1. L’exemple de France Télécom R&D

Arrêtons-nous quelques instants sur un cas concret de mise en oeuvre d’intelligence technique en centre de recherche26. Depuis 1996, une équipe anime et coordonne les activités d’intelligence technique et stratégique de France Télécom R&D27. Ce terme a été choisi pour désigner une activité qui est au carrefour de la veille technique et stratégique, de l’intelligence économique et en partie de la gestion des connaissances.

Le processus choisi s’inspire des travaux du Professeur Lesca [LESC97], qui décrit la veille stratégique comme une activité visant à tenir compte des évolutions de l’environnement socioéconomique de l’entreprise, et qui implique fortement l’ensemble de ses acteurs. La vision n’est donc pas documentaire, mais déjà tournée vers une forme de gestion des connaissances pour l’action. La phase de ciblage permet notamment l’identification des priorités mais aussi leur redéfinition régulière puisque le processus est itératif. Quant à la notion de création de sens, elle met en oeuvre la faculté de chaque expert et spécialiste d’analyse et de proposition d’ajustement à l’environnement.

L’annexe 6 le décrit de façon schématisée et propose d’expliquer l’application de chaque phase pour le contexte précis de France Télécom R&D.

Ce processus d’intelligence technique et stratégique s’appuie avant tout sur un réseau de personnes : l’équipe animatrice (rattachée à la direction chargée d’élaborer la stratégie) qui coordonne les correspondants des directions. Chaque direction possède au moins un correspondant. Ce sont souvent des experts, déjà sensibilisés à la veille, mais aussi placés au plus proche de la planification et de la stratégie de leur direction. Ils jouent également un rôle d’animateurs de la veille technologique dans leur direction et s’appuient en général sur l’ensemble des chercheurs et en particulier sur les experts thématiques identifiés. D’autres correspondants sont des spécialistes pouvant apporter au réseau une meilleure visibilité ou des alertes sur des thématiques essentielles (normalisation, propriété industrielle et brevets...) ou sur l’évolution technologique d’un pays faisant l’objet d’une surveillance particulière.

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Cette structure montre la démultiplication des réseaux d’une part de veilleurs qui effectuent une veille technologique au niveau des directions et laboratoires de recherche, et d’autre part d’intelligence technique et stratégique au niveau des correspondants28. Le tout est animé par une équipe de pilotage qui fait le lien avec les responsables de la définition de la stratégie.

Les différentes phases du processus sont déclinées en fonction du contexte, des objectifs et des moyens du réseau [BOUC00].

Le ciblage est centré sur les éléments concernant les préoccupations principales de la maison mère. Il ne s’agit pas d’être exhaustifs, de balayer l’ensemble des thèmes potentiels traités par les différentes directions, mais de se concentrer sur ce qui est le plus susceptible d’être utile à la prise de décision. La question sous-jacente doit toujours être la suivante : ’à quoi l’information recueillie nous servira ?’. Mais déterminer les thèmes et les acteurs de l’environnement à surveiller n’est pas chose facile. D’abord parce qu’il faut motiver les décideurs à être actifs dans ce domaine, ensuite parce que le degré idéal de granularité thématique est très subjectif, et enfin parce qu’il faut faire évoluer très régulièrement cette liste, l’objectif n’étant pas de la stabiliser...

La collecte d’information se fait de façon très hétérogène. Chaque correspondant peut s’appuyer sur la veille qui est effectuée au sein de sa direction. Mais tous n’ont pas la même méthodologie : certains par exemple privilégient les informations informelles, les bruits de couloirs, d’autres utilisent les outils qui sont à leur disposition pour rechercher des données, sur internet entre autre, alors que d’autres sélectionnent quelques informations que les veilleurs leur font remonter. Il y a donc les ’traqueurs’, ceux qui vont au devant de l’information, et les ’capteurs’, ceux qui sont au contact de l’information, s’en laissent imprégner. Bien sûr on peut être les deux à la fois, ou alternativement l’un et l’autre. Le travail de chaque chercheur implique un rapport évident à l’information scientifique et technique, mais il peut aussi la traquer activement lors de réunions, colloques et autres salons.

C’est à chaque correspondant d’identifier quelles personnes dans sa direction font de la veille en permanence, ou sont capteurs potentiels. Il se crée ainsi un réseau où circule et se partage toute information utile à la stratégie. Les correspondants ont un véritable rôle de sélectionneur. En fonction du ciblage et de leur expertise, chacun décide de soumettre aux autres correspondants l’information en la leur envoyant sur une liste de discussion.

