ANNEXE 6 : Article publié par la revue de l’AFDIE n°6-7, avril-octobre 2000, pp. 53-60

‘“Intelligence technique et stratégique dans un centre de recherche : organisation, méthodes et outils, perspectives de développement  - le cas de France Télécom R&D” (D. Boucher, V. Henry)’

Trois éléments concourent particulièrement au succès du processus d’intelligence stratégique dans un centre de recherche : une bonne coordination, une forte animation et une insertion de ce travail le plus naturellement possible dans le processus de décision et d’élaboration du plan stratégique. A France Télécom R&D, nous avons mis en place un processus d’intelligence technique et stratégique en tentant de répondre à ces trois exigences. Depuis plusieurs années, une équipe anime et coordonne les activités de veille et d’analyse stratégique.

Articulées autour d’un réseau de correspondants et d’outils de communication (serveur web, messagerie), l’activité d’intelligence technique et stratégique de France Télécom R&D s’appuie sur une adaptation d’un processus de veille et sur une bonne intégration des méthodes et outils actuellement disponibles. Ayant la volonté d’une amélioration permanente, nous avons en projet le développement d’une plate-forme mieux adaptée aux besoins des utilisateurs de France Télécom R&D.

La maîtrise des compétences critiques pour les télécommunications est une clé du développement de France Télécom. L’atout principal de l’opérateur est son centre de recherche, France Télécom R&D, où quelques 3000 ingénieurs, chercheurs et techniciens, ainsi que de nombreux thésards, développent des services (ceux offerts par France Télécom, ), les réseaux qui doivent les supporter ainsi que les outils de gestion nécessaires). Ce centre est réparti sur 9 sites géographiques, et 7 directions de recherche se partagent les axes stratégiques de France Télécom et les domaines techniques critiques.

1. Historique, organisation et fonctionnement du réseau d’intelligence technique et stratégique

Contexte de mise en place

France Télécom R&D possède plus particulièrement les compétences nécessaires pour détecter les techniques émergentes, anticiper les ruptures technologiques, les évolutions de l’environnement et identifier les sources auprès desquelles France Télécom pourrait obtenir les technologies qu’elle ne développe pas en interne. Il doit encore plus qu’auparavant analyser en permanence les activités de R&D menées par la concurrence et contribuer à l’évaluation, dans un contexte très dynamique, de la pertinence des actions lancées pour préparer les réseaux et services de demain. La recherche, la gestion et la valorisation d’informations font partie des actions essentielles pour atteindre ce but.

France Telecom R&D s’appuie sur une autre entité de la Branche Développement de France Télécom chargée, grâce au travail d’une équipe de professionnels et d’analystes, de correspondants à l’étranger, et de nombreux abonnements en ligne, de mettre à la disposition de l’ensemble de l’entreprise le résultat d’une surveillance d’information concurrentielle et commerciale.

C’est donc tout naturellement dans ce contexte que l’intelligence technique et stratégique s’est développée.

Le processus d’intelligence stratégique s’appuie avant tout sur un réseau de personnes : l’équipe animatrice, rattachée à la Direction de la Stratégie R&D, qui coordonne les correspondants des directions. Chaque correspondant joue également un rôle d’animateur de la veille dans sa direction et s’appuie en général sur l’ensemble des chercheurs et en particulier sur les experts thématiques identifiés. Il utilise aussi le site web maintenu par l’équipe animatrice du réseau d’analyse, qui abrite plusieurs bases de données et joue le rôle d’un véritable outil de communication.

Missions du réseau d’intelligence technique et stratégique

Le réseau d’intelligence technique et stratégique est constitué de trois ’éléments’ : l’équipe coordinatrice, le réseau de correspondants, le site web.

L’équipe coordinatrice a pour mission de :

Les correspondants ont quant à eux pour mission principale de coordonner et animer le réseau de leur direction. Il doivent en particulier :

La fonction de correspondant est difficile et nécessite des compétences variées, autant techniques que relationnelles. Elle implique une grande capacité d’analyse, de perception de l’environnement, et beaucoup d’intuition. Il est indispensable pour sa crédibilité qu’elle soit tenue par des agents expérimentés et reconnus pour leurs compétences.

