2. Gestion d’information versus gestion de réseaux

Comme tout processus, celui de la veille a essayé de conceptualiser des étapes qui dans la réalité ne sont jamais aussi bien définies ni respectées. On collecte, sélectionne, analyse, partage en permanence, sans essayer de suivre un modèle. De plus, chaque type d’entreprise ou d’organisme possède ses caractéristiques d’organisation qui induisent une circulation plus ou moins facile, plus ou moins pyramidale ou transversale, de l’information et de la connaissance. Il est donc important d’identifier les flux existants avant d’essayer d’imposer quelque processus ou modèle que ce soit. Cela implique d’observer pour mieux adapter une fonction d’animation, d’amélioration et de fédération de ce qui existe déjà par nature.

Nous notons que la plupart des descriptions de processus de veille font de l’information l’objet central [AFNO98]. Or notre réflexion nous amène à penser que pour l’intelligence stratégique, ce sont plutôt des flux qu’il s’agit de faire circuler entre différents réseaux, certains techniques, d’autres humains. Au-delà de l’information, ce sont les acteurs, qui sont en contact avec elle, qui la transforment en connaissances, qui détiennent les clés de son interprétation, donc de son utilisation adéquate pour l’entreprise, qui sont au coeur du processus. Cette vision des choses permet d’ailleurs de faire un lien plus évident avec la gestion des connaissances : l’interprétation des signaux faibles se fait en fonction des connaissances, des hypothèses et interrogations de l’individu [CARO98]. Par exemple la méthode du puzzle29 est une analogie au processus cognitif de prise en compte, de regroupement et d’interprétation des informations contextuelles par un individu.

L’idéal serait en fait un système de gestion des connaissances de l’organisation sur ses environnements [SALL00] et ses compétences.

Parmi les éléments constituant un laboratoire de R&D, on trouve des personnes, des instruments, des documents et un budget de fonctionnement. Or chacun de ces éléments le lie à un réseau : formel (par exemple contractuel) ou informel (collèges invisibles, groupes de travail, contacts individuels...). Les documents, entre autres, maintiennent le chercheur en contact avec un certain environnement sur lequel il s’appuie. Ce qui est très important, c’est que l’avenir du centre dépend en grande partie de sa capacité à bien gérer tous ces réseaux, et en particulier à anticiper les actions de ses concurrents directs ou indirects.

Nous souhaitons mettre l’accent sur le réseau relationnel : c’est dans une très large mesure la source principale pour capitaliser les informations et les savoirs. On peut choisir de faire de l’intelligence technique avec une ’cellule’ composée de veilleurs spécialistes d’un ou plusieurs domaines, mais on court le risque de produire un travail isolé, sans liaison réelle avec les besoins stratégiques et la vie de l’entreprise. En répondant seulement à des besoins explicites (comme c’est souvent le cas de cellules qui effectuent une veille à la demande), on passe certainement à côté d’informations à forte valeur ajoutée. Il faut plutôt en faire un service d’animation ouvert à toutes les activités, à la fois de veille et d’analyse, c’est-à-dire en faisant appel à plusieurs catégories d’acteurs.

Le recours à ce que C. Marcon et N. Moinet appellent la ’stratégie-réseau’30 est sans aucun doute ce qu’il y aura de plus utile. ’La notion de réseau induit celle de projet commun autour duquel se fédèrent des acteurs travaillant ensemble pour former un système, un dispositif intelligent’ [MARC00]. Pour l’intelligence technico-économique, l’analogie au ’filet qui travaille’ (network) permet de comprendre que l’information qui va être ’pêchée’ ne sera pas uniquement celle qui est attendue, il y aura des surprises qui pourront amener une réflexion sur l’évolution ou les ruptures dans le secteur surveillé.

Il est important de faire prendre conscience à chaque ingénieur et chercheur qu’il est un capteur potentiel. Et comme ’‘l’information qui circule informellement dans les réseaux sociaux sécurise l’échange’’ [KAHN01], la méthode proposée ne doit pas être rigide ni trop ’mécanisée’, mais au contraire être suffisamment souple pour donner l’impression de l’informalité.

L’intelligence technique et stratégique en centre de R&D doit donc aller plus loin que la veille ’classique’ et jouer à fond la carte des réseaux... à commencer par relier les différentes activités de veille, souvent coexistantes mais disparates, dans les laboratoires. Et en intégrant la veille brevet, qui est à l’évidence une des ressources phare de l’intelligence technique31. Des correspondants de ces différents réseaux peuvent donc faire partie de celui de l’intelligence technique.

Si le réseau permet indéniablement des échanges transversaux d’informations dans des structures plutôt ’verticales’, il ne doit cependant pas s’élargir trop au risque de se déséquilibrer. Il est plus profitable de gérer différents réseaux en créant des ’ponts’ entre eux, mais en laissant à chacun l’illusion qu’il appartient à un cercle où il se sent en confiance.

Notes
29.

Rassemblement de signaux faibles : voir annexe 2.

30.

Il s’agit de la stratégie qui consiste à créer ou à activer et orienter les liens tissés entre les acteurs au service d’un projet.

31.

Il n’est pas toujours facile d’intégrer la veille brevet au travail du groupe d’animation de l’intelligence technique. En effet elle demande des connaissances et des outils spécifiques, propres au service qui les gère, et fait d’ailleurs souvent partie de ses missions.