Des produits de veille correspondant à différents niveaux de besoins paraissent à fréquence régulière. Ils sont élaborés par l’équipe de pilotage sur la base des informations apportées et analysées par les correspondants et des experts. Par soucis d’objectivité, toutes les analyses et recommandations font appel à plusieurs expertises.

La qualité de l’activité du réseau d’intelligence technique et stratégique est mesurée par plusieurs méthodes, la plus pertinente étant liée à l’analyse rétrospective des recommandations faites : quelles actions ont été menées depuis, quelles décisions ont été prises ou pas, et pourquoi. D’autre part, les responsables de l’élaboration du plan stratégique des directions sont régulièrement invités à exprimer leurs remarques et leurs besoins lors des réunions mensuelles du réseau.

Créé dès la mise en place de l’activité d’intelligence technique et stratégique, un site web géré par l’équipe animatrice a pour objectif de :

  • présenter l’activité et l’organisation de l’intelligence stratégique de France Télécom R&D ;

  • présenter les résultats de l’analyse stratégique à travers les bases de données (synthèses de veille, comptes rendus de missions, etc.), la lettre mensuelle, et d’autres documents d’analyse ;

  • proposer des méthodes, sources et outils pour que chacun puisse participer au processus.

Cette présentation de la mise en oeuvre d’un processus d’intelligence technique et stratégique dans un centre de recherche montre clairement la nécessité d’une bonne coordination et animation. Les ingénieurs et les chercheurs ont l’habitude d’effectuer une veille technologique pour les besoins de leurs études, mais ils n’ont pas nécessairement l’habitude d’en partager les fruits. Il existe une forte dominance du technique et la notion d’analyse stratégique impliquant un élargissement des aspects de veille n’y est pas toujours présente. Il aura fallu une période d’un an pour mettre en route le réseau et obtenir des produits réguliers. L’effort est porté sur les échanges continus entre les correspondants du réseau, notamment lors de réunions mensuelles et grâce à une liste de discussion où les débats vont bon train. Un travail est fait afin de renforcer la synergie avec les décideurs de France Télécom R&D, pour que le processus d’intelligence technique et stratégique s’insère directement dans le processus de décision.

Même si le réseau d’analyse fonctionne de manière satisfaisante, des efforts continus sont faits en vue d’améliorer son organisation, les services et les produits proposés. De 1999 à 2000, nous avons effectué une série d’interviews des correspondants du réseau, afin de déterminer leurs profils, la façon dont ils avaient mis en place l’activité dans leurs directions respectives, leurs méthodes de travail, sources et outils, et enfin leurs besoins et souhaits à court, moyen et long terme (voir annexe 8). Même si les choses ont un peu évolué depuis, ceci nous a servi concrètement pour l’élaboration de notre projet (présenté au chapitre 4). En effet, il a été demandé à l’équipe animatrice d’aider à la sélection de sources et d’outils, ce qui a été fait en partie, mais pas assez précisément pour les veilleurs.

La mise en oeuvre d’un processus d’intelligence technique et stratégique à France Télécom R&D, même s’il n’est pas parfait, est un exemple de coopération entre les réseaux de veilleurs, les responsables de la stratégie, et les activités de gestion des connaissances. Par exemple, les recommandations faites ne sont possibles que parce qu’on s’appuie sur l’expertise de spécialistes identifiés. On cherche donc à exploiter au mieux toutes les sources informelles et l’information disponible en interne.

Les problèmes rencontrés sont communs à beaucoup d’autres organismes, mais l’objectif des animateurs du réseau a toujours été de bâtir sur l’existant (les réseaux, les outils, les méthodes), de favoriser l’échange et la circulation des informations en vue de leur utilisation concrète, et de travailler sur l’amélioration de l’organisation, sur l’homogénéité, l’ergonomie et l’utilisation réelle de ce qui est produit.

Notes
26.

Voir en annexe 6 l’article complet ’Intelligence technique et stratégique dans un centre de recherche et développement’.

27.

Appelé CNET jusqu’en 2000, France Télécom R&D est le centre de recherche de l’opérateur, réparti sur 9 sites géographiques ; 7 directions de recherche se partagent les axes stratégiques de France Télécom et les domaines techniques critiques. Il regroupe à ce jour quelques 3000 ingénieurs, chercheurs et techniciens, ainsi que de nombreux thésards. Pour des compléments d’informations, voir http://www.francetelecom.com/rd/.

28.

Le nombre de correspondant varie régulièrement, et le nombre de veilleurs et d’experts est différents d’une direction à une autre.