Le processus de veille et d’analyse

La mise en place de l’activité d’intelligence stratégique à France Télécom R&D s’est faite en collaboration avec le professeur H. Lesca, de l’Ecole Supérieure des Affaires de Grenoble. Depuis de nombreuses années, il travaille sur l’implantation très concrète de la veille en entreprise et préconise la mise en place d’un processus itératif en différentes phases :

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Voici comment chacune des étapes peut être définie et a été déclinée dans notre contexte :

Ciblage : cette phase consiste, pour les responsables et les collaborateurs concernés, à déterminer l’ensemble des acteurs et des thèmes propres à l’environnement du centre qu’il faut surveiller, ainsi que les sources d’information. En effet, puisqu’il n’est pas possible d’avoir une vue exhaustive de notre environnement, il est indispensable de se poser les questions suivantes : Quelles sont les préoccupations principales de la maison mère ? Que voulons-nous connaître exactement ? A quoi l’information récoltée nous servira ?

Cette phase est très importante, et le résultat doit évoluer régulièrement (processus itératif). C’est logiquement la direction qui a la charge d’articuler le ciblage sur la stratégie, en informant le réseau de correspondants, qui à partir de ces préoccupations doivent :

Les challenges de cette phase sont :

Traque (pré-sélection) : cette phase consiste pour les traqueurs, à partir de différentes sources, à détecter les informations ayant un rapport avec les acteurs et/ou les thèmes du ciblage ; elle nécessite une bonne organisation, car il faut bien connaître les sources et les méthodes de traque. On emploie le mot ’traqueur’ car généralement il faut aller au devant de l’information à caractère stratégique, mais dans certains cas on parlera plutôt de ’capteur’, c’est-à-dire de personnes naturellement au contact de l’information dans leur travail quotidien. Les correspondants du réseau identifient les personnes, ingénieurs ou chercheurs, qui dans le cadre régulier de leur activité pourront collecter les informations concernant tel thème ou tel acteur. La traque se fait également lors de déplacements professionnels, à travers des fiches où l’information est collectée par rapport aux thèmes, puis un compte rendu de mission récapitulant les points forts. Cependant, il n’est pas toujours facile d’avoir une bonne visibilité des missions effectuées (visites de salons, participations à des colloques, etc.) dans une entité comme la nôtre.

Sélection : dans cette phase, grâce à leur connaissance et leur capacité d’interprétation, les traqueurs et les correspondants trient les corpus d’informations recueillies en fonction de leur caractère stratégique, du ciblage, et séparent les informations à caractère anticipatif (signaux d’alerte précoce) des informations de positionnement (celles qui permettent de positionner les actions en cours par rapport à celles de nos concurrents : savoir-faire, technologies, services, produits...). Ces critères de sélection dépendant de l’expérience et de la sensibilité des personnes, ils sont souvent subjectifs. Il est donc important qu’il y ait une forte synergie entre les correspondants pour éviter de laisser passer une information pertinente.

Remontée : dans cette phase, les informations affinées sont acheminées vers l’animateur du réseau pour être regroupées dans une base de données et classées par dossiers acteur/thème. Les outils de la remontée doivent pouvoir s’adapter aux types de traques. Des formulaires facilitent la remontée et alimentent les bases de données du réseau d’analyse, notamment les comptes rendus de missions et des informations de type ’info / intox’. Une liste de discussion entre correspondants permet la remontée au réseau de tout ce qui peut concerner plusieurs directions ; dans ce cas les informations transversales sont privilégiées et mènent à des débats via la messagerie.

Stockage : les informations de veille nécessitent impérativement d’être stockées non seulement pour en garder une trace, mais aussi pour pouvoir organiser la création de sens par la suite (cf. ci-après). Comme nous l’avons mentionné, le site web permet de stocker les informations remontées dans des bases de données interrogeables en ligne. L’accès à ces bases est ouvert à l’ensemble du personnel du centre de recherche. Des niveaux d’accès ont été mis en place pour respecter le degré de confidentialité de certains documents. Attention toutefois, l’objectif n’est pas d’archiver pour augmenter le volume des bases. Seuls les documents utiles sont conservés, et comme l’information se périme rapidement, il est préférable de garder l’indication de l’endroit où on peut la retrouver rapidement plutôt que de la conserver. Il faut simplifier la procédure de stockage pour ne pas en faire une tâche trop lourde, et ne stocker que ce qui est vraiment utile.

