbutiement, il est maintenant possible de faire un point sur la façon dont ’les grandes entreprises adaptent leurs organisations de veille’20 [SLIM99]. Si le concept d’intelligence économique est maintenant bien connu de la majorité des entreprises, toutes n’ont pas encore fait la démarche de l’organiser efficacement. Seules les grandes entreprises semblent avoir pris conscience de la nécessité de cette activité. Mais ’l’outil est encore loin d’être stabilisé’ et maîtrisé, trop souvent jugé optionnel [BOUR00].

Une récente enquête de l’IHEDN21 permet de faire le point sur l’état actuel des pratiques d’intelligence économique et stratégique en France, notamment en terme d’organisation et outils. On retiendra que les entreprises qui ont le plus développé cette activité sont plutôt de taille importante, confrontées à une concurrence internationale très concentrée, et qui ont subi ou détecté des attaques.

On constate ’un impact considérable des choix d’organisation sur la nature et la qualité des axes stratégiques de l’entreprise’ [BOUR00]. Qui dit organisation dit volonté préalable de la direction de mettre en oeuvre un processus de création ou de fédération des activités de veille pour l’aide à la décision. Souvent d’ailleurs le rattachement de l’activité se fait au plus près des responsables de la stratégie. Mais il n’existe pas de modèle d’organisation unique dans les entreprises [LACK00]. On observe en gros deux modes d’organisation : ’soit les fonctions de veille ont été attribuées à un service spécifique, créé à cet effet [...] ; soit ces fonctions sont réparties et attribuées à des services existants’ [SLIM99]. C’est-à-dire que dans le premier cas une équipe a été constituée, et dans le second cas l’activité fonctionne en réseaux plus ou moins formalisés et coordonnés. Cependant cette ’catégorisation’ cache une réalité très hétérogène, en terme de pratiques : il en existe autant que d’entreprises prétendant s’intéresser à la veille [LESC94]. On peut au mieux tirer des tendances, comme par exemple la nécessité d’avoir recours à des correspondants propres à chaque spécialité (métier ou direction). Alors que dans les petites entreprises la direction générale est directement actrice de l’activité d’intelligence économique et stratégique, dans les grands groupes cette dernière est du ressort d’un responsable spécifique. Jusqu’à présent, cette personne a le plus souvent été recrutée en interne, mais une tendance se confirme, c’est la constitution d’un marché des compétences qui permettra d’augmenter la part de recrutements externes [BOUR00].

Nous avons procédé, de 1999 à 2000, à une étude auprès des responsables de l’activité de veille et/ou intelligence technique de grandes entreprises françaises, la plupart du temps possédant un centre de recherche22. Le plus souvent, ils ont mis en place un service qui pilote plusieurs actions de veille à l’aide d’un réseau de correspondants. Parfois, si l’entreprise est très grande, plusieurs cellules thématiques coexistent, certaines étant plus difficiles à identifier et à faire vivre que d’autres.

Il ressort de nos entretiens que l’on peut distinguer plusieurs rôles joués par les différents acteurs de la veille :

  • l’alerte, c’est-à-dire une recommandation rapide sur une information répondant aux préoccupations de l’entreprise,

  • le conseil, l’expertise, en réponse à une question de la direction. Dans ce cas une cellule de veille peut jouer le rôle de coordination entre les avis transversaux, en vue de produire une réponse synthétique.

  • plus classique, l’aspect veille permanente (technologique, concurrentielle...), qui est plutôt du ressort des professionnels de l’information.

On note dans tous les cas l’importance de la phase d’identification des correspondants internes sur lesquels va pouvoir s’appuyer l’activité (voir plus loin une description précise de leurs rôles). La cellule de veille doit donc s’intéresser aux moyens de retrouver facilement la ou les personnes à solliciter, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre.

Les objectifs prioritaires d’évolution de l’activité sont communs, et ce quel que soit le secteur d’activité : une organisation en réseaux et la focalisation sur la phase d’analyse [BOUR00].

La direction générale semble être encore le client privilégié (voire confidentiel) de l’activité, le reste des salariés étant peu souvent sensibilisé et demandeur d’intelligence économique. Trop souvent même l’activité reste isolée, mal connue du reste de l’entreprise. Il est maintenant nécessaire de sensibiliser l’ensemble des salariés, qui ne se mobilisent pas assez sur ce sujet. ’Et pourtant ce sont les hommes et les femmes de l’entreprise, vecteurs d’information, qui peuvent améliorer sans cesse la qualité du processus de décision’ [BOUR00].

En terme d’outils, il ressort de l’enquête de l’IHEDN que ’‘les niveaux de développement de l’intelligence économique et stratégique dans les entreprises en terme d’outils et de méthodes sont très variables’’, et que la formalisation de la pratique dépend de l’état d’avancement dans ce domaine [BOUR00]. Plusieurs produits de veille résultent généralement de l’activité, qui vont d’une lettre régulière à des synthèses plus fournies, en passant par des systèmes d’alertes.

Dans un contexte de R&D, les veilleurs, même s’ils travaillent spécifiquement sur cette activité, sont toujours proches des chercheurs. Certains ont une approche très avancée de l’utilisation d’outils pour la collecte, le traitement ou le partage des informations. Ce cas de figure est surtout celui des cellules de veille plutôt documentaire, c’est-à-dire pilotées par des professionnels de l’information23. Sinon, les outils sont plus rares, et les réunions de réseaux de veilleurs et d’experts restent la règle. Quelques entreprises se sont données les moyens de communiquer, sensibiliser et former les salariés à la veille. Enfin certaines cherchent à diffuser intelligemment le résultat de la veille en fonction des publics cibles24.

Des entreprises ont recours régulièrement à une forme ou une autre d’externalisation dans le cadre de la veille25 : certaines en ont fait l’expérience pour des produits ou pour des dossiers spécifiques : demandes ponctuelles que la cellule ne peut pas traiter, gestion d’achats d’informations, etc. D’après elles, cela permet de ne pas se préoccuper des sources et des outils qu’utilise le prestataire, mais il est essentiel de bien poser sa question initiale, savoir ce dont on a besoin, pour que la prestation soit de qualité. Toutefois, il faut utiliser le résultat de ce travail réalisé à l’extérieur avec précaution, puisqu’il s’agit souvent de données synthétisées en dehors de l’entreprise, donc à replacer dans son contexte pour en tirer des conclusions valables.

Notes
20.

Comme ce titre l’indique, cet article porte sur une enquête menée uniquement auprès de grandes entreprises. Pour une vision de la pratique de la veille stratégique dans les PME-PMI, voir par exemple la thèse d’Elisabeth Chapus ’Une veille stratégique en coopération pour les PMI’, Grenoble II, 1998.

21.

Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale.

22.

Voir le détail de la méthodologie d’enquête en annexe 4.

23.

C’est par exemple une ’super-interface’ d’accès à l’information pré-traitée, avec des options de personnalisation, observée dans une des entreprises que nous avons enquêtée.

24.

Voir par exemple la thèse de Yannick Bigot ’Management des systèmes d’information et activités de veille du Groupe EADS : stratégie de mise en oeuvre des systèmes d’information’, 2001.

25.

C’est ce qui ressort de l’étude menée par Hélène Loubat (Thomson-CSF) sur l’externalisation des activités de veille de 19 entreprises, dans le cadre d’un groupe de travail de la Commission Information pour l’Entreprise (AAAF). Ces résultats ont été présentés le 23 juin 2000 lors d’une réunion plénière de la Commission.