Création de sens : le réseau de correspondants va analyser et faire des analogies entre les différentes informations fragmentaires collectées, afin de créer du sens et formuler des scénarios d’évolution de l’environnement. Ils pourront par exemple se positionner par rapport aux actions de nos concurrents, chercher à déduire ce qui est en préparation au vu du présent. Comme pour créer un puzzle cohérent (méthode mise au point par H. Lesca), ils assemblent les différentes ’pièces’ à leur disposition (relation entre celles collectées à l’extérieur et celles déjà connues en interne). Attention : toutes les pièces ne sont pas nécessairement trouvées. Il faudra donc faire un effort de synthèse pour placer au mieux les pièces en notre possession, et envisager de façon fiable celles manquantes ; être prudents également dans l’objectivité de l’analyse, car on peut souvent faire dire ce que l’on veut à une information... Cette création de sens demande du temps et un certain recul, mais elle est indispensable avant toute diffusion. De cette capacité dépendra le crédit accordé par la direction à l’activité du réseau d’analyse.

Diffusion et Accès : la mise à disposition des informations issues de la sélection et de la création de sens peut se faire de deux manières : par diffusion, vers un ensemble de collaborateurs identifiés par l’animateur du réseau (push) ou par accès de ces collaborateurs aux informations stockées (pull). La première méthode est notamment appliquée pour la Lettre mensuelle, qui est envoyée par messagerie à de nombreuses personnes, dont les décideurs. La seconde concerne tous les documents accessibles sur le site web, mais un certain nombre d’outils proposent des envois par push (voir ’Produits et services du réseau’).

Action : c’est la phase d’utilisation des résultats de l’analyse : des actions stratégiques ou opérationnelles (demandes d’approfondissements, démarrage ou arrêts d’études, infléchissements, etc.) sont décidées en fonction des hypothèses émises, de leur degré de fiabilité et de la marge de manoeuvre de l’entreprise. Cette étape peut générer une redéfinition de la cible. Ainsi le processus devient dynamique, chaque étape pouvant influencer les autres. Bien sûr il n’est pas toujours évident d’avoir un retour sur les actions ayant découlé du processus d’analyse stratégique, d’autres éléments intervenant dans les prises de décisions. Cependant les marques d’intérêt de la direction sont utiles pour évaluer l’activité et motiver les membres du réseau.

Le site web du réseau

Créé dès la mise en place de l’activité d’intelligence technique et stratégique, le site web a pour objectif de :

La maintenance du serveur, l’alimentation des bases de données et les autres tâches représentent un travail considérable qu’il ne faut pas sous-estimer.

Produits et services du réseau

Des ’produits’ d’analyse sont régulièrement diffusés :

Quelques outils sont actuellement fournis aux personnes qui veulent participer à l’activité d’analyse et de veille : un programme de surveillance de pages web, qui alerte l’utilisateur par messagerie lorsqu’il y a du changement, et un système de push pour créer des profils d’interrogation des bases de données et recevoir automatiquement le résultat également par messagerie.

D’autre part, les correspondants, et à terme des groupes de traqueurs travaillent avec un collectitiel qui leur permet de saisir et classer sous des thèmes les brèves qu’ils collectent. L’objectif de cet outil est de faciliter la conception des puzzles.

Cette présentation de la mise en oeuvre d’un processus d’intelligence technique et stratégique dans un centre de recherche montre clairement la nécessite d’une bonne coordination et animation. Les ingénieurs et chercheurs ont l’habitude d’effectuer une veille technologique pour les besoins de leurs études, mais ils n’ont pas nécessairement l’habitude d’en partager les fruits. Il existe une forte dominance du technique et la notion d’analyse stratégique impliquant un élargissement des aspects de veille n’y est pas toujours présente. Il aura fallu une période d’un an pour mettre en route le réseau et obtenir des produits réguliers. L’effort est porté sur les échanges continus entre les correspondants du réseau, notamment lors de réunions mensuelles et grâce à une liste de discussion où les débats vont bon train. Un travail est fait afin de renforcer la synergie avec les décideurs de France Télécom R&D, pour que le processus d’intelligence technique et stratégique s’insère directement dans le processus de décision. Même si le réseau d’analyse fonctionne de manière satisfaisante, nous essayons en permanence d’améliorer son organisation, les services et les produits. Par exemple, la collecte de l’information doit être améliorée, notamment l’identification des actions locales de veille pour mieux les fédérer, ainsi que les relations avec les centres de documentation.

Nous devons faire des efforts constants pour mieux répondre aux attentes des utilisateurs et les motiver à être actifs. Ce constat nous a amené à une réflexion sur le développement d’un véritable système intégré de gestion de l’information technique et stratégique.

2. ALLER PLUS LOIN : PROJETS DE DEVELOPPEMENT

Tel qu’il est structuré, le site web du réseau d’intelligence technique et stratégique offre un accès aux documents produits par l’activité de veille et d’analyse. Il doit être le reflet du travail de fond effectué par le réseau de correspondants, mais aussi permettre à chacun de se sentir concerné par cette activité. Une structuration par produits et services a donc été décidée.

L’activité du réseau d’intelligence technique et stratégique est surtout connue à travers ce site web et ses produits, visibles sur l’intranet de France Télécom R&D. Il doit être un véritable outil de travail, mais il ne faut pas en alourdir la gestion. Les développements en cours vont donc vers plus de simplicité de maintenance, tout en accordant une importance à la personnalisation des informations ; la tendance actuelle est de faire de ce site un véritable ’portail’ de l’intelligence technique et stratégique, avec une présentation non seulement les documents internes issus de l’activité de veille et d’analyse, mais aussi de l’information collectée sur un site d’informations de France Télécom, et sur des sites externes.

En bref, les thématiques traitées sont les suivantes :

La mise en place d’une plate-forme de gestion de l’information permettra de simplifier le travail de nos ’clients’ en leur facilitant la consultation régulière du résultat de l’activité d’analyse, mais surtout en les incitant à participer activement au réseau d’intelligence technique et stratégique. Elle devra intégrer tous les outils et méthodes actuels et en les complétant pour mieux ’coller’ au processus et aux besoins. Ce système doit être centralisé, accessible à tous à travers l’intranet, et surtout simple d’utilisation (il ne s’adresse pas à des professionnels de l’information mais à l’ensemble des personnes de France Télécom R&D). Il doit également être modulable, c’est-à-dire être utilisée en partie ou dans son intégralité suivant les besoins, et évolutif. Ce dernier objectif sera atteint par l’utilisation de logiciels libres (pas de surcoût si on veut en changer ou les mettre à jour) ou développés en interne (donc complètement intégrées à l’existant).

Ce système sera principalement conçu pour :

Dans le but de préparer ce développement, nous avons mené depuis quelques années une recherche approfondie sur les outils disponibles sur le marché et pouvant être utilisés lors des différentes phases du processus. Nombreux sont ceux qui concernent la recherche et la collecte d’informations. La phase de traitement est couverte par les logiciels d’analyse (statistique, syntaxique, etc.) mais concerne le plus souvent de gros corpus, souvent structurés, ce qui ne correspond pas à nos besoins actuels.

Nous avons choisi de nous limiter à des outils simples et peu coûteux, afin de pouvoir nous adapter d’une part aux besoins de nos utilisateurs, et d’autre part aux évolutions technologiques de ces outils. En fait nous optons assez souvent pour un développement en interne d’applications très adaptées à notre contexte informatique et nos besoins.

Cependant, d’après une étude menée en 1999 auprès du réseau de correspondants, il a été mis en évidence que ce ne sont pas des outils (au sens nouveaux logiciels) dont ils ont besoin, mais de méthodes ou de travail préparé, facilité. En effet le temps à consacrer à la collecte et au traitement de l’information est relativement limité pour tous. La plate-forme devrait répondre à cette demande, et pour s’en assurer elle sera testée auprès d’un groupe d’utilisateurs représentatifs (correspondants et veilleurs/traqueurs d’une direction).

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Via l’interface web (intranet), l’accès à l’information se fera :

On proposera un ensemble d’outils présentés sous forme de fonctionnalités permettant l’automatisation des recherches dans le temps et la réception par messagerie (push) des résultats.

La préparation d’un corpus d’informations externes s’est faite de la façon suivante :

- repérage de sources pertinentes (sites, fournisseurs d’information, forums...) ;

Ces opérations seront lancées à fréquence régulière afin de mettre à jour le corpus créé. Cette façon de procéder permet de faciliter le travail de recherche des veilleurs, par un ’pré-tri’ et un rapatriement des données, mais aussi d’améliorer les temps de réponse en évitant de sortir de l’intranet.

Il est prévu que cette plate-forme intègre touts les contenus et outils déjà disponibles. Les outils développés en interne pour s’abonner à des profils (requêtes automatiques sur les bases de données) ou surveiller des sites seront également adaptés.

Conclusion

De la réussite de l’organisation de l’intelligence technique et stratégique à France Télécom R&D, il faut retenir :

Pour être véritablement utile, l’intelligence technique et stratégique implique la participation active de chaque agent de France Télécom R&D. Il ne doit pas répondre au seul objectif du ’plaisir de savoir’, mais plutôt du ’besoin de savoir’.